Auteur : Laurence Devillairs

ARBIB, Dan, éd., Les Méditations Métaphysiques, Objections et Réponses de Descartes. Un commentaire, Paris, Vrin, 2019, 432 p. [Contributions de : Igor Agostini, Jean-Pascal Anfray, Dan Arbib, Jean-Robert Armogathe, Jean-Christophe Bardout, Delphine Bellis, Frédéric de Buzon, Vincent Carraud, Olivier Dubouclez, Denis Kambouchner, Xavier Kieft, Jean-Luc Marion, Édouard Mehl, Gilles Olivo, Martine Pécharman et Sophie Roux.]

Nous ne lisons pas toujours les Méditations comme Descartes voulait qu’on les lût, car Descartes a tenu à accompagner, pour ne pas dire à encadrer, son texte des modalités de sa réception. L’« exposition de la vérité » (à Vatier, 22 février 1638, AT I, 563), se conjugue ainsi à sa défense. C’est l’ensemble du corpus des Méditations qui est à lire, les Réponses et Objections, mais aussi l’Épître dédicatoire, la Préface au lecteur, Le Libraire au lecteur, l’Abrégé des six Méditations suivantes et l’Avertissement de l’auteur touchant les Cinquièmes Objections, tout comme la Lettre à Clerselier sur les Instances de Gassendi, et la Lettre au P. Dinet. Le mérite premier du présent commentaire est de restituer les Méditations dans leur ambition réelle.

Comment expliquer cet encadrement critique du texte ? Dans le genre dramatique, le XVIIe use et abuse du recours à l’examen et à la préface, dont la fonction est de justifier des formes esthétiques et des genres nouveaux. En témoigne, parmi d’autres, cette déclaration datant de 1632 : « C’est une coutume reçue par tous les écrivains d’aller au-devant de l’imagination du lecteur, et prévenir sa sentence par leur justification, expliquant dans une préface leur sens et intention » (Anonyme, Les Trophées de la fidélité, trage-comédie pastorale, « Aux bons esprits », Lyon, Cl. Cayne, 1632, cité par V. Lochert, « Prologhi, préfaces, prólogos : des lieux de théorisation alternatifs dans le théâtre européen des XVIe et XVIIe siècles », Littératures classiques, 83, 2014/1, p. 17). Que l’on songe, notamment, à l’usage quasi systématique de la Préface et de l’Examen par Corneille.

Dans son « Introduction », qui remplit plus que son rôle – en tentant de définir le projet métaphysique cartésien dans son ensemble, et pas seulement dans le corpus des Méditations –, D. Arbib parle de la forme « dialogique » des Méditations. Vraiment ? On aurait tendance à soutenir au contraire que le but cartésien est de clore le texte sur la vérité qu’il entend exposer définitivement. Le texte des Méditations est certes programmatique, Descartes donnant les principes à partir desquels déduire ultérieurement d’autres nombreuses vérités, mais il ne nous semble pas « ouvert » : ces principes sont à adopter et non à discuter et les Réponses retiennent moins ce qui leur a été objecté qu’elles ne prolongent l’acte d’attention et de « considération » de la méditation.

Reste que le présent ouvrage donne la preuve que tout le corpus des Méditations est philosophique : l’Abrégé, la Préface, l’Épître dédicatoire, les Objections, les Réponses appelaient pour eux-mêmes un commentaire. C’est à présent chose faite – soulignons en ce sens, notamment, les contributions de Jean-Robert Armogathe consacrées aux textes liminaires et de Vincent Carraud concernant l’Abrégé. Nous ne reviendrons pas sur les commentaires minutieux de chacune des pièces de ce corpus : il faudrait souligner entre autres la subtilité de la contribution de Gilles Olivo sur la Quatrième Méditation, qui juxtapose les deux interprétations possibles de la liberté ; l’intérêt du commentaire de la Sixième Méditation par Denis Kambouchner, difficile et d’ordinaire trop peu travaillée ; l’apport considérable du commentaire des Troisièmes Objections et Réponses, due à Martine Pécharman, qui prend au sérieux la philosophie de Hobbes à la base de ses Objections ; ou enfin le formidable d’éclaircissement des Septièmes objections par Édouard Mehl. Nous nous limiterons quant à nous à retenir certains partis pris interprétatifs autour des questions centrales de l’ego et de Dieu.

