Auteur : Luc Foisneau

 

 

Alfred J. Noll, Hobbes Enzyklopädie. Abecedarium zum Werk von Thomas Hobbes. Internationale Thomas-Hobbes-Bibliographie, Vienne, Czernin Verlag, 2023, 598 p.

Les trois parties du titre de l’ouvrage d’Alfred Noll indiquent d’emblée que le gros ouvrage que l’on tient dans ses mains ne sera pas facile à classer. Pour simplifier la tâche des bibliothécaires, il faut assurément commencer par la dernière partie du titre : le livre contient en effet une « bibliographie internationale de Thomas Hobbes », qui permettra de mettre l’ouvrage en bonne place à côté des bibliographies classiques de cet auteur. L’épaisseur impressionnante du volume indique déjà le nombre considérable de nouvelles publications depuis la parution de l’ouvrage d’Alfred Garcia, Thomas Hobbes : Bibliographie internationale de 1620 à 1986, qui comportait, en 1986, 197 pages de bibliographie de littérature secondaire – ce nombre de pages, déjà conséquent, n’a fait que croître entre 1986 et 2023, comme l’indique le tableau qui constitue la sixième partie de l’ouvrage d’Alfred Noll. Distinguant les livres et les articles/chapitres, ce tableau indique pour l’année 1986 15 livres et 47 chapitres/articles et, pour l’année 2015, point culminant de cent vingt ans de production, la parution de 27 livres et 194 articles. Ces deux chiffres sont, d’ailleurs, sans commune mesure avec la production hobbesienne de l’année 1900, qui ne vit paraître que 2 articles sur le sujet. Réunir plus de 6 000 titres dans une bibliographie consacrée à Hobbes est déjà chose utile, mais la raison d’être de l’ouvrage est ailleurs. La quatrième partie de l’ouvrage est, en effet, la cheville ouvrière d’un projet qui devrait réunir à terme – sur le revers de la quatrième de couverture est indiqué « automne 2026 » pour la parution du dernier volume – huit volumes de ce que l’auteur appelle une « Encyclopédie Hobbes ». Comme les notions traitées dans cette encyclopédie se présenteront sous une forme alphabétique, la seconde partie du titre indique que la fonction du premier volume, le volume 0, est de constituer un abécédaire des notions qui seront traitées dans ce gigantesque projet en neuf volumes – les huit volumes numérotés de 1 à 8 et le volume 0, qui constitue en quelque sorte la matrice de l’ensemble. Pour donner une idée de ce projet, dont seul le volume que nous recensons est paru, précisons que le volume 1 ira de « Superstition » à « Guerre civile », le second volume de « Cavendish » à « Expérience », le troisième de « Famille » à « Humour », le quatrième de « Idée » à « Logique », le cinquième de « Machiavel » à « Ordre », le sixième de « pacta sunt servanda » à « Gloire », le septième de « Schmitt » à « Tyrannie » et le dernier de « Traduction » à « doute ».

L’aspect le plus original de cette encyclopédie réside assurément dans la présence d’une bibliographie thématique (classée par ordre chronologique), dans la quatrième partie du volume que nous recensons, car cette partie nous donne par avance la bibliographie dont le rédacteur des entrées pourra se servir pour rédiger ses contributions. Deux pages entières de bibliographie pour la notion « Liberté (liberty, freedom) » (p. 79-80), mais une unique référence pour la notion « Idée (Idea) » (p. 97), qui renvoie à l’entrée « Idea » d’un Hobbes Dictionary. Les ouvrages de Hobbes figurent évidemment dans la liste des entrées, mais aussi les noms d’autres auteurs importants pour Hobbes (Sorbière, Spinoza, Thucydide, etc.), ceux de commentateurs (Macpherson, Skinner, Strauss, Tönnies, Voegelin) et, bien sûr, les noms de notions. La publication des bibliographies des futures notices d’une encyclopédie à venir est un hommage aux bibliothèques (réelles ou numériques), et l’on se plaît à en imaginer une qui contiendrait l’ensemble des références mentionnées dans l’ouvrage sous une forme imprimée. Le pendant de l’Encyclopédie Hobbes serait cette Bibliothèque Hobbes, qu’il resterait encore à constituer, si l’existence même d’une telle bibliothèque n’appartenait déjà au passé, les catalogues des bibliothèques contenant aujourd’hui plus de textes numériques en ligne que d’imprimés dans les rayonnages. Mais, puisque l’encyclopédie n’est encore qu’un programme de volumes à rédiger, revenons à la bibliographie réelle, que contient notre volume.

