Auteur : Louis Rouquayrol

 

 

Thomas Holden, Hobbes’s Philosophy of Religion, Oxford, Oxford University Press, 2023, 240 p.

La religion de Hobbes, c’est-à-dire aussi la religion selon Hobbes introduit à des questions fascinantes. Car il faut bien dire que les énoncés du philosophe anglais sur le sujet, plus audacieux les uns que les autres, ont tout pour nous captiver : qu’un auteur du XVIIe siècle ait pu non seulement penser, mais encore écrire et imprimer que « Dieu est un corps » ou que « Toute religion qui n’est pas publiquement autorisée est superstition », voilà qui ne doit pas laisser indifférent. À la rigueur, en matière de religion, une seule proposition de Hobbes paraît n’avoir rien de scandaleux : « Dieu existe ». Pour n’être évidemment pas très originale, cette dernière n’en pose pas moins au commentateur son lot de difficultés. Car si (presque) tout laisse à penser que Hobbes est athée, cette seule proposition – « Dieu existe » –, inlassablement répétée, interdit tout jugement à l’emporte-pièce. Thomas Holden, dans son ouvrage Hobbes’s Philosophy of Religion, se donne dès l’introduction pour tâche de mettre fin au dissensus qui persiste entre les interprètes sur ce point : Hobbes, « chrétien […] non-conventionnel » (c’est le moins qu’on puisse dire) ou « athée » caché (p. 1) ? Ni l’un ni l’autre, car la question est tout simplement mal posée. L’auteur considère en fait que seule une attention accrue au langage religieux, et donc au statut des propositions qui constituent ce langage, est susceptible de nous livrer les clés de la philosophie de la religion de Hobbes – et même, nous y reviendrons pour finir, de sa religion personnelle.

La thèse centrale du livre, clairement mise en évidence dans le chapitre 2 (« The Language of Natural Religion »), est que ce langage se distribue en deux principales fonctions : (a) une fonction descriptive, où les énoncés sont susceptibles d’être vrais ou faux ; (b) une fonction expressive, où ils sont seulement susceptibles d’être ou de ne pas être convenables. C’est à un passage de la Critique du De Mundo de Thomas White (c. 35, § 16) que se réfère l’auteur comme au plus significatif pour soutenir son argument (p. 11) : « […] j’incline à cette opinion, qu’aucune proposition ne peut être vraie concernant la nature de Dieu, sauf celle-ci : Dieu existe ; et qu’aucune appellation ne peut convenir excepté cet unique nom : étant [ens]. Tout le reste ne relève pas de l’analyse de la vérité philosophique, mais de l’expression de nos affects [affectus], par lesquels nous voulons glorifier [magnificare], louer [laudare] et honorer [honorare] Dieu ».

Comme il ressort de cet extrait, les propositions qui constituent le langage religieux expriment, pour l’essentiel, notre désir d’honorer convenablement un Dieu qui, par ailleurs, nous est incompréhensible – plutôt qu’elles ne sont destinées à s’inscrire dans un discours dont le vrai et le faux constitueraient l’horizon. La question est cependant celle de savoir si la fonction expressive du langage (b) est entièrement soustraite aux normes intellectuelles qui gouvernent sa fonction descriptive (a). La réponse de l’auteur est nuancée. D’un côté, il y a bien entre la sagesse, l’omniscience, la bonté, etc., qui sont traditionnellement attribuées à Dieu pour l’honorer « une sorte de logique associationniste faible » (p. 13) ; de l’autre, certaines circonstances peuvent exiger que l’on attribue à Dieu, pour l’honorer, des propriétés sinon contradictoires entre elles, du moins contraires à celles auxquelles nous sommes accoutumés (p. 14). Les chapitres 4 (« Talking and Thinking about an Inconceivable God ») et 6 (« Sin, Necessity, and God Moral’s Attributes ») explorent cette seconde possibilité. Pour ne s’en tenir qu’à l’exemple le plus célèbre, attribuer à Dieu le nom d’« esprit » c’est, comme le précisent les Elements of Law (p. I, c. 11, § 4, cité p. 77), le faire « non en tant que nom de quelque chose que nous concevons », puisqu’un esprit incorporel est, dans la philosophie de Hobbes, inconcevable, « mais en tant que signification de notre révérence qui désire abstraire de lui toute grossièreté corporelle » (trad. D. Thivet). Tout aussi bien, dire de Dieu qu’il est corporel c’est, pour un philosophe qui, à l’instar de Hobbes, sait que seuls les corps existent, non pas produire « une affirmation substantielle sur la nature de Dieu », mais « simplement […] insister, dans des termes convenablement affirmés et vigoureux, sur le fait de son existence » (p. 76).

À partir de cette thèse, l’on peut faire trois séries de remarques.

(1) Concernant la fonction expressive du langage religieux, l’auteur précise l’originalité du propos de Hobbes, qui ne peut se reconduire ni à une forme de « théologie négative » ni à une quelconque « théorie analogique ». Soit la théologie négative : Hobbes s’en écarte car il est clair qu’il est convenable, pour exprimer notre désir de glorifier Dieu, de concevoir en lui des « attributs positifs » (« le plus haut », « le plus grand », etc.) quand bien même ce serait seulement pour leur « force honorifique » (p. 17). Quant à la « théorie analogique », si Hobbes s’accorde avec Thomas d’Aquin pour constater que nous forgeons les attributs divins par anthropomorphisme, il s’agit justement pour le philosophe anglais de refuser à ces attributs tout « contenu descriptif » (p. 18).