L’ego conduit-il « directement à l’ego transcendantal (Kant et sa suite) » (Jean-Luc Marion, p. 106) ? Si tel est le cas, comment interpréter l’enrichissement progressif de cet ego qui, de créature de Dieu (AT VII, 21), se connaît à la fin de la IIIe Méditation comme idée de l’infini (AT VII, 51-52) ? La détermination de l’ego est peut-être moins d’être entendement ou jugement, capable d’unifier l’expérience sensible, que de se connaître comme image de l’infini, qu’il s’agit d’adorer (adorare), d’admirer (admirare) et dans le même temps de regarder (intueri), selon une connaissance reconductible à une déduction simple, conformément au sens inusité in scholis que les Regulae donnent à cette opération gnoséologique (Regulae, Reg. III, AT X, 369). L’ego cartésien ne conduirait donc pas tant à Kant qu’il ne renverrait à Augustin et François de Sales, la connaissance de l’infini s’épanouissant en contemplation et amour, et requérant ultimement la soumission volontaire à son décret. L’infinité de Dieu implique non pas d’y identifier univoquement l’« infinité » de notre volonté, mais de soumettre notre volonté à la sienne, que nous ne pouvons égaler ni en extension ni en compréhension (AT VII, 57).

L’infini divin est-il l’objet d’une démonstration assimilable à une preuve par simple vue (thèse d’Olivier Dubouclez, p. 160-162) ou d’une déduction (thèse d’Igor Agostini, p. 221) ? Connaître Dieu, en métaphysique cartésienne, présente la spécificité de ne signifier ni voir en Dieu (puisque toujours sa connaissance s’opère au moyen de son idée, « accommodée à la petite capacité de notre esprit ») ni voir Dieu (certains de ses attributs n’étant pas même l’objet d’une connaissance, AT VII, 46). S’il est possible, à partir de l’idée de Dieu, de déduire les attributs connaissables par lumière naturelle et, selon les modalités épistémologiques établies dès les Regulae, d’élever cette déduction au regard intellectuel dont font l’objet les natures simples, il est toutefois impossible d’identifier cette connaissance intuitive à la vision béatifique ou à une preuve qui se ferait sans la médiation de l’idée (d’infini). Descartes refuse, en effet, explicitement d’attribuer à l’entendement humain la possibilité d’un accès à Dieu qui est le privilège des bienheureux. Telle est la spécificité de la connaissance cartésienne de Dieu, qui n’autorise de fait aucune preuve par simple vue. C’est ce que Descartes prend soin de préciser dans une lettre de 1648 (mars ou avril ?, AT V, 138). Si la connaissance intuitive signifie voir l’infini dans l’infini même, sans la médiation de son idée en tant que mode de l’esprit fini, alors la connaissance cartésienne de Dieu n’est pas intuitive ; mais si la notion d’intuition se réfère à la modalité définie par les Regulae (Règle III, AT X, 368), alors la connaissance de Dieu développée dans les Méditations peut être dite intuitive.

L’ouvrage permet également de revenir sur une autre figure de Dieu : celle du Tout-puissant supposé « trompeur ». S’agit-il là d’un « raccourci » (Geneviève Rodis-Lewis) ou d’un « artefact » (Jean-Luc Marion) ? Descartes n’emploie verbatim la notion de « Dieu trompeur, Deus deceptor » que dans la lettre à Buitendijck de 1643 (AT IV, 64, 18-19 ; voir Gilles Olivo, Descartes et l’essence de la vérité, Paris, 2005, p. 200), tout au plus la Troisième Méditation avance-t-elle que Deus an possit esse deceptor (voir aussi les Secondes Réponses : AT VII, 144/IX 113). Mais le Dieu de la Première Méditation est dit à la fois bon et tout-puissant, et c’est l’impossibilité de penser ensemble ces deux attributs qui fait surgir l’hypothèse d’une tromperie structurelle, d’une « raison à l’envers », comme le dira Fénelon. Survient également ici la question du lien entre le Dieu tout-puissant de la Première Méditation et le Dieu créateur des vérités éternelles, qui n’est pas réellement abordée dans le présent ouvrage. Il nous semble impossible de souscrire à la thèse de l’identité de ces deux figures (contra Gouhier, La Pensée métaphysique de Descartes, Paris, 1962, p. 221). La libre création des vérités éternelles ne signifie pas que Dieu menace perpétuellement de sa puissance arbitraire les vérités que nous comprenons et l’axiomatique qui est la nôtre, mais que sa puissance n’est déterminée par rien, pas même par l’inégalité des contraires, qu’elle institue librement. Assimiler la liberté du Dieu créateur des vérités éternelles au Deus qui potest omnia de la Première Méditation équivaut à attribuer à Dieu une indifférence qui ne peut être que celle de l’homme. Sans sortir de l’économie des Méditations, il nous paraît possible, par un recours aux Sixièmes Réponses qui donnent (AT VII, 431-432) la première formulation publique de la thèse dite de la création des vérités éternelles, de préciser le lien entre Dieu supposé trompeur et Dieu librement créateur des vérités.

