Auteur : Louis Carré
Jean-Baptiste VUILLEROD, La Naissance de l’anti-hégélianisme. Louis Althusser et Michel Foucault, lecteurs de Hegel, Paris, ENS Éditions, 2022, 395 p.
Au sortir de la guerre, Merleau-Ponty déclarait que « Hegel est à l’origine de tout ce qui s’est fait de grand en philosophie depuis un siècle ». En 1970, alors qu’il succède au Collège de France à son défunt maître Jean Hyppolite, Foucault prétendra quant à lui que « toute notre époque essaie d’échapper à Hegel ». Comment expliquer que Hegel et plus largement l’hégélianisme soient entrés, à la faveur d’un unique tournant générationnel, en état de disgrâce auprès des plus importants représentants de la philosophie française de l’époque ? Issu pour partie de la thèse de doctorat qu’il a défendue en 2018, l’ouvrage de Jean-Baptiste Vuillerod propose de mener l’enquête sur cette question, en retraçant la genèse intellectuelle de « l’anti-hégélianisme généralisé » (dixit Deleuze) qui a prévalu à un moment philosophique clé de l’Hexagone. À travers une lecture attentive de leurs œuvres de jeunesse et de maturation, et en mobilisant au passage quantité d’archives inédites, l’auteur se concentre sur deux figures emblématiques : Althusser et Foucault, entre lesquels s’immisce celle méconnue de leur ami commun, Jacques Martin, dont Vuillerod a par ailleurs récemment édité le mémoire d’étude consacré à la question de l’individualité chez Hegel.
Si les ouvrages phares qu’Althusser (Pour Marx, Lire le Capital) et Foucault (Histoire de la folie, Les Mots et les choses) ont coup sur coup publiés au mitan des années soixante nous apparaissent aujourd’hui comme de « grands livres anti-hégéliens » (p. 380), restait à décrire en amont la trajectoire agitée, semée d’embûches et d’obstacles, qui les a vus naître. Car oui, tant Althusser que Foucault furent dans un premier temps des hégéliens, quoique critiques. Rédigés entre 1947 et 1949, quand l’hégélianisme avait pignon sur rue en France (l’ombre d’Alexandre Kojève planait encore, Jean Hyppolite avait livré ses commentaires, même l’épistémologie historique en était imprégnée), leurs travaux de mémoire témoignent d’un intérêt profond et sincère pour le philosophe de la Phénoménologie de l’esprit. Sans pour autant constituer la matrice de leurs œuvres à venir, des problématiques y pointent déjà qui, au prix de déplacements parfois importants, les occuperont encore longtemps : la tâche de donner une philosophie au marxisme pour Althusser, le thème du transcendantal historique pour Foucault. Il leur aura pourtant fallu progressivement rompre avec la « critique immanente » de leur jeunesse pour adresser en définitive à Hegel une « critique externe » (p. 22). Chez Althusser, cela passe d’abord par une vive polémique, de nature politique, dirigée contre ce qu’il perçoit comme des récupérations bourgeoises de l’hégélianisme. C’est sur cette « coupure idéologique » (p. 119), marquée par le stalinisme ambiant, que rebondiront bien vite, de manière plus nuancée et systématique, sa thèse de la « coupure épistémologique » entre idéologie (hégélienne) et science (marxiste) et son esquisse d’une dialectique complexe, à plusieurs niveaux, libérée de tout devenir téléologique. Du côté de Foucault, le parcours est plus sinueux encore. Parti d’une critique de l’historicité hégélienne comme pis-aller pour atteindre l’éternel absolu, son projet initial de rétablir le « droit de l’histoire » (cité p. 258) transitera par la recherche d’une autre phénoménologie du temps chez Binswanger et Husserl. L’écriture « tragique » de l’histoire qu’il promeut au moment de s’attaquer au traitement moderne de la folie le conduira ensuite à se débarrasser de Hegel en l’ancrant dans l’épistémé évanescente qui était la sienne. Dans la mesure où « toute connaissance de l’homme se donne comme dialectique d’entrée de jeu » (cité p. 354), avec la mort de l’homme, c’est aussi et surtout « l’homo dialecticus » qui s’achève. Le geste d’enclore l’hégélianisme dans le « cercle anthropologique » périmé du XIXe siècle permet alors à Foucault d’apercevoir une ultime échappatoire dans l’expérience littéraire (Raymond Roussel, Maurice Blanchot, Georges Bataille) et son « langage non-dialectique de la limite » (cité p. 361).