Ce livre commence par une liste, dans l’ordre chronologique, des œuvres publiées, dont la première référence est la première traduction allemande du Léviathan, à Halle, en 1794-1795. On apprend, en consultant la liste, que les deux premières parties de cette traduction furent rééditées deux fois, la première en 1936, la seconde en 2017. Pour les œuvres de Hobbes publiées antérieurement à cette traduction allemande, l’auteur renvoie son lecteur à MacDonald et Hargre[a]ves, Thomas Hobbes. A Bibliography (Londres, 1952), Charles H. Hinnant, Thomas Hobbes – a reference guide (Boston, Mass, 1980), et William Sacksteder, Hobbes Studies (1879-1979): A Bibliography (Bowling Green, Ohio, 1982). Cette première section (p. 23-36) constitue un recensement assez systématique des éditions et des traductions ; elle se termine par cinq références manifestement oubliées, qui ne suivent pas l’ordre chronologique. On peut regretter, toutefois, que cette section comporte quelques inexactitudes en matière de datation. Je citerai, à titre d’exemple, le fait que la première traduction française du Léviathananglais ne soit pas indiquée comme parue en 1971, mais en 1999, lorsque les éditions Dalloz republièrent à l’identique la version initialement parue aux éditions Sirey. La seconde partie de l’ouvrage d’A. Noll indique, chronologiquement, 40 bibliographies parues entre 1952 et 2021, qui se voient complétées dans un paragraphe final par l’indication d’autres bibliographies indicatives dans différents livres et sur des sites internet (par exemple, le site de la European Hobbes Society). La distinction aurait pu être faite plus clairement entre les livres dont la vocation est exclusivement bibliographique comme c’est le cas pour celui d’Alfredo Garcia, paru à Caen, en 1986 (ou la bibliographie des parutions italiennes entre 1981 et 2000 que l’on doit à Andrea Napoli, qui parut en 2002) et les livres qui comportent une bibliographie indicative. Une présentation plus exhaustive des sites internet permettant de consulter ou de constituer une bibliographie hobbesienne aurait aussi été utile, puisque notre premier réflexe dorénavant est de nous tourner vers ce moyen de recherche. La troisième partie du livre est une liste, dans l’ordre chronologique de leur parution, des volumes collectifs consacrés à Hobbes depuis le numéro 12 d’Archives de philosophie, consacré à « La pensée et l’influence de Th. Hobbes », publié en 1936. Dans sa simplicité, cette liste est très utile car ces volumes ont souvent constitué des moments importants dans les transformations de la recherche sur Hobbes : une indication des noms des rédacteurs des chapitres aurait pu apporter une information pertinente, puisque l’on aurait pu retrouver les titres des chapitres dans la bibliographie de la littérature secondaire. La bibliographie de la littérature secondaire, qui se trouve dans la cinquième partie, classée dans l’ordre alphabétique des noms d’auteurs, comporte 417 pages (p. 180-597). C’est la partie la plus utile de l’ouvrage, dans la mesure où elle permet de retrouver facilement les bibliographies des savants qui ont contribué à faire de l’œuvre de Hobbes l’une des plus commentées de la modernité. On ne peut que saluer le caractère résolument international, qui donne à voir l’étendue des travaux sur Hobbes, non seulement en Angleterre, le pays natal de l’auteur, et aux États-Unis, qui ont souvent donné le la aux recherches hobbesiennes depuis 1945, mais encore en Italie, en Allemagne et en France, dont Alfred Noll souligne, dans son introduction, qu’elle a connu un spectaculaire développement des études hobbesiennes (p. 15). Ce panorama très général permettra de prendre la mesure, sous la forme de listes bibliographiques, de la pluralité des sphères linguistiques qui se sont emparées de la pensée de Thomas Hobbes. On ne peut qu’espérer que ces bibliographies multilingues trouveront à s’exprimer dans la rédaction des entrées de l’encyclopédie en cours. D’un point de vue formel, une dernière révision de l’ensemble aurait pu éviter les coquilles, qui viennent trop souvent troubler le lecteur soucieux de la précision que l’on est en droit d’attendre d’un tel ouvrage – pour un lecteur francophone, le fait que le prénom de François Tricaud soit mis tantôt au masculin et tantôt au féminin (p. 560-562) ne sera source d’aucune erreur sur la personne, mais, comme cette bibliographie s’adresse à un public d’italophones, d’hispanophones, de germanophones, d’anglophones, etc., il serait bien que la seconde édition en assure la correction.

