Auteur : Lara Bert
De Peretti, François-Xavier, Descartes et Spinoza. Entre rupture et continuité, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, « Epistémè », 2022.
Ce recueil d’articles se propose de montrer que le rapport de Spinoza à Descartes n’est pas celui d’une critique extérieure, mais que l’opposition de Spinoza à l’auteur des Méditations vient d’une lecture intime, profonde et réfléchie de la pensée cartésienne. Le point fort du recueil est de montrer la diversité des thèmes et concepts travaillés par Spinoza, mettant ainsi en évidence une continuité plus grande qu’on ne le pense généralement entre la pensée de Spinoza et celle de Descartes : Dieu (F.-X. de Peretti, Alexis Pinchard, Igor Agostini, D. Kambouchner), l’imagination et la connaissance (Filippo Mignini, Theo Verbeek), les passions (Yannis Prélorentzos), la volonté (Benoît Spinosa). Une telle démarche met en évidence qu’il n’y a rupture que sur fond de continuité, et contribue tant à la compréhension de la pensée de Spinoza qu’à celle de Descartes.
La mise en œuvre d’une telle hypothèse demande de partir d’une lecture précise des textes cartésiens, afin de ne pas en niveler les thèses, ni d’en supprimer la complexité. Cet effort se manifeste particulièrement dans les articles de F.-X. de Peretti (« Usages et prolongements spinozistes de l’idée cartésienne de causa sui », p. 15-26), F. Mignini (« Imaginatio : histoire d’une idée de Descartes à Spinoza », p. 45-58), I. Agostini (« De la distinction réelle de Descartes à la substance unique de Spinoza », p. 127-139) et D. Kambouchner (« L’impatience du concept. Spinoza critique de la seconde preuve cartésienne de Dieu “par les effets” (Principes de la philosophie de Descartes, I, 7 sc) », p. 161-173), qui évitent les deux écueils d’une telle entreprise, à savoir la comparaison vague et l’excès de détails qui ferait perdre le sens conceptuel et général d’un tel rapport. Prenons l’exemple de l’article de F. Mignini sur l’imagination : il soulève des problèmes d’autant plus complexes sur la nature de la pensée chez Descartes et Spinoza qu’il prend en compte de manière fine l’évolution des conceptions de chaque auteur sur l’imagination, et qu’il en montre les implications éthiques et politiques. On aurait seulement pu souhaiter que l’article, en posant le problème de la nature de l’esprit, soulève la question du troisième genre de connaissance et de l’essence de l’esprit sub specie aeternitatis qui, s’ils ne s’envisagent jamais sans le corps, n’ont pas de lien avec l’imagination. Mais ce manque ne peut que nous inviter à approfondir la question.
Lara Bert (Université de Caen-Normandie)
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Pour citer cet article : De Peretti, François-Xavier, Descartes et Spinoza. Entre rupture et continuité, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, « Epistémè », 2022., in Bulletin cartésien LIV, Archives de philosophie, tome 88/1, Janvier-Mars 2025, p. 232.
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« Repenser la philosophie du XVIIe s. Canon et corpus », Dix-septième siècle, n° 296, 2022/3.
Que signifie inclure les femmes dans l’histoire de la philosophie ? Ce numéro montre que cela engage plus que l’ajout de quelques noms à la liste de ceux que l’on considère comme des philosophes. Repenser l’histoire de la philosophie implique une triple redéfinition : une redéfinition de la méthode, en ne considérant plus la philosophie comme des systèmes d’auteurs, mais comme une histoire sociale des débats d’idées (Marie-Frédérique Pellegrin, « Philosophes et philosophesses. Pour une nouvelle histoire de la philosophie moderne », p. 401-416), une redéfinition des objets considérés comme philosophiques, en incluant des problématiques humanistes, pédagogiques ou sociales (Lisa Shapiro, « Canon, genre et historiographie », p. 417-433), et une redéfinition de la philosophie elle-même (Anne-Lise Rey, « Philosophies : féminin pluriel, retour d’expérience », p. 499-511). Une telle remise en question ne peut se faire que si l’on prend en compte l’historicité de nos canons philosophiques. Soit parce que leur constitution est tributaire de contingences et de choix idéologiques (L. Shapiro, ou Delphine Antoine-Mahut, « Figures de Descartes dans l’historiographie française au XIXe s. », 485-498), soit parce que les préjugés des contemporains (Rebecca Wilkin, « Impact, influence, importance : comment « mesurer » la contribution des femmes à l’histoire de la philosophie ? », p. 435-450), parfois intériorisés par les femmes elles-mêmes (Karen Detlefsen, Charlotte Sabourin, « Genre littéraire, méthode et portée de la philosophie : le cas des préfaces de Margaret Cavendish », p. 469-484), ont empêché dès l’origine la réception et la prise en considération des écrits de femmes. Marguerite Deslauriers (« La Querelle des femmes et l’histoire de la philosophie féministe », p. 451-468) s’étonne donc que la philosophie féministe accorde si peu d’importance à l’histoire et à la manière dont des questions féministes ont été posées, par exemple pendant la Querelle des femmes. La prise au sérieux de ces arguments montre que la philosophie féministe a bien une histoire, et que le féminisme gagnerait à s’en nourrir. L’anthologie à paraître de textes de femmes philosophes du XVIIe s éditée par A.-L. Rey nous invite alors à nous ouvrir à une nouvelle expérience de la philosophie.
Néanmoins, en redéfinissant la méthode et les objets de la philosophie pour la faire gagner en extension et inclure ainsi une diversité plus grande de corpus, on risque de perdre de vue sa spécificité et son exigence, qui est bel et bien conceptuelle et systémique. Ranger les problématiques humanistes, pédagogiques et sociales sous l’étiquette de philosophie n’est pas forcément la seule manière de leur donner leur légitimité et leur intérêt. Cette redéfinition entraîne donc deux problèmes. Le premier est le risque d’introduire une confusion dans ce qu’on appelle philosophie – Mme de Guyon peut-elle être tenue pour une philosophe ? Le second est que cette redéfinition de la philosophie, en voulant inclure les femmes, les enferme paradoxalement dans des domaines très genrés. Associer systématiquement des figures féminines aux questions d’éducation, n’est-ce pas mettre un frein à la tension vers l’universalité qui caractérise une pensée libre ? Si, comme le montrent les contributions ici rassemblées, la philosophie gagne à prendre un peu de recul sur l’historicité de ses canons, et si l’on doit incontestablement donner leur légitimité aux femmes intellectuelles du XVIIe siècle, il demeure que ces questions continuent de s’imposer, et que ce collectif les réveille avec intelligence.
Lara Bert (Université de Caen-Normandie)
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Pour citer cet article : « Repenser la philosophie du XVIIe s. Canon et corpus », Dix-septième siècle, n° 296, 2022/3, in Bulletin cartésien LIII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 185-240.