Le chapitre 5 (« Love and Fear of an Inconceivable God ») montre au demeurant que Dieu étant proprement inconcevable, l’insistance de Hobbes sur la fonction expressive du langage religieux ne signifie pas qu’en voulant glorifier Dieu il s’agisse de faire l’expérience de « véritables passions » (amour, haine, peur, etc.) « orientées vers [lui] » (p. 84). Honorer Dieu, c’est reconnaître sa puissance, le signe de cet honneur rendu à Dieu consistant dans le culte – et c’est à ce point que la sollicitation par l’auteur de la fonction expressive du langage religieux rencontre l’analyse hobbesienne du caractère social de la religion (voir en particulier les chapitres 7, « Conventional Religion and Revealed Religion » et 8, « Definitions of Religion »). Un passage important du De Cive (c. 15, § 17), cité par l’auteur (p. 151), rend cette relation tout à fait explicite : « […] si les particuliers adoraient Dieu en suivant chacun sa propre raison, il y aurait une telle variété parmi les adorateurs que chacun jugerait le culte de l’autre indigne, voire impie, et qu’ils donneraient tous l’impression aux autres de ne pas honorer Dieu » (trad. P. Crignon). Autrement dit, si l’essentiel du discours religieux s’épuise dans le désir d’honorer Dieu, ce discours ne pourra manquer d’être capturé par des dispositifs culturels historiquement et géographiquement situés qui codifient, précisément, des manières particulières de manifester cet honneur.

(2) Concernant la fonction descriptive du langage religieux, quelques précisions s’imposent. En premier lieu, l’auteur soutient que « Dieu existe » n’est pas l’unique texte de ce que l’on pourrait tenir pour la théologie naturelle hobbesienne. En l’occurrence, trois énoncés doivent plus particulièrement être retenus : Dieu « (i) est la cause de l’univers compréhensible par l’homme, (ii) est extrêmement puissant, et (iii) existe » (p. 39). La question qu’adresse le chapitre 3 (« Cosmological and Teleological Reasoning ») à cette « théologie naturelle descriptive minimaliste » est celle de son rapport avec les traditionnelles preuves cosmologiques et téléologiques de l’existence de Dieu. Les textes, comme le reconnaît l’auteur, ne sont pas limpides. Certains (Elements of Law, c. 11, § 2 ; Léviathan, c. 11, § 25 et c. 12, § 6) semblent présenter une preuve de l’existence de Dieu fondée sur l’impossibilité d’une régression à l’infini dans la recherche des causes. D’autres ( Critique du De Mundo de Thomas White, c. 26 ; De Corpore, c. 26) contestent au contraire la pertinence de ces preuves. Une telle disparité dans les textes était destinée à mettre à l’épreuve la sagacité des commentateurs. Comme souvent dans l’ouvrage, l’auteur présente un état des lieux très précis de la littérature (ici, p. 44-49) : faut-il penser que Hobbes attaque certaines versions de la preuve cosmologique ? Qu’il a changé d’avis ? Qu’il fait semblant de souscrire à cette preuve par prudence, en gardant par-devers lui une position beaucoup plus sceptique ? La solution de l’auteur est la suivante : Hobbes se contente, lorsqu’il restitue la preuve cosmologique, d’un « compte rendu descriptif d’un processus psychologique courant, au cours duquel la poursuite imaginative dans la régression des causes conduit à une sorte d’épuisement mental et à admettre qu’il existe quelque chose comme une cause première de tout » (p. 49). Il ne s’agit pas d’une preuve à proprement parler ou, plus précisément, il ne s’agit pas d’une démonstration au terme de laquelle Dieu pourrait être identifié comme « cause première » – puisque, nous le savons, Dieu est à ce point incompréhensible qu’on ne peut quasi rien dire de lui. C’est du moins ce que pense l’auteur, et voici la conséquence qu’il en tire : le titre, que l’on attribue à Dieu, de « cause première », est un titre purement honorifique qui relève de la fonction expressive du langage religieux. On pourra néanmoins se demander si la thèse, centrale dans l’ouvrage, de l’expressivism de Hobbes en matière de discours religieux ne rencontre pas ici une limite, car l’auteur ne parvient pas toujours à tracer une frontière très nette entre ce qui relève du « descriptif » et de l’« expressif » lorsqu’il est question de l’argument cosmologique – au point de reconnaître que son interprétation peut « sembler excessivement spéculative » (p. 50). Au demeurant, l’idée, suggestive mais négligée, selon laquelle la fonction expressive du langage religieux obéit à « une sorte de logique associationniste faible » (p. 13), n’était-elle pas déjà de nature à effacer la distinction entre le langage de la raison et celui des affects ? Ne peut-on pas imaginer, comme le suggère l’auteur lui-même (p. 50-51), que la preuve cosmologique – dans la version qu’en offre Hobbes – justifie à sa manière que nous désirions honorer Dieu en le désignant comme « cause première » ?