 

Luc Foisneau

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Pour citer cet article : Alfred J. Noll, Hobbes Enzyklopädie. Abecedarium zum Werk von Thomas Hobbes. Internationale Thomas-Hobbes-Bibliographie, Vienne, Czernin Verlag, 2023, 598 p., in Bulletin de philosophie anglaise III, Archives de philosophie, tome 87/2, Avril-Juin 2024, p. 199-2240.</p

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Cesare CUTTICA, Anti-Democracy in England, 1570-1642, Oxford, Oxford University Press, 2022.

En choisissant d’aborder la question de la démocratie en Angleterre à partir du thème de l’anti-démocratie, Cesare Cuttica ne répond pas seulement aux inquiétudes du temps présent, même s’il reconnaît volontiers, dès les premières pages du livre, que la haine de la démocratie qui nous entoure ne le laisse pas indifférent (p. v). En tant qu’historien intellectuel, son choix thématique est guidé par une raison historiographique : s’il souhaite étudier l’anti-démocratie plutôt que la démocratie, c’est que la période qui va du règne d’Élisabeth 1re à celui de Charles 1er fit de la première un thème principal et un « épouvantail » (p. 33), sans que personne ne prît le parti de la seconde. Aussi l’apport majeur de ce livre est-il de montrer que, dans l’Angleterre prémoderne, jusqu’à l’exécution de Charles 1er en 1649, personne ne se revendiquait de la démocratie, dans l’establishment politique et religieux, cela va sans dire, mais pas davantage dans les groupes populaires ou sectaires, ce qui est plus étonnant. À l’instar de ce que Lucien Febvre a pu établir à propos de l’incroyance au XVIe siècle, qu’elle n’existait que sous la forme de sa critique 2, Cesare Cuttica entend montrer que la présence d’un large front anti-démocratique en Angleterre entre 1570 et 1642 ne suffit pas à prouver l’existence de forces politiques démocratiques agissantes, mais seulement une détestation universelle de la démocratie. Sans doute cette forme politique renvoie-t-elle à des modèles bien connus et parfaitement identifiés par les contemporains : à la démocratie athénienne, en premier lieu, que caractérise la procédure du tirage au sort, les élections étant considérées comme des procédures aristocratiques, mais aussi, plus près de la période étudiée, aux fonctionnements démocratiques des Cantons helvétiques et des Provinces-Unies. Ces trois exemples historiques, qui ne composent pas un unique modèle, sont autant de cibles de ce que l’auteur nomme le « paradigme anti-démocratique », qu’il entend décrire à partir non pas des textes devenus plus tard canoniques mais de ce qui se disait effectivement de la démocratie dans l’arène politique de la période étudiée (p. 32). Sa méthode repose ainsi sur l’idée qu’il convient de partir des idées circulant effectivement dans l’opinion publique en réaction aux événements, idées formulées par des figures de minores aujourd’hui oubliées.

Deux éléments plus spécifiques permettent de caractériser la méthode du livre : le premier est une attention accrue à ce que les politiques et les discours religieux du temps disaient de ce front anti-démocratique ; le second est une volonté de se distinguer de l’historiographie qui privilégie les thèmes républicains.

Concernant le premier élément, s’il importe d’étudier les représentations associées à la démocratie, il convient aussi de repérer ces images et ces discours dans le registre religieux, parfois négligé par les historiens des idées politiques ; c’est un point fort du livre que de faire apparaître la dimension fortement anti-démocratique des polémiques religieuses entre des groupes que l’on considère souvent, soit comme opposés sur cette question, soit comme indifférents à la politique. Quant au républicanisme, il est présenté comme un objet d’étude complémentaire de la démocratie, mais une lecture attentive fait aussi apparaître, sous la plume de Cesare Cuttica, une dimension critique que la notion de complémentarité tendrait à estomper : « Cependant, tandis que la littérature sur [le républicanisme] est souvent accusée d’avoir inventé un objet qui n’existait pas (vraiment encore) à l’époque, notre recherche fait apparaître à quel point la démocratie constituait un défi omniprésent à différents niveaux de la vie politique anglaise » (p. 33).

