Auteur : Lara Bert
« Repenser la philosophie du XVIIe s. Canon et corpus », Dix-septième siècle, n° 296, 2022/3.
Que signifie inclure les femmes dans l’histoire de la philosophie ? Ce numéro montre que cela engage plus que l’ajout de quelques noms à la liste de ceux que l’on considère comme des philosophes. Repenser l’histoire de la philosophie implique une triple redéfinition : une redéfinition de la méthode, en ne considérant plus la philosophie comme des systèmes d’auteurs, mais comme une histoire sociale des débats d’idées (Marie-Frédérique Pellegrin, « Philosophes et philosophesses. Pour une nouvelle histoire de la philosophie moderne », p. 401-416), une redéfinition des objets considérés comme philosophiques, en incluant des problématiques humanistes, pédagogiques ou sociales (Lisa Shapiro, « Canon, genre et historiographie », p. 417-433), et une redéfinition de la philosophie elle-même (Anne-Lise Rey, « Philosophies : féminin pluriel, retour d’expérience », p. 499-511). Une telle remise en question ne peut se faire que si l’on prend en compte l’historicité de nos canons philosophiques. Soit parce que leur constitution est tributaire de contingences et de choix idéologiques (L. Shapiro, ou Delphine Antoine-Mahut, « Figures de Descartes dans l’historiographie française au XIXe s. », 485-498), soit parce que les préjugés des contemporains (Rebecca Wilkin, « Impact, influence, importance : comment « mesurer » la contribution des femmes à l’histoire de la philosophie ? », p. 435-450), parfois intériorisés par les femmes elles-mêmes (Karen Detlefsen, Charlotte Sabourin, « Genre littéraire, méthode et portée de la philosophie : le cas des préfaces de Margaret Cavendish », p. 469-484), ont empêché dès l’origine la réception et la prise en considération des écrits de femmes. Marguerite Deslauriers (« La Querelle des femmes et l’histoire de la philosophie féministe », p. 451-468) s’étonne donc que la philosophie féministe accorde si peu d’importance à l’histoire et à la manière dont des questions féministes ont été posées, par exemple pendant la Querelle des femmes. La prise au sérieux de ces arguments montre que la philosophie féministe a bien une histoire, et que le féminisme gagnerait à s’en nourrir. L’anthologie à paraître de textes de femmes philosophes du XVIIe s éditée par A.-L. Rey nous invite alors à nous ouvrir à une nouvelle expérience de la philosophie.
Néanmoins, en redéfinissant la méthode et les objets de la philosophie pour la faire gagner en extension et inclure ainsi une diversité plus grande de corpus, on risque de perdre de vue sa spécificité et son exigence, qui est bel et bien conceptuelle et systémique. Ranger les problématiques humanistes, pédagogiques et sociales sous l’étiquette de philosophie n’est pas forcément la seule manière de leur donner leur légitimité et leur intérêt. Cette redéfinition entraîne donc deux problèmes. Le premier est le risque d’introduire une confusion dans ce qu’on appelle philosophie – Mme de Guyon peut-elle être tenue pour une philosophe ? Le second est que cette redéfinition de la philosophie, en voulant inclure les femmes, les enferme paradoxalement dans des domaines très genrés. Associer systématiquement des figures féminines aux questions d’éducation, n’est-ce pas mettre un frein à la tension vers l’universalité qui caractérise une pensée libre ? Si, comme le montrent les contributions ici rassemblées, la philosophie gagne à prendre un peu de recul sur l’historicité de ses canons, et si l’on doit incontestablement donner leur légitimité aux femmes intellectuelles du XVIIe siècle, il demeure que ces questions continuent de s’imposer, et que ce collectif les réveille avec intelligence.
Lara Bert (Université de Caen-Normandie)
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Pour citer cet article : « Repenser la philosophie du XVIIe s. Canon et corpus », Dix-septième siècle, n° 296, 2022/3, in Bulletin cartésien LIII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 185-240.