Auteur : Laure Verhaeghe

GATTO, Alfredo, René Descartes e il teatro della modernità, Rome, Inschibboleth Edizioni, 2015, 298 p.

L’A. part d’un double constat. La thèse dite de la création des vérités éternelles, d’une part, ne se trouve explicitement « évoquée » que dans la correspondance de D. et jamais dans les écrits doctrinaux, en particulier dans les Meditationes – Responsiones comprises ! D’autre part, il y a entre cette thèse (dont il conviendrait de souligner qu’elle n’est pas seulement énoncée ou évoquée en 1630, mais claironnée, AT I 145, 13-14 puis 146, 11-12) et l’entreprise philosophique de D. plus qu’un écart : une irréductible contradiction. La thèse de la création des vérités – dont l’A. s’efforce en premier lieu, après tant d’autres, de montrer la totale nouveauté – interdit de penser que l’homme puisse accéder à une quelconque véritable certitude, faute de garanties et d’un « critère » distinguant le vrai du faux. L’A. en déduit principalement deux choses. D’abord, que la modernité de D. ne tient pas à la place qu’il accorde au « sujet » considéré comme « souverain », mais au contraire au drame, baroque (?), mettant en scène, sur fond d’omnipotence divine et d’arbitraire total, l’irrémédiable fragilité de l’homme, confronté pour la première fois à la possibilité d’une « catastrophe ». Ensuite, que D. se serait fait « savamment dissimulateur » pour contourner ce danger dans ses écrits doctrinaux, sans pour autant rejeter cette thèse inédite. Il ne s’agit ni de prudence, ni d’ésotérisme – mais tout de même, ainsi que l’A. le soutient de manière assez répétitive, de dissimulation stratégique du Dieu de 1630, laquelle seule autorise l’entreprise cartésienne. Cette dissimulation serait particulièrement manifeste dans les Meditationes, où le « masque » du « Dieu vérace » aurait pour fonction d’effacer définitivement deux autres personnages : le « Dieu trompeur » et le malin génie.

On se réjouit que l’A. ne fasse pas droit aux thèses de l’écran de fumée, quelles qu’elles soient. Mais on regrette que et son constat initial et, a fortiori, sa thèse, ne soient véritablement attestés par aucun texte de D., alors même qu’il cite les principaux, sans toutefois les analyser avec la précision qui s’impose. Car le « Dieu trompeur » de la Meditatio Ia n’est pas « trompeur » ; le « Dieu qui peut tout » de la « vieille opinion » de 1641 n’est peut-être pas le Dieu de 1630 ; l’hypothèse du Dieu tout-puissant n’est pas la fiction du malin génie. On s’étonnera que l’A., quoiqu’il reconnaisse ces trois points, ne les mentionne qu’en passant alors qu’ils eussent été de nature à nuancer sa thèse, voire à la contredire. Plus de rigueur eût imposé d’exclure, ou de fonder textuellement, la rhétorique du théâtre et des « masques » – tout comme celle de la dissimulation, dont la signification psychologique ne fait pas droit à l’invention de l’ego cartésien, lequel n’est pas plus psychologique qu’empirique. Si donc l’A. exclut pertinemment les interprétations par le secret de la philosophie « publique » de D. – dont la faiblesse saute aux yeux –, on peine à comprendre en quoi son interprétation évite leurs écueils (il ne nous semble pas pertinent d’interpréter le fameux « larvatus prodeo » à la lumière de cette thèse, p. 173). À ce titre, il convient de lire D. lui-même : « Car que nous importe, si peut-être quelqu’un feint que cela même, de la vérité duquel nous sommes si fortement persuadés, paraît faux aux yeux de Dieu ou des anges, et que partant, absolument parlant, il est faux ? Qu’avons-nous à faire de nous mettre en peine de cette fausseté absolue, puisque nous ne la croyons point du tout, et que nous n’en avons pas même le moindre soupçon ? » (AT IX 113). D. dissimule si peu qu’il répond explicitement à un problème qui n’en est pas un : si la création divine des vérités est elle-même la première et la plus évidente des vérités (métaphysiques), l’hypothèse d’une fausseté absolue, c’est-à-dire le soupçon que les vérités ne seraient pas vraies, est inutile et ne nous importe en aucune façon. Car la vérité n’en est pas moins, dans son apparaître même, vérité, soumise au jugement qui la fait certitude, qui ainsi autorise aussi bien l’entreprise métaphysique que ce qui en découle, sans dissimulation, sans contradiction, sans théâtre. L’A. fait reposer la modernité sur un drame cartésien qui ne s’est peut-être jamais joué, qui est sans scène, sans masques, voire sans acteur – et surtout pas D., qui n’aime guère les masques, comme il le répètera à Voet : « ego non libenter me committo cum larvis » (AT VIII-2 65, 26). Enfin, on regrette que l’A. ne mentionne jamais, sur un objet qui devrait l’imposer, l’ouvrage de G. Olivo, Descartes et l’essence de la vérité, Paris, 2005 (BC XXXVI, 2.1.6) : cette lecture eût interdit le vocabulaire pré-leibnizien du « critère » concernant la vérité (qu’interdit la lettre à Mersenne du 16 octobre 1639) et, partant, eût permis à l’A., dans un ouvrage par ailleurs toujours sérieux, de mettre en question sa propre thèse.

Laure VERHAEGHE

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Pour citer cet article : Laure VERHAEGHE, « GATTO, Alfredo, René Descartes e il teatro della modernità, Rome, Inschibboleth Edizioni, 2015 » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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