Dans les deux cas, que ce soit pour l’insuffisante prise en compte des opinions religieuses ou pour la surévaluation de l’importance du discours républicain, l’auteur entend corriger deux insuffisances du paradigme historiographique de l’École de Cambridge dans lequel sa recherche s’inscrit. La thèse, qu’il soutient avec brio et une érudition qui force le respect, n’en demeure pas moins paradoxale : les preuves historiques qu’il fournit à ses lecteurs tendent toutes à prouver que la virulence et l’omniprésence des arguments anti-démocratiques ne correspondraient à aucune défense positive de la démocratie avant la mort du roi Charles 1er en 1649. On aurait pu s’attendre à ce que des prémisses démocratiques préparent le moment démocratique de la Révolution anglaise, mais l’apport du livre est de nous prouver qu’il n’en est rien. L’étude progresse selon deux axes, l’un chronologique, l’autre thématique. Les chapitres 1 et 6 sont conçus de manière chronologique, l’auteur y étudiant respectivement deux moments clés du paradigme anti-démocratique, l’un sous Élisabeth 1re entre 1570 et 1590, et l’autre sous Charles 1er entre la fin des années 1630 et le début des années 1640 ; les chapitres centraux s’efforcent quant à eux d’identifier, sous une forme plus thématique, les « alliés intérieurs de la démocratie » (chapitre 2), ses « alliés extérieurs » (chap. 3), ses « modèles étrangers » (chapitre 4) et ses « appuis nationaux » (chapitre 5).

Dans le registre des thèmes, l’ouvrage fait une place aux doctrines, aux pratiques et aux personnes que les anti-démocrates anglais considéraient comme représentatifs de la démocratie, soit en Angleterre, soit à l’étranger. On peut citer à titre d’exemples les accusations portées contre les jésuites accusés d’avoir suscité les attentats de Jacques Clément contre Henri III ou de François Ravaillac contre Henri IV (p. 79-86), les illusions suscitées par une rhétorique populaire pouvant rendre le peuple irascible (p. 86-97) et la critique de l’ostracisme comme une pratique de citoyens jaloux uniquement désireux de se débarrasser de leurs rivaux (p. 140-147). Parmi les antimodèles à ne pas suivre, on peut citer l’anabaptisme allemand dont le rejet est analysé comme une stratégie de mise en accusation des presbytériens anglais (p. 164-174). Lorsque, dans sa Conspiracie, for pretended reformation: viz. presbyteriall discipline (1592), R.  Cosin s’en prend aux anabaptistes allemands, c’est pour mieux toucher ses ennemis de l’intérieur, les presbytériens, qui n’avaient pourtant pas du tout les mêmes objectifs religieux et politiques. Le modèle égalitariste des anabaptistes était critiqué pour pointer les travers d’une plus grande participation, ou, selon l’expression utilisée, d’une plus grande parité (parity), au sein de l’Église. Mais, là encore, ce ne sont pas les idéaux démocratiques des presbytériens, inexistants, qui sont en jeu, mais leurs propositions en matière d’organisation ecclésiale. Cette stratégie, qui se met en place dans la première période étudiée (entre 1570 et 1590) apparaît dans la polémique entre Whitgift et Cartwright, le premier s’ingéniant à montrer que le second faisait un usage séditieux de la religion pour « rallier la fraction de la population la plus vulnérable et la plus ignorante à un programme démocratique » (p. 45). Pour autant, on ne trouve rien de tel dans les discours de Cartwright. Cesare Cuttica multiplie les preuves attestant que, si les polémiques théologiques prenaient souvent la forme d’un procès en démocratie, ces accusations étaient sans fondement car personne ne se réclamait de la démocratie. De fait, l’idée que l’on peut reconnaître dès cette vie qui sera élu et qui sera damné n’est pas une idée particulièrement égalitaire.

