Auteur : Louis Guerpillon

Robert FILMER, Patriarcha, auf der Grundlage der Übersetzung von H. Wilmans neu übersetzt und herausgegeben von Peter Schröder, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2019, 207 p.

L’édition de Peter Schröder rend de nouveau accessible le Patriarcha de Filmer au lectorat de langue allemande. S’appuyant sur la traduction donnée en 1906 par H. Wilmans, il en propose une version révisée, à la lumière, en particulier, des manuscrits de Filmer découverts entre-temps. Pour le lecteur français, cette édition vaut surtout par la longue introduction de 80 pages, dans laquelle Peter Schröder, plutôt qu’il n’analyse de manière interne les ressorts d’une argumentation somme toute suspendue à l’autorité de la Bible et à des méthodes herméneutiques déconcertantes, s’efforce avant tout de la situer en contexte, suivant une démarche revendiquée d’histoire des idées politiques (p. X), qui s’attache à restituer ce qu’on pourrait appeler l’espace de résonnance du Patriarcha. Le caractère à bien des égards « obsolète » des analyses de Filmer ne doit pas occulter en effet leur importance historique et détourner de les « prendre au sérieux en tant que jalon significatif du point de vue d’une histoire des idées » (p. LXXXIV) : celle-ci a tout à gagner à ne pas se limiter aux deux figures, certes prépondérantes philosophiquement, de Hobbes et de Locke, qui encadrent chronologiquement le Patriarcha et ont tendance à le maintenir dans l’ombre. Car il faut se garder des effets de perspective a posteriori, et Peter Schröder démontre en particulier combien, contrairement à ce que nous pourrions croire aujourd’hui, l’influence de l’œuvre de Filmer sur l’histoire politique de l’Angleterre, jusqu’à la Glorieuse Révolution de 1688, est « infiniment plus significative que celle de Hobbes » (p. VIII, et plus loin p. LXVI).

Signalons quelques éléments qui, dans cette présentation informée des recherches les plus récentes sur Filmer, en langue anglaise et allemande bien sûr, mais aussi en français ou en italien, retiennent l’attention. (1) Une approche contextualiste est d’autant plus légitime que la force de Filmer réside surtout dans ses capacités polémiques, plus qu’en l’administration positive de sa doctrine. Disputant avec Grotius, ou encore avec les théoriciens jésuites de la politique (Bellarmin, Suarez), on est frappé, à lire les indications de Peter Schröder, par la capacité qu’a Filmer de retourner contre ses ennemis certaines de leurs propres thèses soigneusement sélectionnées et isolées, allant jusqu’à enrôler de manière improbable Aristote dans son propre camp, pour à chaque fois refuser sans concession toute limitation de la souveraineté des rois. À cet égard, et contre la tendance à ranger Hobbes et Filmer dans le même camp, celui d’une monarchie absolutiste, il importe de souligner la radicalité des positions de Filmer, qui refuse avec intransigeance l’anthropologie de la liberté naturelle et la fondation du pouvoir politique dans une relation contractuelle. (2) Prendre en compte l’évolution rapide d’une situation politique agitée par les rapports de force instables entre le Parlement et la Couronne permet de comprendre pourquoi la publication du texte de Filmer, considéré avec méfiance par le pouvoir royal au moment de sa rédaction (achevée dès 1632, soutient Peter Schröder), n’aura lieu qu’en 1680, étant alors estimée opportune par le camp des Tories, qui en fera le fer de lance de son arsenal idéologique. Les analyses de Peter Schröder font ainsi la part belle aux premières réceptions du texte de Filmer, en réaction à sa publication posthume (Tyrrell, Bohun, Sidney, Locke, puis Leslie, Tucker, Towers, Bossuet), jusqu’à ce que soit définitivement acté, avec Rousseau et Kant, la fin du patriarcalisme politique, sinon celle des conceptions patriarcales de la famille. (3) La section originale que Peter Schröder consacre au statut des femmes dans la pensée de Filmer mérite d’être signalée. Il n’est évidemment pas question de trouver dans le patriarcalisme politique de Filmer un instrument au service de la cause des femmes, mais il n’est pas davantage possible de transposer sans précisions ce patriarcalisme politique à la sphère privée. La présentation des textes que Filmer consacre à la figure de l’épouse vertueuse se révèle à cet égard instructive, non moins que la fermeté avec laquelle Filmer, tout au long de sa vie, refuse la diabolisation des femmes impliquée dans la « chasse aux sorcières » : pratique à laquelle il se trouve confronté et dont il n’hésitera pas à dénoncer l’absence de tout fondement théorique valable. On voit par ces échantillons comment Peter Schröder parvient à faire résonner le texte de Filmer, et à ménager des portes d’entrée dans un édifice doctrinal duquel il est impossible au lecteur contemporain de se sentir d’emblée familier.

Louis GUERPILLON

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Pour citer cet article : Louis GUERPILLON, « Robert FILMER, Patriarcha, auf der Grundlage der Übersetzung von H. Wilmans neu übersetzt und herausgegeben von Peter Schröder, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2019 », in Bulletin d’études hobbesiennes III (XXXI), Archives de Philosophie, tome 83/2, avril-juin 2020, p. 197-222.

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