Nous conclurons en soulignant avec Dan Arbib la logique et la temporalité propres de l’ordre méditatif, irréductible à l’ordre des raisons comme à celui des matières. Nous souscrivons entièrement à la thèse, empruntée à Michel Foucault, d’un « entrecroisement d’une “trame démonstrative” et d’une “trame ascétique” » (p. 23), ce qui justifierait de réévaluer la portée et la vocation « spirituelles » des Méditations.

Laurence DEVILLAIRS (Institut catholique de Paris)

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Pour citer cet article : ARBIB, Dan, éd., Les Méditations Métaphysiques, Objections et Réponses de Descartes. Un commentaire, Paris, Vrin, 2019, 432 p. [Contributions de : Igor Agostini, Jean-Pascal Anfray, Dan Arbib, Jean-Robert Armogathe, Jean-Christophe Bardout, Delphine Bellis, Frédéric de Buzon, Vincent Carraud, Olivier Dubouclez, Denis Kambouchner, Xavier Kieft, Jean-Luc Marion, Édouard Mehl, Gilles Olivo, Martine Pécharman et Sophie Roux.], in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 175-177.

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BUFFIER, Claude, Traité des premières vérités, édition, présentation et notes par Louis Rouquayrol, Paris, Vrin, « Textes cartésiens », 2020, 379 p.

Que devient le cartésianisme après Descartes ? « Il s’en fallut de peu que l’on rejetât, au XVIIIe siècle, jusqu’à ses acquis les plus fondamentaux », souligne l’éditeur dans sa présentation de l’ouvrage de Claude Buffier, Traité des premières vérités. Qu’elle s’achève dans l’immatérialisme de Berkeley ou dans le scepticisme de Hume, la théorie cartésienne des idées présente une apparente folie qu’il s’agit, avec Locke, de réformer, en proposant d’écrire l’histoire et non le roman de la modernité, où les idées des choses sont prises pour les choses mêmes en des abstractions infondées. Cartésien sans Descartes, d’une certaine façon, Buffier vient enrichir, grâce à la très riche introduction de l’éditeur, notre connaissance du destin de la philosophie cartésienne. Ce que Buffier nomme, avec d’autres, le « sentiment intime » ne peut constituer la seule voie d’accès au monde extérieur : la prétention cartésienne à retrouver le « grand dehors » à partir des seules vérités internes, c’est-à-dire du sentiment que l’esprit a de ses propres modifications, au sein d’une identité à soi, est vouée à l’échec, si elle n’est assortie des jugements du « sens commun ». En d’autres termes, le cogito n’est la source que de vérités internes, lesquelles ne peuvent donc seules être érigées en règle générale de vérité. Il faut soit accepter le solipsisme, soit démontrer la possibilité d’une autre source de vérité, capable de poser l’existence de choses extérieures, ce qui implique de refuser les preuves de l’existence de Dieu à partir de la seule idée d’infini, Buffier semblant, jusque dans l’exemple monétaire choisi, anticiper la critique kantienne selon laquelle nul homme ne se trouve plus riche avec de simples idées (p. 45). Le sens commun porte non sur le même mais sur l’autre, il est en mesure, selon l’éditeur, d’« accueillir la différence, reconnaître ce qui échappe à la logique », de « s’enraciner dans le monde de la vie », en étant moins « rationnel que raisonnable » (p. 47 et 50). C’est le doute portant sur l’existence du monde qui semble dès lors illégitime, Buffier retrouvant précisément par le moyen du sens commun les vérités que le doute des Méditations avait suspendues. Que peut avoir encore de cartésien cette voie de connaissance ? L’irrésistibilité de l’évidence, transformant le sens commun en instinct ? En ce sens, Buffier paraît plus annoncer Rousseau – en réinterprétant Malebranche – que réformer Descartes. Il convient de souligner, dans cet établissement du texte à partir de la première édition de 1724 et des errata qui l’accompagnaient, l’intérêt des notes renvoyant à Descartes et à Malebranche, mais aussi à Le Clerc, Goclenius ou Bayle. Peut-être la place du « système de Spinoza » dans le cartésianisme de Buffier aurait-elle pu être davantage précisée. Mais l’éditeur permet, et ce n’est pas la moindre des avancées de son interprétation, d’inscrire la philosophie de Buffier entre Descartes et Kant, dans une histoire toujours renouvelée du cartésianisme.

