Auteur : Laure Solignac
Lydia SCHUMACHER, Human Nature in Early Franciscan Thought. Philosophical Background and Theological Significance, Cambridge, Cambridge University Press, 2023, 343 p.
En éditant quatre ouvrages collectifs sur la Summa Halensis en deux ans, Lydia Schumacher s’est imposée comme l’une des meilleures spécialistes actuelles de la pensée franciscaine parisienne d’avant 1250. Depuis son premier ouvrage sur la théorie augustinienne de l’illumination et sa réception (Divine Illumination: The History and Future of Augustine’s Theory of knowledge, Oxford, Wiley-Blackwell, 2011), sa thèse est constante : les premiers penseurs franciscains, en particulier Alexandre de Halès et Jean de La Rochelle, ne furent pas de simples compilateurs, ni des augustiniens attardés au XIIIe siècle, mais des lecteurs attentifs et inventifs des « nouveautés » grecques et arabes de leur temps. Dans ce nouvel ouvrage, elle offre une synthèse de ses travaux, qui ne concernent plus seulement la théorie de la connaissance, mais plus largement la psychologie des auteurs de la Summa Halensis, et en particulier de Jean de La Rochelle. En ce sens, le titre du livre est à comprendre non pas comme s’il s’agissait d’une étude exhaustive de la nature humaine selon les premiers franciscains de Paris, mais plutôt comme une étude de la nature humaine à travers le prisme de l’âme, avec un accent sur ses puissances cognitives. On ne trouvera donc que peu d’indications sur le corps humain en tant que tel, et il n’y est pas question du rapport de l’être humain au monde et aux autres créatures, ni de l’histoire de la nature humaine avant et après la chute, dans la grâce ou dans la gloire.
Cette précision étant faite, l’ouvrage se présente de la manière suivante : après deux chapitres introductifs sur la « philosophie de l’âme » entre 1150 et 1215, et sur les huit premiers grands maîtres, franciscains ou non, de la faculté de théologie parisienne, l’autrice présente en neuf chapitres assez courts la théorie de l’âme développée par Jean de La Rochelle et les auteurs de la Summa Halensis : la substance et la composition de l’âme (et son union médiée avec le corps), les puissances de l’âme en général, les puissances cognitives d’après le Tractatus (beaucoup moins connu que la Summa de anima, d’où l’intérêt particulier de ce chapitre), les puissances cognitives d’après la Summa de anima, les puissances cognitives d’après la Summa Halensis, les puissances affectives, le libre arbitre et les anges. Dans chacun de ces chapitres, L. Schumacher affirme le caractère primordial à ses yeux de la source avicennienne pour Jean de La Rochelle, et dans une moindre mesure d’Avicébron, dès lors qu’il s’agit de psychologie cognitive ou de lire et d’interpréter Aristote. On trouve également au milieu de ce parcours, du fait de l’origine assez énigmatique du schéma « intellect matériel/possible/agent », un chapitre sur la première réception d’Averroès au XIIIe siècle, dont la réalité est ici remise en question, là encore au profit d’Avicenne.
Qu’en est-il alors d’Augustin ? D’une façon tout à fait intéressante, l’autrice aboutit à la conclusion suivante : le travail de discernement ou « rite de purification » comme elle l’écrit (p. 286), opéré dans la deuxième moitié du XIIIe siècle pour extraire Aristote de la gangue néoplatonicienne dans laquelle il était compris (en raison surtout du Liber de causis), n’a pas eu lieu pour Augustin. Ainsi, les thèses que Jean Peckham considère comme évidemment augustiniennes à la fin du XIIIe siècle ne le sont pas toujours (l’hylémorphisme universel, la pluralité des formes) ; et lorsqu’elles s’enracinent de manière effective dans la pensée de l’Hipponate, elles ont subi de telles transformations à travers les siècles qu’on ne peut guère les qualifier d’augustiniennes (le volontarisme, la théorie de la connaissance par illumination divine, ou encore l’identité de l’âme avec ses puissances). En l’absence de cette « déconstruction » (p. 287), Augustin a fourni jusqu’à nos jours une étiquette commode mais inadaptée pour identifier cette école de pensée franciscaine largement tributaire d’autres sources. Il ne s’agit évidemment pas de nier l’existence d’un augustinisme au XIIIe siècle, mais bien de le « redéfinir » (p. 305) – comprenons : de mieux le circonscrire et de réviser l’évaluation de sa portée. On peut toutefois rester perplexe devant la proposition de l’autrice visant à remplacer la catégorie d’augustinisme par celle d’« avicennisme franciscain ». Est-il vraiment nécessaire de rendre victorieuse une étiquette plutôt qu’une autre ? Plus féconde (et non exclusive) semble l’hypothèse, même si elle reste peu développée et difficile à démontrer, de l’influence qu’a pu exercer sur la pensée de Jean de La Rochelle son appartenance à l’ordre des frères mineurs : certains de ses choix philosophiques et sa manière d’utiliser la source avicennienne pourraient être étroitement liés à sa vision de François d’Assise, et à ce qu’il pouvait y apprendre de la nature humaine.
Quoi qu’il en soit, cet ouvrage toujours clair et d’une grande richesse historique et philosophique semble vraiment de nature à changer le regard du lecteur sur cette première école franciscaine de Paris, laquelle mérite décidément notre plus grande attention.
Laure Solignac
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Pour citer cet article : Lydia SCHUMACHER, Human Nature in Early Franciscan Thought. Philosophical Background and Theological Significance, Cambridge, Cambridge University Press, 2023, 343 p., in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXV, Archives de philosophie, tome 87/3, Juillet-Septembre 2024, p. 199-202.