L’un des intérêts de ce livre est de nous faire comprendre à quel point la détestation de la démocratie était partagée pendant la première période de la modernité, et ce degré de détestation permet aussi de comprendre que le mot « démocratie » soit longtemps demeuré infamant (p. 72). Un autre aspect de la haine de la démocratie se traduit par une peur que l’Angleterre ne soit contaminée par des pratiques politiques venues de l’étranger : les formes les plus radicales du puritanisme se trouvèrent ainsi associées, sous la plume de Sutcliffe notamment, avec des congrégations étrangères présentes à Londres, en particulier françaises ou hollandaises (p. 62). De fait, les désordres redoutés avaient une origine étrangère : Bancroft considérait Théodore de Bèze, le réformateur genevois, comme « responsable d’avoir imposé une forme de démocratie populaire dans le gouvernement ecclésiastique » (p. 72), une démocratie qui ne regardait pas du côté de la république romaine, mais de celui de la démocratie athénienne. Comme l’enquête se termine en 1642, on peut se demander si la période de sept ans avant l’exécution de Charles 1er ne pourrait pas être considérée comme un moment de basculement, qui permettrait de passer d’un front anti-démocratique à un début de revendication de la démocratie comme mode de gouvernement. Aux historiens qui veulent voir dans ces années, et dans le mouvement des niveleurs notamment, un premier moment démocratique dans l’histoire politique anglaise, Cesare Cuttica soutient que la peur de la démocratie demeurait la plus forte, identifiée qu’elle était à un régime de terreur exercée par la foule. La démocratie entra en scène en Angleterre par le biais de son identification avec la pratique parlementaire au fur et à mesure que les commons purent être identifiés comme le lieu d’expression du peuple. La démocratie directe demeura, pour sa part, un repoussoir ou un épouvantail. L’un des apports d’Anti-democracy in England est de mieux comprendre la difficulté qu’il peut y avoir à défendre la thèse d’un Hobbes protodémocrate. Si le front anti-démocratique est aussi unanime que le décrit l’ouvrage, il n’y a pas lieu de considérer que Hobbes aurait pu faire exception en s’appuyant sur des arguments en faveur d’une démocratie radicale. Le jugement de l’auteur est tranché : « En dépit de son originalité, les positions anti-démocratiques de Hobbes étaient dans la ligne des attitudes qui prirent naissance lors des disputes ecclésiastiques de la première période élisabéthaine » (p. 228). Il observe ainsi une continuité remarquable entre les arguments d’un Whitgift et ceux d’un Hobbes qu’une soixantaine d’années séparent pourtant, et une proximité très grande entre les arguments de Hobbes contre la rhétorique démocratique des assemblées et ceux de Dudley Digges, dans An answer to a printed book, paru à Oxford en 1642. Ainsi, la situation de Hobbes, dans ce premier XVIIe siècle anglais, n’est pas très différente de la situation de Rabelais dans le Problème de l’incroyance au XVIe siècle, celle d’un esprit supérieur et original, certes, mais en rien supérieur à son temps.

Luc Foisneau

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Pour citer cet article : Cesare CUTTICA, Anti-Democracy in England, 1570-1642, Oxford, Oxford University Press, 2022., in Bulletin de philosophie anglaise II, Archives de philosophie, tome 86/2,Avril-Juin 2023, p. 181-221.</p

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Robin DOUGLASS et Johan OLSTHOORN (éd.), Hobbes’s On the Citizen. A Critical Guide, Cambridge, Cambridge University Press, 2020, 252 p.