Laurence DEVILLAIRS (Institut catholique de Paris)

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Pour citer cet article : BUFFIER, Claude, Traité des premières vérités, édition, présentation et notes par Louis Rouquayrol, Paris, Vrin, « Textes cartésiens », 2020, 379 p., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 171.</p

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BARRIER, Thibault, Le Temps de l’admiration ou la première des passions à l’Âge classique, Paris, Classiques Garnier, 2019. 691 p.

Les difficultés que représente une histoire conceptuelle sont à proportion égale de l’audace qu’elle appelle. Dans une tradition du commentaire, où s’était notamment illustré J. Deprun avec La Philosophie de l’inquiétude en France au XVIIIe siècle (Paris, 1979), l’A. entreprend une histoire de l’admiration, ou plutôt une compréhension des philosophies de l’âge classique à partir de cette passion, qui s’avère, à l’étude, être aussi un acte cognitif, dont l’objet est délicat à identifier et dont le statut reste ambivalent. Le défi que représente une telle histoire est relevé avec une clarté et une érudition qu’on ne peut que saluer. L’admiration est bien plus qu’une passion, quand même elle serait la « première de toutes » ; elle désigne le rapport de l’ego au monde, dans une oscillation permanente entre une dilution possible du sujet dans l’objet qu’il admire, et une disparition de l’objet admiré dans la connaissance que le sujet en prend, mettant ainsi fin à cette surprise mi ignorante mi curieuse que constitue la relation admirative aux choses. L’admiration, en cela semblable à l’imagination, paraît ainsi le contraire et le moteur de la raison classique – dans le déploiement de laquelle il convient, avec l’A., d’inclure Corneille, Gracián, Charles Le Brun ou Cureau de la Chambre. L’admiration doit-elle accompagner le travail de l’intelligence, nécessairement débordée par la diversité et l’inattendue singularité du réel, devenant ainsi l’instrument d’une épistémologie de l’attention (comme chez Malebranche exemplairement) ? Doit-elle être condamnée comme intellectuellement stérile mais cultivée dans son usage politique d’assujettissement et de captation (comme le soutient Spinoza), ou dans sa fonction esthétique d’émerveillement artificiellement renouvelé (au sein de la rhétorique de l’agudeza à l’œuvre chez Gracián et La Rochefoucauld, ou dans l’importance accordée au coloris en peinture) ou comme puissance dramatique, comme chez Corneille ? Plus encore, ce travail permet de poser autrement cette question lancinante, dont on ne peut ni refuser la pertinence ni définitivement fonder la légitimité, celle du sujet : l’ego classique est-il menacé, par les passions, par ce que Fénelon appelle la « déraison », mais aussi par l’infini divin ou l’indéfini du monde, de s’effacer voire de disparaître dans ce qui le subjugue ou se définit-il, au contraire, par cette reprise qu’il opère de lui-même, cette capacité à s’appartenir, même dans ce qui le dépasse ? La preuve est ici donnée que c’est par ses traités des passions que le XVIIe siècle ne cesse d’être moderne et de proposer à la métaphysique un renouvellement qu’il nous reste encore à examiner.

Laurence DEVILLAIRS (Institut Catholique de Paris)

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Pour citer cet article : Laurence DEVILLAIRS, « BARRIER, Thibault, Le Temps de l’admiration ou la première des passions à l’Âge classique, Paris, Classiques Garnier, 2019. 691 p. », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.

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ARBIB, Dan & MARRONE, Francesco, éd., Gilson et Descartes à l’occasion du centenaire de ‘La Liberté chez Descartes et la théologie’, Examina philosophica, I Quaderni di Alvearium 2, Clioedu, 2015, 129 p.

