Auteur : Laurence Bouquiaux

Vincenzo DE RISI, David RABOUIN, « Autour de la Dynamique de Leibniz », Revue d’histoire des sciences 1/2019, Armand Colin, p. 5 à 161.

« La lecture de Leibniz permet toujours de rendre hommage à la science moderne sans pour autant verser dans les mythes par lesquels celle-ci a voulu rejeter tout ce qui l’a précédé dans un passé d’obscurantisme » (p. 108). En ces temps où les mythes en question sont sans cesse battus en brèche, on ne s’étonnera pas que la dynamique de Leibniz fasse l’objet d’un intérêt renouvelé. Il y a fort à parier que cet intérêt sera encore amplifié par un événement que tous les chercheurs attendent avec impatience : la publication prochaine de l’édition critique de la Dynamica par Andrea Costa, Michel Fichant et Enrico Pasini. Les études rassemblées dans ce numéro, dont la publication fait suite à une rencontre organisée à Paris par David Rabouin en 2018, donnent un aperçu à la fois diversifié et cohérent de la richesse et de la vitalité des recherches aujourd’hui consacrées à la dynamique de Leibniz.

Le volume s’ouvre sur un texte de Daniel Garber qui propose une synthèse très claire du développement de la physique de Leibniz et de la métaphysique qui l’accompagne, depuis les années 1670 jusqu’à la fin de la vie de Leibniz. La conclusion à laquelle aboutit ce parcours est celle de l’échec de la tentative leibnizienne d’unir physique et métaphysique. Le Leibniz des « middle years » pouvait, selon Garber, estimer que physique et métaphysique marchaient d’un même pas, dans un monde peuplé de substances corporelles dont les formes substantielles étaient à la fois principes d’unité métaphysique et principes d’activité physique. Mais dès les années 1690, une tension se serait installée entre une métaphysique liée à la dynamique – métaphysique de la force et des substances corporelles – et une métaphysique de l’unité et des substances simples. Cette tension se serait muée en incompatibilité lorsque, à la fin des années 1690, « les substances corporelles, les corps unifiés par des âmes, sont remplacés par les monades comme base de la réalité » (p. 26). Leibniz ne pouvait, suggère Garber, affirmer en même temps que la réalité ultime consiste dans les forces et qu’elle consiste en des monades non-étendues semblables à des esprits. La dynamique de Leibniz serait inconciliable avec la métaphysique monadologique.

On devine que cette conclusion sera reçue comme un défi par de nombreux collègues qui chercheront au contraire à articuler dynamique et métaphysique – c’est du reste une voie que Garber lui-même laisse ouverte, en suggérant que d’autres textes que ceux qu’il a exploités pourraient amener à revoir sa position. La contribution d’Anne-Lise Rey, qui se présente comme une réponse à Garber, suggère précisément une manière de relever le défi. Il conviendrait, selon elle, d’être plus attentif à ce qui constitue la nouveauté de la Dynamica : l’introduction de la notion d’action. Garber pense la dynamique leibnizienne à partir des forces telles qu’elles sont définies dans le Specimen dynamicum, où le rapport entre forces primitives (dans l’ordre substantiel) et forces dérivatives (dans l’ordre phénoménal) est pensé sur le mode de la représentation ou de l’analogie. La notion d’action permettrait, selon Rey, de dépasser ce rapport d’analogie. Elle permettrait aussi de construire un projet métaphysique au sein duquel il n’y aurait plus à opposer une métaphysique de l’unité et une métaphysique des forces. Parce qu’elle est définie de la même manière dans les corps et dans la substance simple – comme actio in se ipsum, comme action immanente –, la notion mixte d’action permettrait d’unifier le discours sur les substances corporelles et sur les substances simples. En ce sens, on pourrait, conclut Rey, considérer que « l’action rend possible l’introduction de la monade ».