Comme il fut publié en latin, le De Cive put être discuté dans toute l’Europe ; s’il avait été publié en anglais, il n’aurait été discuté qu’au Royaume Uni. De fait, pour beaucoup d’auteurs majeurs du XVIIe siècle – Grotius, Spinoza, Pufendorf, Leibniz et Bayle –, c’est le De Cive qui leur fit connaître Hobbes, et c’est à ce texte, plutôt qu’au Léviathan, qu’ils adressèrent leurs critiques. Fort bien édité par Robin Douglass et Johan Olsthoorn dans la collection des « Cambridge Critical Guides », ce volume a pour premier mérite de nous le rappeler. Si Hobbes avait été emporté par la maladie en 1647, son influence sur la pensée politique européenne en eût été à peine diminuée. Nous n’aurions certes pas identifié son auteur à la figure monstrueuse de Léviathan, et nous n’aurions pas connu la virulence des débats qui firent suite à la publication de 1651, mais une lecture attentive des critiques formulées à l’encontre de certaines thèses du De Cive montre que ces débats, certains d’entre eux du moins, étaient déjà en germe, sous forme d’arguments et sans passion excessive, dans la réception du De Cive. Il faut donc considérer les thèses de ce dernier ouvrage pour elles-mêmes, et apprécier tout particulièrement le caractère systématique et concis de l’exposé que Hobbes nous en donne. Tel est le propos du volume, qui trouve son point de départ dans la seconde conférence bisannuelle de la European Hobbes Society, qui s’est tenue à Amsterdam en 2018 : le De Cive est un objet d’étude à part entière, et pas seulement une étape préparatoire sur la route du Léviathan. Otfried Höffe avait déjà publié, en allemand, un Thomas Hobbes: De Cive (2008), mais la première étude en anglais intégralement consacrée à ce livre ne répond pas à un objectif didactique : c’est le résultat d’une recherche collective qui se donne pour objectif, non pas de rendre le livre accessible, mais d’en montrer la complexité à l’aune des avancées de la recherche la plus récente. Dans le chapitre 11, à la fin de son analyse des relations entre l’Église et l’État, Johann Sommerville rappelle certains éléments de l’histoire complexe de la publication et de la réception de l’ouvrage, d’abord paru à Paris en 1642, puis à Amsterdam, chez Elzevier, en 1647. Si l’on connaît relativement bien les circonstances de la seconde édition, il n’en va pas de même de la parution parisienne. Peut-on, d’ailleurs, vraiment parler de « publication » ? Howard Warrender semble l’affirmer dans l’introduction de son édition du De Cive dans la Clarendon edition, édition de référence s’il en est : « La dédicace porte comme date, Paris, le 1er novembre 1641. La publication suivit l’année suivante (avril 1642), dans un beau quarto, et imprimée de manière privée » (p. 5). S’il a bien été imprimé à Paris, comme le rappelle Warrender, Sommerville conteste que l’ouvrage y ait été pour autant « publié » : le livre, qui n’a pas reçu d’autorisation officielle, ne comporte, en effet, ni nom d’auteur – seules les initiales de Hobbes apparaissent au bas de l’Épître dédicatoire –, ni nom d’imprimeur, et l’on ne trouve, contrairement à l’usage du temps, aucune information concernant la manière de se le procurer. Il était facile d’en conclure, comme Grotius en avril 1643, que le livre n’était pas disponible à la vente. Contrairement aux Elements of Law, qui circulèrent d’abord sous forme manuscrite, le De Cive dans sa version parisienne – avec l’Épître dédicatoire, mais sans les remarques qui ne furent ajoutées qu’en 1647 – fut pourtant bien « imprimé ». L’imprimeur de la première édition pourrait être l’auteur des gravures, puisque figure, sur la page de titre de la première édition, l’indication « Math. f. », pour Jean Matheus fecit. Mais de ce Jean Mathieu, nous savons très peu de choses, et la contribution de Sommerville ne nous en apprend guère davantage qui se contente de rapporter l’hypothèse formulée par Quentin Skinner (p. 214, n. 7). Le propos de Sommerville est, en revanche, éclairant sur la réception de l’ouvrage en France et en Europe. L’un des premiers commentateurs du De Cive, Baptiste Masoyer-Deshommeaux, écrivait à Marin Mersenne en septembre 1642 que l’ouvrage méritait d’être brûlé, n’étant qu’une « rhapsodie d’hérésies ». En raison de la véhémence de ses positions à l’égard de l’Église catholique (p. 215), Descartes perçut aussi que l’ouvrage risquait de tomber sous le coup de la censure ; c’est ce qui se produisit en 1654 avec sa mise à l’Index par le Saint-Office. Le fait que la traduction française dédiée en 1660 au jeune roi Louis XIV par le sieur du Verdus ait omis les quatre derniers chapitres – la partie « Religio » en son entier – est un autre indice de la difficile réception des thèses théologico-politiques de l’ouvrage. Le chapitre 9, « Hobbes on Love and Fear of God » (Thomas