Ce qui fascine à la lecture de l’ouvrage, dont les analyses et les reconstructions, limpides et claires, n’empêchent pas de nettes prises de position de la part de l’auteur, avec même, ici et là, des pointes d’ironie, c’est que rien n’était joué par avance dans cette naissance de l’anti-hégélianisme à la française. Il apparaît en revanche que, via leurs tentatives respectives d’échapper à leurs proches origines hégéliennes, Althusser et Foucault ont chacun été déportés vers un autre point de départ où – pour citer à nouveau le second en 1970 – Hegel les attendait, « immobile et ailleurs ». Par amour de la formule, on dira que leur hantise d’un « retour à Hegel » s’est traduite en un énorme et fructueux « détour par Hegel ». Comme l’indique Vuillerod en conclusion, de ces détours et des méandres qu’ils ont creusés il nous reste encore à apprendre si nous souhaitons aujourd’hui situer notre rapport à Hegel.
Louis CARRÉ (FRS-FNRS, Université de Namur)
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXXIII chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Jean-Baptiste VUILLEROD, La Naissance de l’anti-hégélianisme. Louis Althusser et Michel Foucault, lecteurs de Hegel, Paris, ENS Éditions, 2022, 395 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.
♦♦♦
Julia CHRIST, L’Oubli de l’universel. Hegel critique du libéralisme, Paris, PUF, 2021, 324 p.
On connaît la critique qu’Adorno, jouant sur la polysémie du terme en allemand, adressait à l’universel hégélien (das Allgemeine) en termes de « domination » unilatérale du collectif sur le particulier. Bien qu’Adorno n’y apparaisse qu’au détour d’une note (p. 108), le livre de Julia Christ inverse son interprétation. Non, Hegel n’est pas l’apologète d’un universel « dominateur », il est bien au contraire l’un de ses critiques les plus conséquents. Le propos de l’ouvrage ne se laisse pourtant pas résumer au geste de remettre Hegel sur le piédestal dont il aurait été injustement renversé. Il vise plutôt à camper une position dans le « conflit des universels » qui agite aujourd’hui le champ de la critique et des luttes diverses (postcoloniale, féministe, écologiste…) qui la sous-tendent. On serait tenté de trancher ces conflits en recourant à l’arbitrage d’un universel élevé au rang de tiers médiateur. L’option, trop commode, est définitivement écartée par l’autrice pour la simple raison qu’un universel supposé au-dessus de la mêlée incarne l’ultime figure de la domination. Là-contre, elle endosse une perspective hégélienne, qui consiste à envisager les catégories universelles du jugement, y compris les critères de la critique, à partir de leur genèse et de leur ancrage dans des pratiques sociales données. Ce parti pris « logico-social » l’amène à suivre au plus près le chemin erratique parcouru par la conscience de soi des sociétés modernes en prise avec leurs propres contradictions. Au bout du chemin l’attend un « autre universel », qui était au fond toujours déjà là, mais que ces mêmes sociétés se seront efforcées de continuellement renier.
L’ouvrage commence par dégager deux voies également insatisfaisantes empruntées par la critique contemporaine dans ses liens avec l’universel. La voie « douce » en appelle à l’horizon historiquement fluctuant d’un universel à même de s’élargir à ce que son contenu déterminé, de fait, exclut, tandis que la voie « radicale » oppose à la violence intrinsèque à tout ordre social un universel « alternatif », aux contours indéterminés. Deux modèles de compréhension des sociétés humaines s’ajoutent à la double impasse où mènent les chemins actuels de la critique. Le premier (« libéral ») table sur l’horizontalité d’un universel émergeant à partir des seuls rapports interindividuels. Le second (aux traits « structuralo-marxistes » mais « chrétien » d’origine) s’adosse à la verticalité d’un universel fonctionnant comme l’attracteur d’une « infinité de sujets » (Althusser). Une fois cartographiées les forces théoriques en présence, l’autrice expose, dans une première partie portant sur les « généalogies de l’universel dominateur », les écueils inhérents aux unes et aux autres. Le socle libéral a minima des sociétés modernes repose sur un « jeu des individualités », lui-même fondé sur la figure, kantienne et révolutionnaire, d’un individu producteur de normes censées valoir pour tous. La contradiction qui travaille la « forme-individu » se trouve exacerbée par l’économie politique classique lorsqu’elle en naturalise la liberté. En résulte l’image à la fois tronquée et bien réelle d’une société de marché, au sein de laquelle la détermination de ce qui vaut pour universel fait l’objet de luttes hégémoniques incessantes.