(3) Le lecteur curieux se demandera peut-être, pour finir, ce qu’il en est vraiment de la religion du philosophe anglais. L’auteur, pour qualifier la philosophie de la religion de Thomas Hobbes, retient l’expression de pious expressivism, voulant signifier par là « une attitude authentiquement révérencieuse à l’égard de la cause première, mais aussi la position selon laquelle le langage religieux doit être utilisé uniquement pour exprimer des attitudes non descriptives » (p. 37 et p. 199, où le caractère inactuel de cette position est souligné, et le rapport avec Wittgenstein, seulement suggéré). Or cette expression (pious expressivism) semble s’appliquer aux convictions et aux pratiques de Hobbes lui-même, pour autant que la réelle piété suppose d’honorer sincèrement Dieu, d’être persuadé de son existence, de sa toute-puissance, etc. (voir le De Homine, c. 14, § 1), mais aussi de se soumettre extérieurement aux pratiques sociales qui, de manière locale, participent à l’expression de ce désir d’honorer Dieu (cette distinction est notamment élaborée dans le chapitre 9, « Inward and Outward Atheism »). N’est-ce pas ce que fait Hobbes lorsque, commentant longuement les Écritures dans le Léviathan, il semble montrer du respect pour la religion chrétienne, à tel point qu’il fait preuve d’une « véritable révérence pour la divinité, bien que cette expression soit articulée dans une forme religieuse que Hobbes considère comme conventionnelle, humaine et fondamentalement arbitraire » (p. 141) ?

Cette analyse entraîne une ultime question, celle de savoir si ce régime de la croyance et des pratiques religieuses est commun, ou bien au contraire réservé sinon à Hobbes lui-même, du moins à une élite intellectuelle consciente de ce que doit être la véritable piété. Sur ce point, l’ouvrage comprend deux intéressants développements : l’un, dans le premier chapitre (p. 21-26 : « Is Hobbes’s Expressivism Descriptive or Revisionary ? »), l’autre dans celui qui précède la conclusion (p. 189-193 : « How Common Is Inward Atheism ? »). Le premier soutient la thèse selon laquelle la tendance à privilégier la fonction expressive du langage religieux serait commune et appartiendrait à la « dévotion ordinaire », le besoin de disputer – en vain – sur la description des attributs divins étant l’apanage des philosophes. Sagesse populaire, donc. Le second, en s’appuyant sur un passage duDe Cive (c. 14, § 19 : « les hommes qui sont perpétuellement occupés à rechercher les plaisirs sensuels, la richesse ou les honneurs, ceux aussi qui ne sont pas habitués à raisonner correctement ou qui n’en sont pas capables ou qui ne s’en préoccupent pas, et enfin les insensés » ignorent l’existence de Dieu), prétend que, quand bien même le peuple respecte le culte qui lui est imposé, cette religiosité extérieure n’en est pas moins susceptible de cacher une sorte d’athéisme « intérieur ». Folie populaire, donc. Il n’est pas dit que ces deux jugements soient contradictoires, à plus forte raison si l’on prend en compte, ce qui excède le programme que s’est assigné l’auteur dans cet ouvrage, la dynamique historique par laquelle s’institue le « royaume des ténèbres » dont il est question dans le Léviathan. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le moindre mérite de l’auteur, dans cet ouvrage riche, systématique, érudit et suggestif, que d’avoir envisagé dans son détail et sa dénivellation sociale la distribution des croyances et des pratiques religieuses chez Hobbes.

 

Louis Rouquayrol

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de philosophie anglaise III chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Thomas Holden, Hobbes’s Philosophy of Religion, Oxford, Oxford University Press, 2023, 240 p., in Bulletin de philosophie anglaise III, Archives de philosophie, tome 87/2, Avril-Juin 2024, p. 199-2240.</p

♦♦♦

 

ROMEO, Maria Vita, « Le Pascal de Léon Brunschvicg », Revue de métaphysique et de morale, 2021/3, 111, p. 321-336.

Dans ce numéro de la RMM consacré à l’œuvre de Léon Brunschvicg, Maria V. Romeo étudie plus particulièrement son œuvre d’historien de la philosophie et d’éditeur. Centré sur la figure de Pascal, l’article permet alors de rendre compte d’un « paradoxe » (p. 322) : bien que n’ayant « pas une idée commune avec Pascal », Brunschvicg a non seulement édité les Œuvres de Blaise Pascal (1904-1914), mais encore lui a consacré de nombreux travaux. Pourquoi ? C’est que Pascal dévoile selon lui l’essence et les contradictions de la modernité, entre progrès des sciences, « douceur de la vie mondaine » et « examen rigoureux de la foi » (p. 334). Sous ce rapport, l’opposition Descartes versus Pascal, chère à Brunschvicg, est restituée jusque dans son caractère très schématique (p. 330-333). C’est sans doute cet intérêt pour le sens historique de l’œuvre pascalienne qui explique le travail d’éditeur de Brunschvicg, dont les traits saillants sont le respect de l’ordre chronologique (p. 323), l’insistance sur la production scientifique (p. 324), la découverte de textes inédits (p. 325) et une tentative pour trouver un juste milieu dans l’édition des Pensées, entre deux extrêmes : « abandonner les fragments dans un état chaotique avec un respect au goût d’impuissance ; avoir le front de construire une Apologie à la place de Pascal » (p. 327).

Louis ROUQUAYROL (Université Panthéon-Sorbonne)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien LII chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : ROMEO, Maria Vita, « Le Pascal de Léon Brunschvicg », in Revue de métaphysique et de morale, 2021/3, 111, p. 321-336., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. XXXIII-L.</p

♦♦♦

 

Stephen H. DANIEL, George Berkeley and Early Modern Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2021, 338 p.