C’est un lieu commun d’opposer philosophie et histoire de la philosophie, comme si restituer les choix qui président à la formation d’une œuvre et mettre au jour les relations de proximité ou de répulsion entre les auteurs, exhiber la logique des querelles et des alliances était une forme d’archéologie stérile, de langue morte de la philosophie, inapte à articuler du sens et à formuler des concepts, et qu’une langue philosophique plus vivante aurait pour tâche de supplanter, d’ensevelir définitivement. Sainte-Beuve ne faisait-il pas ainsi de D. le promoteur d’une philosophie non « de la vie » mais de celle que l’on établit dans son « fauteuil » ? (Port-Royal, Robert Laffont, « Bouquins », 2004, t. I, p. 771). Que dire alors du commentateur de D. ? L’originalité de Gilson dans ce domaine est d’avoir d’abord cherché à libérer la philosophie et, par voie de conséquence, les études cartésiennes, du « commentaire verbal », de l’exégèse littérale et documentaire, aveugle aux enjeux plus amples et à la vie d’une œuvre (Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien, Vrin, 1930, p. 6). Comme le montre D. Kambouchner (« Le discours de la méthode d’Etienne Gilson », p. 7-10), il y a du Bergson dans l’historien de la philosophie que fut Gilson, il y a la volonté de ne pas dévitaliser une œuvre en cédant à la fascinante mais sclérosante « marche rétrograde du vrai » : le possible ne précède pas un système de pensée pour l’informer et le figer ; il en découle, le suit et lui survit. La méthode gilsonienne en matière de cartésianisme consiste à tenir ensemble système et intuition, originalité irréductible de « l’intuition génératrice » et contingence du système, pour une large part faite d’emprunts à des matériaux anciens (en l’occurrence, pour D., matériaux thomistes, augustiniens et scotistes). C’est par là que l’historien est aussi philosophe, et plus encore, essayiste, le style accomplissant ce que la rigueur exige. Mais l’apport de ce colloque n’est pas que de méthode, même si l’on peut regretter qu’il n’ait pas été fait plus de place à la fonction que Gilson accordait à D. et à l’interprétation du cartésianisme au sein d’enjeux plus larges et immédiatement contemporains, comme ceux qui touchaient à l’athéisme et aux relations entre foi et raison dans un christianisme de la modernité – bien que cela constitue l’horizon de la contribution de J.-C. Bardout, consacrée à la discussion autour du réalisme thomiste (« Descartes ou Thomas d’Aquin ? Note sur la fonction historique de Descartes dans la défense gilsonienne d’un réalisme thomiste », p. 25-40). On retiendra des mises au point efficaces, parfois avantageusement couplées à des projets éditoriaux, comme celui, dirigé par I. Agostini, d’enrichissement et d’extension de l’Index scolatico-cartésien (« Qu’est-ce que constituer un Index scolastico cartésien ? », p. 11-24), avec une indexation scotiste plus marquée, comme le souhaite à juste titre F. Marrone (« Etienne Gilson et Roland Dalbiez. Sur la genèse de la notion cartésienne de réalité objective », p. 71-86) ; un éclaircissement des rapports que Gilson instaure entre métaphysique et physique chez D. avec D. Bellis (« Météores cartésiens et météores scolastiques : la lecture philosophique d’Etienne Gilson », p. 41-56) et G. Belgioioso (« L’itinéraire cartésien’ d’Etienne Gilson dans son dialogue avec Augusto Del Noce », p. 87-104) soulignant l’évolution du commentateur sur ce point, même si le statut finalement accordé à la métaphysique aurait pu être davantage précisé, ce que s’attache à faire de façon paradoxale V. Carraud, en devinant ce qu’aurait pu être le livre sur Pascal que Gilson n’a pas écrit (« Socratisme chrétien, dépassement de la philosophie et chosisme : le Pascal d’Etienne Gilson », p. 57-70). Pascal représente en effet la possibilité, non pas d’une dissolution de la métaphysique dans le christianisme, mais de l’instauration de la métaphysique à partir de l’acceptation de l’ordre surnaturel. Il reste que, selon Gilson, c’est Thomas d’Aquin et non Pascal qui accomplit ce programme d’une métaphysique chrétienne. Concluons sur un point en apparence mineur mais historiquement et institutionnellement décisif : celui qui concerne la relation entre Gilson et son jeune thésard, Gouhier. C’est grâce au lien qui unit le maître et l’élève, grâce à l’attention que le premier accorde au travail du second, à la lecture libre et attentive que le second fait du premier, au respect mutuel, à la discussion ouverte et à l’imprégnation réciproque des thèses défendues que la philosophie peut avancer et son histoire ne pas se scléroser. Et c’est la compréhension de D. qui en ressort plus riche et plus précise. En cela aussi, Gilson fut très certainement un modèle.

Laurence DEVILLAIRS

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Pour citer cet article : Laurence DEVILLAIRS, « ARBIB, Dan & MARRONE, Francesco, éd., Gilson et Descartes à l’occasion du centenaire de ‘La Liberté chez Descartes et la théologie’, Examina philosophica, I Quaderni di Alvearium 2, Clioedu, 2015, 129 p. » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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Du même auteur :

  • Laurence DEVILLAIRS, « L’homme image de Dieu. Interprétations augustiniennes (Descartes, Pascal, Fénelon) », Archives de Philosophie, 2009, 72-2, 293-315.
  • Laurence DEVILLAIRS, « L’augustinisme des preuves cartésiennes de l’existence de Dieu », Archives de Philosophie, 2004, 67-1, 23-50.