Fort de ce diagnostic sur les échecs du libéralisme des Modernes, la seconde partie analyse la façon dont Hegel, en durkheimien avant la lettre, rétablit l’individu libre en sa vérité de produit social face à ses apparences de producteur omnipotent. Le lieu de la médiation sociale se voit ainsi déplacé d’un rapport entre libres-échangistes sur le marché vers la division du travail entre des groupes et des individus de plus en plus contraints de coopérer. Comparée aux anciennes sociétés d’ordre, la division moderne du travail assigne moins les individus à leur place qu’elle n’en médiatise les rapports via les groupes auxquels ils appartiennent. Si agir droitement suppose qu’ils renoncent à la toute-puissance dont le libéralisme produit l’illusion, ce renoncement apparaît comme la condition nécessaire à l’exercice de leur droit politique à orienter les fins qui leur sont communes. L’universel, alors, n’est fonction ni de l’horizontalité « libérale » de leurs rapports réticulaires ni de la verticalité « chrétienne » d’un ordre s’imposant à chacun d’eux, mais de « l’autre en général », rendu effectivement possible par la « démocratisation du jugement » à l’échelle de la société tout entière. Du point de vue de « l’autre universel » hégélien, les individus dominent aussi peu la vie sociale qu’ils ne sont dominés par elle ; ils aspirent à la réalisation de la justice sociale que requièrent les rapports entre les groupes qu’ils constituent.
Une remarque « critico-critique » pour finir, au sujet d’un livre aux thèses fortes et aux analyses nuancées. La sphère « proprement politique » de l’État tend à s’effacer du portrait que Julia Christ nous brosse d’un Hegel « proto-sociologue » de la modernité avancée. Au regard de la centralité de l’État, tant chez l’auteur de la Philosophie du droit que pour la trajectoire socio-historique des Modernes, ses réflexions semblent oblitérer la part de la critique adornienne à l’encontre du « primat social et politique du collectif ».
Louis CARRÉ (FRS-FNRS, Université de Namur)
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXXII chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Julia CHRIST, L’Oubli de l’universel. Hegel critique du libéralisme, Paris, PUF, 2021, 324 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.
♦♦♦
Arvi SÄRKELÄ, Immanente Kritik und soziales Leben. Selbsttransformative Praxis nach Hegel und Dewey, Frankfurt a.M., Klostermann, 2018, 427 p.
L’ouvrage – dont le nom de l’auteur ainsi que les couleurs de couverture témoignent des ascendances finlandaises – concilie deux qualités que tout souvent oppose : rigueur analytique et profonde originalité. Comme le remarque Axel Honneth en préface, si le rapprochement entre Hegel et Dewey n’est en soi pas neuf (depuis notamment les travaux de James A. Good aux États-Unis et d’Emmanuel Renault en France), associer critique immanente et vie sociale a de quoi détonner parmi les débats contemporains en philosophie sociale, largement dominés par des positions post-métaphysiques et des questions de normativité. Grâce à une analyse fine et détaillée de parties du corpus hégélien (la Phénoménologie pour l’essentiel) et deweyen (en particulier l’œuvre de maturité), l’A. démontre toute la pertinence d’un modèle de critique sociale revendiquant sur le plan métaphysique son « naturalisme ». Selon l’hypothèse développée de manière systématique par Särkelä, le « naturalisme rationaliste » de Hegel et le « naturalisme évolutionniste », post-darwinien, de Dewey participent d’un même « naturalisme historique » dont la conséquence la plus importante pour une philosophie sociale est de concevoir l’activité critique comme partie prenante et constitutive de la « vie sociale ».