Cet ouvrage est, comme le précise l’auteur dans la préface, le résultat de vingt-cinq années de travail, puisqu’il rassemble en dix-huit chapitres (et deux appendices) des articles précédemment publiés dans diverses revues savantes entre 2000 et 2021. Si la philosophie de Berkeley constitue sans aucun doute possible le fil conducteur de ces différentes études, un simple coup d’œil à la table des matières permet d’emblée d’identifier deux ensembles de chapitres dans ce livre. (1) D’un côté, l’on trouvera une majorité de chapitres mettant en œuvre des comparaisons doctrinales : avec le stoïcisme (chapitre 1), le ramisme (chapitres 2 et 18), Suárez (chapitre 3), Descartes (chapitre 5), Hobbes (chapitre 6), Arnauld (chapitre 7), Spinoza (chapitre 8), Malebranche (chapitres 9 et 10), Locke (chapitre 11), Bayle (chapitre 12), Leibniz (chapitre 13), Browne et Collins (chapitre 17). (2) D’un autre côté, des chapitres, moins nombreux, plus spécifiquement consacrés à un thème : la représentation (chapitre 4), Dieu (chapitres 14 et 16) ou le panthéisme (chapitre 15).

Si l’énumération des chapitres suffit à indiquer qu’il serait vain de vouloir en discuter, dans les limites de cette recension, le détail, l’introduction comme les appendices permettront en revanche de caractériser ce qui constitue l’unité de l’ouvrage. Unité qui se déploie sur trois plans.

(a) Unité de méthode, d’abord. Cette méthode relève de ce que l’on pourrait qualifier comme une forme de comparatisme non contextualiste. Les comparaisons doctrinales proposées par l’auteur n’ont en effet pas vocation à dessiner un contexte historique qui fournirait à Berkeley ses matériaux ou ses instruments intellectuels. C’est même tout le contraire : la comparaison est moins historique que conceptuelle, et vise à montrer que « même lorsque ses prédécesseurs et ses contemporains disent des choses qui ressemblent étonnamment à ce qu’il dit, elles veulent souvent dire quelque chose de très différent quand c’est [Berkeley] qui les dit » (p. VI). Pour ne prendre qu’un seul échantillon, important dans l’ouvrage : caractériser l’âme comme une substance spirituelle, substance que l’on ne connaîtrait en outre qu’à travers son activité, n’est-ce pas dire « la même chose » que Descartes pour qui la res cogitans n’est précisément connue que par son attribut principal (Principia philosophiæ I, 52-53) ? Autrement dit, la philosophie de Berkeley ne serait-elle pas la même que celle de Descartes, avec cette réserve que l’on en aurait simplement éliminé la substance étendue (p. 277) ? En aucun cas car, comme le souligne l’auteur, pour Berkeley, la substance pensante « n’est pas quelque chose que l’on puisse distinguer conceptuellement de ses activités », pas plus qu’on ne peut (réciproquement) considérer ces activités comme « des attributs ou propriétés d’une substance » (p. 101). En d’autres termes, « substance » ne signifie pas la même chose sous la plume de Descartes et Berkeley. L’intérêt d’une telle méthode est qu’elle permet autant d’éclairer le comparé (les spécificités de l’évêque de Cloyne) que le comparant : ainsi l’opposition entre une définition de l’esprit comme substance et une définition de l’esprit comme activité permet-elle de détecter, chez Locke par exemple, une tension entre la caractérisation métaphysique de l’esprit et la caractérisation morale de la personne. À telle enseigne que « la description que fait Berkeley de l’âme, de l’esprit ou de l’être humain se rapproche davantage de la notion de personne chez Locke que de la notion de substance spirituelle chez Locke » (p. 188).

(b) Unité thétique, ensuite. La thèse de l’auteur – on vient de le suggérer – est en effet que l’esprit n’est littéralement rien en dehors de son activité (au sens où il n’est pas même possible de faire passer, entre l’esprit et cette activité, une différence modale). Cette activité s’inscrit dans un registre sémiologique : car « l’esprit (mind) est l’activité par laquelle les choses sont identifiées. L’esprit est simplement la différenciation, l’identification et l’association des idées […] de la perception » (p. 34). Ce point est amplement justifié par une comparaison technique avec la philosophie stoïcienne – dont l’auteur estime qu’elle doit être, dans ses grandes articulations, connue de Berkeley par l’intermédiaire de sa vulgarisation ramiste. Une telle lecture implique de minorer le caractère matérialiste de la philosophie stoïcienne (y compris au demeurant l’idée selon laquelle l’âme est, pour les stoïciens, matérielle) : la théorie du lekton (dicible ou exprimable) permet en particulier à l’auteur de montrer que, pour un stoïcien, la matière n’est rien en dehors des propositions (incorporelles) que nous pouvons proférer à son sujet. Or le stoïcisme substitue à cet égard une logique des propositions (« l’arbre verdoie ») à la logique prédicative aristotélicienne (« l’arbre est vert ») : si à la seconde correspond une métaphysique pouvant faire de l’âme le lieu d’une articulation entre substance et modes, à la première correspond une métaphysique qui, avec Berkeley, fera de l’âme le lieu d’une activité de déchiffrement du langage (divin) de la nature (p. 26-29 et p. 40 pour la transmission ramiste du thème). Cet effort pour penser l’âme en s’affranchissant du lexique cartésien de la substance et des difficultés que ce lexique implique (à commencer par l’équivocité de la substance, suivant qu’on parle de la substance pensante ou de Dieu – cf. Principia philosophiæ I, 51) autorisera notamment un subtil rapprochement avec Spinoza (p. 138) ; cette insistance sur l’activité d’une âme qui distingue des phénomènes plutôt qu’elle n’accède à une substance corporelle qui lui serait extérieure, permettra quant à elle une comparaison attendue avec Leibniz (p. 221).