Le texte de François Duchesneau propose lui aussi une manière d’articuler métaphysique et dynamique, en insistant sur le rôle central que jouent dans la dynamique de Leibniz les principes architectoniques (le principe de l’équivalence de la cause et de l’effet ou le principe de continuité, par exemple). Le recours à ces principes dans la démonstration a priori de la conservation de la puissance – thème central de la Dynamica – réfute l’hypothèse d’une réduction de la dynamique à la géométrie. La démonstration a priori fait bien l’économie du passage par la loi empirique de la chute des corps, mais elle ne peut conclure à partir du seul principe de contradiction. Le principe d’équivalence de la cause et de l’effet est aussi nécessaire. Les lois de la physique sont l’expression des principes architectoniques, liés au choix du meilleur des mondes, et ne peuvent se réduire à la géométrie, à la logique et au principe de contradiction. Il y a nécessairement de la métaphysique dans la dynamique. Duchesneau entreprend de le montrer en s’appuyant non seulement sur la Dynamica, mais aussi sur les échanges avec Johan Bernouilli, Burchard De Volder et Denis Papin. Il faut en outre souligner l’intérêt, dans cette contribution, des développements relatifs à la distinction entre théorie du mouvement abstrait et théorie du mouvement concret. Cette distinction, présente dès 1671, se retrouve dans la Dynamica, mais avec une signification toute différente : il ne s’agit plus, comme c’était le cas dans les premiers textes de physique, d’établir a priori des lois du mouvement puis de les corriger pour les rendre compatibles avec l’observation en y injectant des considérations physiques sur l’origine de l’élasticité et de la gravité des corps. Dans la Dynamica, la loi établie a priori n’a plus à être corrigée. Elle est d’emblée conforme aux observations. Duchesneau conclut que la dynamique permet désormais d’« instituer une transition rationnelle continue des éléments abstraits de la réalité aux réalités corporelles mêmes et au système qu’elles forment » (p. 42). C’est là, sans doute, une belle réussite leibnizienne.

L’article de Laurynas Adomaitis nous éclaire sur l’utilisation que fait Leibniz d’un autre principe : le principe de l’équivalence des hypothèses. Adomaitis entreprend tout d’abord de réévaluer le rôle de ce principe dans l’argumentation de Leibniz contre la censure qui vise le système héliocentrique. Il montre que la relativité du mouvement et l’équivalence des hypothèses ne suffisent pas à affirmer, comme le fait Leibniz, que la censure est préjudiciable à la connaissance. Pour soutenir cela, il faut montrer que le système de Copernic n’est pas seulement équivalent à celui de Ptolémée – au sens où les deux systèmes permettent de sauver les phénomènes – mais qu’il est meilleur que lui. Et si le système de Copernic est, aux yeux de Leibniz, préférable à celui de Ptolémée, c’est qu’il est plus simple, plus intelligible. Adomaitis tire de là une conclusion qui pourrait sembler particulièrement audacieuse : contrairement à une interprétation répandue, Leibniz ne se contenterait pas d’adopter un instrumentalisme de façade, dans le seul but de trouver un terrain d’entente avec l’Église ; il serait sincèrement instrumentaliste. L’hypothèse vraie serait, pour Leibniz, l’hypothèse la plus intelligible. Mais Adomaitis est en réalité prudent : Leibniz, écrit-il, n’est pas un instrumentaliste au sens moderne du terme, mais il « croyait en une version limitée de l’instrumentalisme qui lui était propre » (p. 80). Cette version de l’instrumentalisme n’est peut-être pas incompatible avec l’idée que la simplicité et l’intelligibilité sont un indice de vérité au sens – non instrumentaliste cette fois – de conformité à la réalité. Il ne s’agit sans doute pas pour Leibniz de se contenter de « recettes qui marchent ».