La première partie est consacrée aux aspects méthodologiques liés à un tel projet de critique immanente. Särkelä retient de l’argument d’ouverture de la Phénoménologie que les normes de la critique sont inséparables d’une pratique auto-transformatrice. Une critique véritablement immanente se doit d’être « sans présupposés » (vorraussetzungslos). En produisant ses propres critères d’appréciation sans que des normes lui soient données par avance, elle s’apparente à un expérimentalisme radical. Seule l’expérience historique toujours rejouée d’une communauté critique formée du « pour la conscience » et du « pour nous » permet d’éprouver en pratique la validité des normes sociales. Celles-ci s’avèrent alors éminemment révisables parce que considérées en principe comme faillibles. La conception deweyenne de la philosophie comme « critique de la critique » ou « enquête dans l’enquête » (inquiry into inquiry) rejoint ici la méthode phénoménologique de Hegel et sa « science de l’expérience de la conscience ». Après avoir clarifié la méthode propre à une critique immanente, l’A. s’attaque à l’explicitation des présupposés métaphysiques d’une « critique sociale naturaliste » (139). L’idée de « pathologie sociale », d’après laquelle la société dans son ensemble est susceptible de souffrir de maux comparables (mais non identiques) aux maladies d’un organisme vivant, est au cœur de la deuxième partie. Pour Särkelä, une philosophie sociale qui prétendrait se démarquer d’une philosophie morale et politique normative ne peut pas ne pas être naturaliste. Reste à qualifier le type de naturalisme et de métaphysique qu’il lui faut adopter. Le « naturalisme historique » de Hegel et Dewey et leur métaphysique processualiste présentent l’avantage de ne pas être réductionnistes (l’esprit renvoie à un domaine de réalité supérieur à ceux du physique et de l’organique) tout en affirmant une continuité graduée entre nature et esprit, vie et société, causalité et normativité (198). De là, l’A. opère un renversement de l’organicisme sociologique qu’il attribue à Durkheim (et à Honneth) : la vie organique ne fournit pas par analogie le modèle d’une vie sociale ‘saine’, elle est au contraire un symptôme de sa morbide « dégénérescence » (Ent-Artung) (383). Il y a pathologie sociale lorsque la vie sociale « dégénère » en vie organique, c’est-à-dire chaque fois que son processus d’auto-transformation critique est bloqué au niveau de sa reproduction fonctionnelle. C’est que la vie sociale, à la différence de la vie organique, n’est pas faite seulement de fins (Zwecke) à remplir, mais aussi et surtout de buts significatifs (Ziele) à (re-)définir et à poursuivre au moyen de la coopération. Dans la troisième et dernière partie, l’A. défend, à partir d’une relecture d’un célèbre passage de la Phénoménologie, la thèse selon laquelle si les rapports de domination et de servitude constituent « les formes fondamentales de toute pathologie sociale » (333), c’est moins en raison de l’échec des protagonistes à réaliser la norme préétablie de la reconnaissance réciproque qu’en raison de leur stagnation mortifère dans une totalité fonctionnelle aux allures « dystopiques » où les moyens mis en œuvre par le serviteur sont institutionnellement séparés des fins posées par le maître. Dewey se réappropriera le modèle de diagnostic critique élaboré par Hegel en contestant pour sa part la dichotomie institutionnalisée entre activité artistique et jouissance esthétique. Leur réunion supérieure dans l’idéal d’une communauté démocratique offre, de par sa capacité à intégrer les parts de reproduction et de transformation nécessaires à toute vie sociale, un traitement thérapeutique aux pathologies dont souffrent les sociétés. Chez Dewey, la critique sociale signifie ultimement l’art que déploie la vie sociale à se transformer en permanence.
Les objections que l’on est en droit d’adresser à l’A. reflètent la richesse de ses analyses et l’originalité de ses positions. On se demandera tout d’abord, à la suite de ses propres réflexions, jusqu’où le « naturalisme rationaliste » de Hegel relève d’un « naturalisme historique » affirmant, après Darwin, l’historicité de la nature. Il n’est pas sûr non plus que derrière la « seconde nature » de la vie éthique Hegel ait visé la répétition sans reste de la nature organique, sous la forme d’habitudes et de routines, dans le domaine social (318). Répondre à ces objections aurait supposé d’examiner plus avant le statut proprement spéculatif de la vie spirituelle comme vie organique « supprimée-conservée » (aufgehobenes Leben) (361), sa continuité et sa rupture vis-à-vis de la nature première.