(c) Unité de positionnement dans le champ de la recherche, enfin. Dans l’introduction comme dans les deux appendices, l’auteur confronte sa thèse à celles soutenues par d’autres interprètes, dans le même temps qu’il répond à des objections qui lui ont été adressées au cours de ces vingt-cinq dernières années. La difficulté est en effet qu’il semble y avoir, concernant la substance spirituelle, une tension, sinon une contradiction, entre certains textes de Berkeley. Dans des Notes philosophiques de 1708, Berkeley écrit la chose suivante : « l’esprit est un conglomérat de perceptions (mind is a congeries of perceptions). Ôtez les perceptions, et vous ôtez l’esprit. Posez les perceptions et vous posez l’esprit (+) » (Notebooks, 580, in Œuvres, éd. Brykman, t. I, PUF, 1985, p. 101). Formulation qui, à bien des égards, semble rapprocher Berkeley de l’idée humienne selon laquelle l’âme n’est qu’un « faisceau » (bundle) ou une collection d’idées. Mais dans les Principes de la connaissance humaine (1710), les expressions employées semblent nettement plus conformes à une métaphysique cartésienne de la substance : « il n’existe aucune autre substance que l’esprit ou ce qui perçoit » (Principles, § 7, in Œuvres, op. cit., t. I, p. 322). On lit également, au § 89 des mêmes Principles, que les idées sont des êtres « qui ne subsistent pas par eux-mêmes, mais qui sont soutenus par, ou existent dans des esprits ou des substances spirituelles » (op. cit., p. 365). Prenant acte de cette diversité des textes, l’auteur souhaite par-dessus tout éviter trois positions, défendues par la majorité des commentateurs (p. 6) : celle qui consiste à faire de certaines des Notes de 1708, affectées d’un signe « + » (voir sur ce point p. 291-301), des positions d’emblée refusées par Berkeley ; celle qui consiste au contraire à reconduire les formules des Principles de la connaissance humaine à une forme de dissimulation ou de prudence (Berkeley adhérant alors, en son for intérieur, à une théorie de l’âme comme faisceau d’idées) ; celle qui consiste à dire que Berkeley a tout simplement changé d’avis entre 1708 et 1710. Dans chacun des chapitres qui composent ce livre, l’auteur insiste au contraire sur le fait que Berkeley possède une théorie unifiée de l’âme, et montre – non sans être parfois attentif à la grande diversité des contextes argumentatifs – comment il arrive à l’évêque de Cloyne de « [choisir] de modifier ses expressions parce qu’il reconnaît que ses opinions peuvent être mal comprises par ceux avec lesquels il est en désaccord » (p. 4). Notons en passant que cette même attention est réservée aux autres auteurs étudiés : ainsi Arnauld qui, tout en parlant de « modifications » de l’esprit pour parler des perceptions, s’est déjà éloigné d’une vision par trop cartésienne de la substance spirituelle articulée à ses modes (p. 127).

Il ne s’agit en somme de réduire Berkeley ni à une vision cartésienne ni à une vision humienne de l’âme. Sous ce rapport, le chapitre capital est très certainement le cinquième (« Berkeley and Descartes on Mind »), dans lequel l’opposition entre un esprit conçu comme « principe de signification » (principle of meaning) et un esprit conçu comme « substance abstraite » (abstract substance) est construite. L’on pourrait presque regretter qu’au-delà de certaines indications (p. 34 : « l’esprit [n’est pas chez Berkeley] un faisceau humien d’idées déjà différenciées, mais plutôt le principe, ou l’activité, unique, singulier et divinement institué de différenciation et d’association au moyen duquel les idées sont identifiées et reliées » ; et surtout p. 304-307) un chapitre ne soit pas également consacré à une comparaison doctrinale entre Berkeley et Hume, qui ferait pendant au chapitre dédié à Descartes.

Au total, si l’ouvrage présente une lecture résolument concordiste de Berkeley, tâchant de faire tenir ensemble des textes allant des Notes philosophiques jusqu’au Siris (1744), une objection viendra peut-être à l’esprit du lecteur – objection qui se confirmera à la lecture du second appendice (« How Berkeley Redefines Substance: A Reply to My Critics »), dans lequel les critiques sont rejetées, parfois sans ménagement. Si cette interprétation a pu être qualifiée d’unfamiliar (Tom Stoneham) ou d’extreme (Talia Mae Bettcher), n’est-ce pas tout simplement qu’une option concordiste aussi radicale ne peut manquer de conduire à accorder une importance excessive aux textes non publiés ? Ou, en d’autres termes, vouloir prendre le contre-pied de l’« approche standard » au motif qu’elle négligerait complètement ces textes, n’est-ce pas s’exposer fatalement à faire de ces derniers l’expérience cruciale au moyen de laquelle se trouverait validée une interprétation d’ensemble de Berkeley (p. 6 : « ses Notebooks constituent la meilleure occasion de tester une telle stratégie ») ? Le risque est alors que l’analyse, aussi méticuleuse soit-elle, fasse passer pour de simples modifications rhétoriques des évolutions ou des inflexions théoriques parfois significatives. N’est-ce pas, en fin de compte, retrouver les mêmes difficultés que celles que pouvait rencontrer la thèse de la dissimulation ou de la prudence – difficultés que l’auteur entendait précisément conjurer ?