Nous devons la dernière contribution de ce dossier à Mathieu Gibier. Il s’agit d’un long article très riche dont la portée peut à première vue sembler assez restreinte – il se présente comme le commentaire d’une seule proposition de la Dynamica – mais qui débouche en réalité sur des résultats généraux et importants. Le moindre de ceux-ci n’est pas de révéler un Leibniz bien plus soucieux des preuves expérimentales qu’on ne pourrait l’imaginer. Un autre résultat d’importance concerne le recours aux principes architectoniques qui, on le voit, constitue non seulement l’objet explicite de la contribution de Duchesneau, mais la colonne vertébrale de l’ensemble du volume. La proposition qu’examine Gibier (proposition 22 du premier chapitre de la 2e partie, intitulé « De la cause et de l’effet actifs ») affirme que « deux corps élastiques homogènes tendus au même degré, bien qu’inégaux en grandeur, supportent la même force de pression » (p. 90). Autrement dit, la force élastique d’un gaz, la pression qu’il exerce sur des parois, ne dépend pas de sa masse, mais seulement de sa densité. Cette proposition est, comme le souligne Gibier, « particulièrement agaçante », parce qu’elle énonce un résultat trivial – que la pression d’un gaz ne dépende pas de sa masse mais seulement de sa densité semble compris dans l’idée même de pression – et qu’elle est accompagnée dans la Dynamica d’une démonstration incompréhensible. Situation d’autant plus « agaçante » que la proposition en question se trouve déjà dans des textes du début des années 1670, où elle est accompagnée d’une démonstration intelligible. Le tour de force de Gibier est de démontrer à la fois l’intérêt du contenu de cette proposition et celui de son mode de démonstration. En ce qui concerne le contenu, cette proposition manifeste que l’élasticité est une force inhérente à chaque partie de l’air, et qui n’est pas augmentée par le nombre des parties. La force élastique est tout entière en chaque partie. « L’effort de la moindre bulle d’air, écrit Gibier, équilibre l’effort de tout l’océan d’air dans lequel elle est plongée de sorte que chaque portion d’air […] se ressent de ce qui arrive à n’importe quelle autre » (p. 134) – où l’on retrouve l’adage hippocratique « tout conspire », dont Gibier peut souligner qu’il n’est pas seulement chez Leibniz un héritage de la philosophie de la Renaissance, mais aussi une idée qui trouve confirmation dans les expériences de Boyle sur l’élasticité de l’air (p. 123). En ce qui concerne le mode de démonstration de la proposition, le retour que Gibier prend soin d’effectuer vers les textes de 1672-1673 permet, par contraste, une meilleure compréhension du projet de la Dynamica : les résultats établis dans les traités du début des années 1670 dépendent pour la plupart d’hypothèses physiques sur la structure particulière de notre monde. La Dynamica entreprend de démontrer ces résultats a priori, à partir de principes architectoniques.

La conclusion de l’article de Gibier pourrait convenir à l’ensemble de ce numéro et en manifester la grande cohérence : Leibniz n’a cessé de chercher à « concilier les causes efficientes et les causes finales, une science de la nature rigoureuse et la contemplation de la sagesse divine ». Dans la Dynamica, cette conciliation est fondée sur le recours aux principes architectoniques : « les principes de la dynamique, tels que l’équivalence de la cause pleine et de l’effet entier […] ne sont pas des propositions nécessaires, dont la négation impliquerait contradiction, mais des propositions contingentes […] dont la négation implique imperfection » (p. 134-135).

Le dossier se clôt par une contribution d’Andrea Costa et d’Enrico Pasini à propos de leur édition du texte de la Dynamica. On y trouve d’abord des éclaircissements fort utiles sur les questions que pose, dans les textes mathématiques et physiques anciens, la cohabitation de trois systèmes sémantiques – texte, symboles mathématiques et images – qui ne sont pas toujours convergents. Costa et Pasini montrent ensuite pourquoi il est indispensable de ne pas s’en tenir à la dernière copie (inachevée, rappelons-le) de la Dynamica – ce que fait, pour l’essentiel, l’édition Gerhardt – mais de prendre en compte les trois états du texte : le brouillon écrit par Leibniz, la première copie rédigée par un copiste et revue par Leibniz et enfin la dernière version, réalisée par Bodenhausen à partir du brouillon et de la première copie. L’examen d’un brouillon de la table des matières de la Dynamica (le « fleuron » de leur argumentation, pour reprendre leur terme) leur permet de montrer de manière incontestable que l’on ne peut comprendre le projet leibnizien à l’œuvre dans la Dynamica – élaborer « une architecture à même d’intégrer progressivement toutes les sciences physiques » – qu’à condition de prendre en compte l’ensemble des manuscrits.

Laurence BOUQUIAUX

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Pour citer cet article : Laurence BOUQUIAUX, « Vincenzo DE RISI, David RABOUIN, « Autour de la Dynamique de Leibniz », Revue d’histoire des sciences 1/2019, Armand Colin, p. 5 à 161 », in Bulletin leibnizien VI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 125-174.

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