Louis CARRÉ (F.R.S.-FNRS / UNamur, Esphin)
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXIX chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Louis CARRÉ, « Arvi SÄRKELÄ, Immanente Kritik und soziales Leben. Selbsttransformative Praxis nach Hegel und Dewey, Frankfurt a.M., Klostermann, 2018 », in Bulletin de littérature hégélienne XXIX, Archives de Philosophie, tome 82/4, Octobre-décembre 2019, p. 815-852.
♦♦♦
Hans-Christoph SCHMIDT AM BUSCH, Was wollen wir, wenn wir arbeiten ? Honneth, Hegel und die Grundlagen der Kritik des Neoliberalismus, Berlin, Duncker & Humblot, 2017, 88 p.
De l’auteur, on connaît déjà les importants travaux, pour la plupart traduits en français, consacrés au concept hégélien de travail, aux rapports entre philosophie sociale hégélienne et saint-simonisme et à la reconnaissance comme principe de la théorie critique. Tiré de sa leçon inaugurale à l’Université technique du Braunschweig, le court essai qu’il vient de publier en reprend les résultats tout en en élargissant les perspectives. Avec la clarté analytique qui le caractérise, l’auteur examine la possibilité de fournir une assise à la critique du capitalisme contemporain. Ses réflexions sont guidées par deux questions intimement liées du point de vue de la théorie critique : quel est le type de travail susceptible de rencontrer l’adhésion rationnelle des membres des sociétés modernes ; et la situation socioéconomique actuelle se montre-t-elle à la hauteur de cette exigence normative ? Pour répondre à cette double question, Schmidt am Busch convoque tour à tour la « théorie de la justice comme analyse sociale » élaborée par Honneth dans Le Droit de la liberté (chapitres 1 à 3) et la philosophie sociale exposée naguère par Hegel dans sa Philosophie du droit (chapitres 4 à 9). Soulignant la pertinence de la démarche de Honneth, il conteste cependant la manière dont ce dernier minore, dans sa « reconstruction normative » du marché, la « liberté négative » et les droits subjectifs au profit de la seule « liberté sociale ». S’il est vrai, comme le soutient Honneth, que la liberté sociale constitue une valeur éthique centrale pour les sociétés modernes, comment expliquer son apparent évincement dans la sphère institutionnelle du marché qui constitue pourtant l’une de leurs composantes essentielles ? L’auteur appelle en conséquence à un aggiornamento du programme honnethien via un détour par – ou un retour à – Hegel. La piste dessinée par ce dernier d’une « ambivalence éthique du marché » semble en effet plus prometteuse que l’opposition non-dialectique entre principes éthiques et réalité institutionnelle sur laquelle débouche Honneth. Schmidt am Busch montre en particulier comment, chez Hegel, la « disposition éthique » requise par le « système des besoins » implique à la fois une garantie institutionnelle des droits subjectifs de chacun à l’autodétermination (le libre choix d’une profession) et un impératif de « complémentarité » entre les activités de production et de service des uns et des autres au sein de la division sociale du travail. La mutation néolibérale du capitalisme peut ainsi être critiquée en raison de sa « position unilatérale et par conséquent déficitaire » en faveur de l’autodétermination subjective. Le déplacement théorique opéré par rapport à Honneth est subtil mais décisif : il s’agit moins de dépasser le capitalisme en vue du socialisme que de faire état de l’« instabilité chronique » sur le plan institutionnel qu’occasionne le néolibéralisme (à travers les phénomènes de chômage de masse, des travailleurs pauvres, de la précarité des parcours de vie, de formes abrutissantes de travail et de renforcement des inégalités structurelles). Comme l’indique l’auteur en conclusion, ces réflexions ne font en l’état qu’esquisser un « programme de recherche » dont les conséquences politiques seraient encore à tirer. Mais l’on retiendra de ce débat interne à la théorie critique contemporaine toute l’actualité du legs hégélien. Ce dernier nous invite à nous demander si, pour critiquer au mieux l’économie capitaliste de marché, il faut viser son dépassement ou au contraire s’installer dans ses ambivalences, pour ne pas dire ses contradictions.
Louis CARRÉ (FRS-FNRS/Université de Namur)
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXVIII chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Louis CARRÉ, « Hans-Christoph SCHMIDT AM BUSCH, Was wollen wir, wenn wir arbeiten ? Honneth, Hegel und die Grundlagen der Kritik des Neoliberalismus, Berlin, Duncker & Humblot, 2017 », in Bulletin de littérature hégélienne XXVIII, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 821-856.