Louis ROUQUAYROL

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de philosophie anglaise II chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Stephen H. DANIEL, George Berkeley and Early Modern Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2021, 338 p., in Bulletin de philosophie anglaise II, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. 181-221.</p

♦♦♦

 

GARROD Raphaële et MARR Alexander, Descartes and the Ingenium. The Embodied Soul in Cartesianism, Leyde/Boston, Brill, « Brill’s Studies in Intellectual History », 323, 2020, 239 p.

Comme l’indiquent suffisamment le début du Discours de la méthode et sa traduction latine, une chose est d’avoir de l’esprit (ingenium), une autre de l’appliquer bien (AT VI, 2 et 540). De là à dire qu’avec Descartes prend fin une tradition attachant, au moins depuis Platon, la plus grande importance sinon à l’inégalité, du moins à la différence des esprits, il n’y a qu’un pas, que ne franchissent pas les contributeurs de ce volume. Il s’agit au contraire de prendre en compte, tant du point de vue cognitif qu’affectif, la totalité des ressources qui sont à la disposition de l’esprit, au-delà (ou en deçà) du seul entendement pur (R. Garrod, « Descartes re-imagined. Ingenuity before and beyond Dualism », p. 1-15). Cette entreprise est, dans un premier volet, menée sur le front conceptuel (« Rethinking the Ingenium in the Cartesian Corpus: Method, Mathematics, Medicine ») ; dans un second, sur le front historique (« The Cartesian Ingenium in Context: Predecessors, Contemporaries, Successors »).

Concernant un sujet qui, sans être absolument ignoré de la littérature secondaire, est encore sous-estimé (on regrettera que l’ouvrage classique de Geneviève Rodis-Lewis, L’individualité selon Descartes, Paris, 1950, ne soit jamais mentionné), l’apport de ce collectif est manifeste sous trois rapports.

1/ En premier lieu, l’étude des antécédents scolastiques (Igor Agostini, « Ingenium between Descartes and the Scholastics », p. 139-162) et renaissants (Richard J. Oosterhoff, « Methods of Ingenuity. The Renaissance Tradition behind Descartes’ Regulae », p. 163-183) ou du contexte intellectuel (Raphaele Garrod, « La Politesse de L’esprit. Cartesian Pedagogy and the Ethics of Scholarly Exchanges », p. 184-203), est d’autant plus précieuse qu’elle s’assortit d’une certaine prudence méthodologique qui neutralise par avance les querelles ordinaires sur les sources. Les auteurs ne donnent à voir ni un Descartes scolasticisé ni un Descartes humaniste, mais simplement un continuum historique dans l’emploi d’une notion aussi commune à toutes les écoles qu’elle est polysémique. Certaines ruptures gagneraient cependant à être soulignées : il est sans nul doute légitime et salutaire de nuancer le récit rationaliste « standard » (référé à Léon Brunschvicg, p. 185) qui voit dans Descartes l’effacement de l’ingenium au profit de la bona mens ; reste que le coefficient de résilience de ce récit tient à sa relation à certains textes qui affirment que chacun peut, à la rigueur, s’affranchir des bornes et singularités qui affectent son esprit (Regula VIII, AT X, 399-400).

2/ En second lieu, les différents contributeurs, qui ont eu accès au manuscrit de Cambridge des Regulae, proposent de nouvelles hypothèses concernant l’évolution de ce texte en prenant les précautions d’usage. Précautions nécessaires, car si l’examen de la pratique mathématique dont les Règles donnent la théorie interdit un terminus ad quem après 1631 (David Rabouin, « Ingenium, Phantasia and Mathematics in Descartes’ Regulae », p. 64-90), une étude précise du concept d’énumération montre qu’en 1644, lorsqu’il révise la traduction du Discours, Descartes semble en consulter ou reprendre le texte (Theo Verbeek, « Enumeratio in Descartes’s Regulae », p. 47-63). Theo Verbeek conjecture en outre un terminus a quo en 1628-1629 (la copie pouvant être à destination de Beeckman ou Reneri).

3/ Viennent, enfin, les apports proprement conceptuels du volume, qui essaiment dans tous les articles. Ils portent sur trois points. (a) La méthode d’abord : loin d’être un ensemble de règles contraignantes adressées à l’entendement pur, celle-ci doit cultiver les différentes dispositions de l’esprit. Tous les contributeurs s’accordent à divers degrés sur ce point. Denis Kambouchner (« Methodical Invention. The Cartesian Ingenium at Work », p. 19-30) en tire les conséquences, en direction d’un « concept subjectif et minimaliste » de la méthode. (b) L’union de l’âme et du corps, ensuite : à nouveau, les contributeurs s’accordent sur l’importance de l’incarnation (embodiment) dans la philosophie de Descartes, ce qui implique, comme le montrent Harold J. Cook à partir de la médecine (« Agustinian Souls and Epicurean Bodies ? Descartes’s Corporeal Mind in Motion », p. 113-135) et Dennis L. Sepper à partir de l’anthropologie (« The Post-Regulae Direction of Ingenium in Descartes toward a Pragmatic Psychological Anthropology », p. 91-112), une nouvelle façon de concevoir sinon l’âme et le corps, du moins les modalités de leur union. (c) Le bon sens, enfin : Igor Agostini et Richard J. Oosterhoff donnent, sur le rapport entre ingenium et lumière naturelle, d’intéressantes sources, mais c’est surtout l’article de Roger Ariew (« Descartes and Logic: Perfecting the Ingenium », p. 31-46) qui affronte directement les problèmes afférents à ce rapport. S’il est incontestable que la logique doit cultiver l’ingenium, on comprend plus difficilement que le « bon sens » ou la « raison » soient soustraits à une telle culture (p. 38-39). Certes, le bon sens n’admet pas de degrés, mais les textes sont nombreux qui affirment qu’il peut être corrompu (Lettre-Préface, AT IX-2, 13), que la lumière de la raison est susceptible d’être affaiblie par les préjugés ou, au contraire, augmentée par la méthode (Règle I). S’agit-il d’une contradiction ou d’une évolution par rapport au début du Discours (p. 42, n. 34) ? La difficulté est de cette façon davantage posée que résolue. Aussi, l’ultime mérite de ce collectif sera-t-il, au-delà de ses acquis (au nombre desquels on n’oubliera pas l’identification, par Alexander Marr, d’un portrait de Descartes : « Postface: The Face of Ingenium. Simon Vouet’s Portrait of Descartes », p. 204-216), d’ouvrir de nouvelles perspectives de recherches.

Louis ROUQUAYROL (Université Panthéon-Sorbonne)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien LI chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : GARROD Raphaële et MARR Alexander, Descartes and the Ingenium. The Embodied Soul in Cartesianism, Leyde/Boston, Brill, « Brill’s Studies in Intellectual History », 323, 2020, 239 p., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 194-195.</p

♦♦♦

PINGEOT, Mazarine, Les enfants et les fous. Descartes et ses lectures contemporaines, Paris, Classiques Garnier, 2019, 253 p.

Si l’humanité se signale par la faculté de penser (« le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ») et si, par ailleurs, « l’âme pense toujours » (la relation entre ces deux stipulations étant esquissée, note 8, p. 12-14), n’y a-t-il pas lieu de considérer que les figures de l’enfant et du fou, qui se situent aux marges de la rationalité commune et mettent en crise la continuité de la pensée dans le temps, posent à la philosophie de D. un authentique problème (p. 118-119) ? C’est ce que pense l’A., qui emprunte, à cette fin, une ligne de crête entre deux lectures « contemporaines » : celle du naturalisme (Schaeffer) qui refuse à D. la possibilité d’établir un lien entre le cogito et la pensée de l’enfant, et celle de l’historicisme (Foucault), qui estime que le cogito exclut la folie. La solution repose, à chaque fois, sur une prise en compte des diverses temporalités qui s’entrelacent dans la philosophie de D. et ses récits. – a) Le temps de l’enfance et les pensées qu’il charrie sont sédimentés dans une mémoire inconsciente et, si ces pensées échouent à se manifester dans le langage (rien ne distinguant alors l’animal du petit enfant), l’analyse des préjugés permet, a posteriori, d’en confirmer l’existence passée : « la conscience de l’enfant en soi n’advient qu’à la faveur du cogito » (p. 149). – b) L’examen de la folie est l’occasion pour l’A. de défendre une position équilibrée dans un débat déjà saturé : la folie comme expérience rend certes impossible l’exercice méditatif qui suppose une continuité dans le temps, et est à ce titre « exclue et attribuée à l’autre » (p. 201 : Foucault a raison), mais ce qu’atteint la folie est bien réintégré dans l’argument du rêve qui, lui, ne met pas en péril la temporalité du sujet méditant (p. 205 : Derrida a raison). Dans un cas comme dans l’autre, l’historicisme et le naturalisme manquent ce qui fait le cœur, selon l’A., de la philosophie de D. : le cogito comme expérience métaphysique irréductible, sortie hors du temps ne pouvant s’effectuer que sur un fond constitué par des temporalités multiples (naturelle, méditative, etc.). Nonobstant la solitude revendiquée (mais relative, car l’A. semble très influencée par F. Alquié) du propos qui « met de côté l’historiographie lourde et complexe » (p. 25), on peut toutefois présumer qu’un détour par la littérature secondaire aurait été souvent utile pour éviter quelques lieux communs désormais dépassés (par ex. la volonté infinie, p. 61), quelques idées au moins discutables (par ex. le projet de « fonder les sciences » qui ne serait pas le « projet initial » des Meditationes, p. 53), ou des erreurs manifestes (par ex. la distinction comprendre/entendre incompréhensiblement appliquée à l’évidence, p. 32 ; l’idée de Dieu qui ne serait pas « distincte », p. 87 ; les notions communes qui sont mises en doute par le malin génie, p. 221 ; le Vocabulaire de Descartes attribué à… Christine de Buzon, p. 245). On regrettera surtout dans l’argumentation des décrochages qui nuisent au sérieux du propos, que ce soit par exemple lors d’un développement sur la technique (p. 51-52) ou à l’occasion d’une réflexion sur la science prétendument « totalitaire » (p. 84), d’autant plus lorsque le cogito de D. est imprudemment réquisitionné contre ce « totalitarisme » scientifique et technique. On rappellera simplement avec Pascal que ce même cogito ne prend son sens, chez D., qu’à être le « principe ferme et soutenu d’une physique entière ».

Louis ROUQUAYROL (Université Panthéon-Sorbonne)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien L chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Louis ROUQUAYROL, « PINGEOT, Mazarine, Les enfants et les fous. Descartes et ses lectures contemporaines, Paris, Classiques Garnier, 2019, 253 p. », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.

♦♦♦

PAVESI, Pablo, « Descartes y las leyes de caridad. Derecho privado y público en la Carta a Voetius », Revista de Filosofía, 44/2, 2019, p. 193-209. [en espagnol]

C’est un lieu bien connu des études cartésiennes qui est ici parcouru à nouveaux frais : l’Epistola ad Voetium et l’évocation des « lois de la charité ». Descartes y rencontre une difficulté : « comment répondre à celui qui, systématiquement et délibérément, fait fi de toute raison ? » ; le commentateur, une autre : « comment comprendre le recours à la citation et à l’interprétation des Évangiles […] pour décrire les lois de l’amitié ordinaire entre les hommes […] ? » (p. 200). La réponse « cohérente » de J.-L. Marion à ces deux questions est rejetée : loin d’effectuer une sortie de la rationalité, l’Epistola constituerait un « alegato jurídico » – un plaidoyer s’adressant non pas à Voetius mais aux Magistrats pour demander le « châtiment » d’un théologien qui menace l’ordre public – s’inscrivant, à ce titre, dans le cadre d’une rationalité juridique assumée. De cette rationalité, dont les répercussions dans certains articles des Passions de l’Âme (en particulier, les art. 83 et194) et une lettre à Huygens de 1646 (AT V 262-265) sont mentionnées, il faudra dire qu’elle est tout entière fondée sur la distinction rigoureuse du « droit privé » fondé sur l’amour (naturel ou charitable) et du « droit public » fondé sur la justice et la loi. Par suite, (1) la charité n’est pas le « fondement » de l’amitié naturelle, y ayant tout au plus de l’affinité entre les deux (AT VIII-2 112, 27-28) ; (2) la « politique » de Descartes, si elle existe, ne saurait être ni une « politique de la charité » ni une « politique des passions », n’y ayant de politique qu’au niveau du jus civile, là où l’autorité publique, détenant le « monopole de la violence », a le pouvoir de châtier ou de gracier pour conserver la paix civile (p. 206-207).

Louis ROUQUAYROL (Université Panthéon-Sorbonne)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien L chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Louis ROUQUAYROL, « PINGEOT, Mazarine, Les enfants et les fous. Descartes et ses lectures contemporaines, Paris, Classiques Garnier, 2019, 253 p. », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.

♦♦♦

DESCARTES, René, Correspondance avec Élisabeth et autres lettres, introduction, chronologie et index par Jean-Marie Beyssade et Michelle Beyssade, bibliographie mise à jour par Delphine Antoine-Mahut, Paris, GF Flammarion, 2018, 322 p.

DESCARTES, René, Correspondance avec Élisabeth de Bohême et Christine de Suède, édition de Jean-Robert Armogathe, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2018, 476 p.

Autre époque que celle où l’on croyait pouvoir se dispenser de lire « trop à la lettre » certaines déclarations épistolaires de Descartes, compte tenu de « la qualité de ses correspondants » – « ici, un tout jeune homme [sc. Chanut], là, une femme [sc. Élisabeth] » (M. Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons, Paris, 1953, t. I, p. 29). Ces deux éditions témoignent que la situation a désormais bien changé. La première est la mise à jour d’une précédente, désormais classique (par là il faut entendre : dont la réédition était aussi souhaitable que nécessaire), qui donnait à lire la correspondance avec Élisabeth dans son contexte épistolaire, en même temps qu’elle lui rendait ses lettres de noblesse à travers une dense introduction signée par J.-M. Beyssade (BC XX, 1.1.2, p. 10-12). Ce qui est mis à jour, c’est donc exclusivement la bibliographie, dont le volume est quintuplé, signe de l’intérêt constant et fructueux accordé depuis trente ans à la correspondance de Descartes avec la princesse, et à la princesse elle-même. Quant à la seconde édition, elle répond opportunément à la première, non seulement en citant les acquis de l’introduction de J.-M. Beyssade (p. 16, p. 26), mais encore en accordant autant de soin à la correspondance avec Christine de Suède qu’à celle avec Élisabeth. Le texte est celui de l’édition des Œuvres complètes chez Gallimard (BC XLIV, 1.1, p. 182-185), enrichi d’une préface érudite, dans laquelle l’histoire des rencontres suscite le développement d’une pensée de l’union, du souverain bien, et de l’amour – qui, elle-même, se détache sur un fond admirablement restitué, entre aristotélisme, humanisme, et théories de l’amour au Grand Siècle. On y trouvera une annotation toujours instructive, une notice biographique pour les têtes couronnées, et enfin un ensemble de textes, jusqu’ici éparpillés, qui permettent d’accompagner Descartes jusqu’à sa mort, et même un peu au-delà (avec par exemple les étonnantes vitupérations de la reine Christine sur le corps encore chaud du philosophe, p. 319-325). Les deux éditions se rejoindront donc pour confirmer l’intérêt intrinsèque de ces échanges de lettres, et reconnaître de surcroît leur rôle décisif dans l’élaboration des Passions de l’âme, soit qu’il s’agisse du catalyseur de « l’émergence d’une œuvre » (J.-M. Beyssade, p. 27), soit qu’il faille y voir le « le Journal du traité » en question (J.-R. Armogathe, p. 27). Quant à la « qualité » des correspondantes, elle est dorénavant solidement établie.

Louis ROUQUAYROL (Université Panthéon-Sorbonne)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien XLIX chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Louis ROUQUAYROL, « René Descartes, Correspondance avec Élisabeth et autres lettres, introduction, chronologie et index par Jean-Marie Beyssade et Michelle Beyssade, bibliographie mise à jour par Delphine Antoine-Mahut, Paris, GF Flammarion, 2018 ; Correspondance avec Élisabeth de Bohême et Christine de Suède, édition de Jean-Robert Armogathe, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2018 », in Bulletin cartésien XLIX, Archives de Philosophie, tome 83/1, janvier-mars 2020, p. 151-222.

♦♦♦