Holden), le chapitre 11, dont nous venons de parler, et le chapitre 12, « Sovereign-Making and Biblical Covenants in On the Citizen » (A. P. Martinich), offrent des clés intéressantes, entre autres analyses, pour en comprendre les raisons. Nous ferons quelques remarques sur le chapitre 10, «‘A Rhapsody of Heresies’ : The Scriptural Politics of On the Citizen », qui souligne que, si les deux arguments principaux en faveur de l’obéissance des chrétiens au souverain civil restent inchangés – le souverain dispose d’un droit ultime de juridiction en matières civiles et ecclésiastiques ; les conditions du salut sont satisfaites par l’obéissance au souverain –, trois changements importants interviennent dans le De Cive. Le premier est d’ordre quantitatif, Hobbes y consacrant plus de place à la religion et aux questions scripturaires que dans les Elements of Law ; un second changement concerne la stratégie argumentative, et le troisième porte sur le contenu des arguments dans la mesure où Hobbes opère ce qu’Alison McQueen, l’auteur de l’article, nomme un « tournant hébraïque ». L’insistance sur l’Ancien Testament, qui distingue le De Cive des Elements of Law, est interprétée comme une réponse à son usage très important dans le camp parlementaire : il s’agirait pour Hobbes de retourner les armes des parlementaires contre eux, en montrant que l’Ancien Testament contient surtout des ressources en faveur du pouvoir monarchique. Alors que les prêcheurs parlementaires avaient souligné l’exemplarité de l’Israël biblique pour l’Angleterre révoltée contre son roi, Hobbes souligne le caractère singulier de ce moment. L’analyse proposée de l’usage de l’adjectif peculiar dans les expressions peculiar people, peculiar laws et peculiar king est particulièrement éclairante : ce terme servirait à réfuter le propos des parlementaires souhaitant faire de la période mosaïque un modèle pour la transformation politique de l’Angleterre des années 1640 (p. 196-197). Cette période ne constituerait pas un modèle, mais une singularité historique. Reprendre à ses adversaires leurs armes, en l’occurrence scripturaires, pour les retourner contre eux, c’est une fois de plus ce que Hobbes semble faire dans ses interprétations de la Bible au sein du De Cive. Un autre point fort du volume réside dans une volonté de comprendre l’apport spécifique à la pensée morale et politique de Hobbes d’un livre, le De Cive, qui connut une réception très importante sur le continent. Avant de nous livrer dix études en relation avec les trois parties du livre, l’ouvrage nous propose une analyse archéologique de deux strates méthodologiques : la strate géométrique, qui renvoie au tournant euclidien de 1629, lors du second voyage de Hobbes sur le continent, et la strate physicienne, si l’on peut dire, qui est l’apport le plus marquant du troisième voyage de Hobbes (1636). Cette seconde strate est mise en relation par Deborah Baumgold et Ryan Harding avec l’ambition de Hobbes de présenter sa philosophie sous la forme du système tripartite qu’il a nommé les « éléments de philosophie ». S’appuyant sur l’édition en regard des Elements of Law, du De Cive et du Léviathan (D. Baumgold (éd.), Three-Text Edition of Thomas Hobbes’s Political Theory, Cambridge University Press, 2017), les auteurs entendent montrer que Hobbes maintient, dans le De Cive, les exigences formelles du modèle géométrique de la connaissance en y introduisant toutefois des considérations liées à la nature des questions considérées, en l’occurrence, le droit du souverain et les devoirs des sujets. L’objet du chapitre 1 (« Excavating On the Citizen », p. 12-30) est de montrer en quoi consistent les variations entre le manuscrit de 1640 et le De Cive. La méthode géométrique imprime sa marque formelle à l’organisation du texte à travers des définitions axiomatiques désignées comme telles. Pour autant, Hobbes manifeste désormais son inquiétude devant la difficulté, voire l’impossibilité, qu’il y a à définir les notions. Apparue au début des années 1640, cette difficulté est rapprochée du problème des « concepts essentiellement contestés » (Walter B. Gallie, 1956) : la solution à l’équivocité avait été cherchée, au sein des Elements of Law, dans un retour à la sensation même (EL, 5.14), mais, dans le De Cive, comme dans la Critique du De Mundo de Thomas White qui lui est contemporain ou presque, cette solution ne satisfait plus le philosophe. Il en cherche d’autres : le recours à l’usage commun des mots, à l’autorité civile pour fixer le sens des mots, à la droite raison. Comme ces propositions ne le convainquent pas, il lui faut pourtant reconnaître que les concepts de physique et de politique ne se plient pas à la seule analytique des définitions ; seules des hypothèses d’un autre ordre sont susceptibles de donner sens aux concepts de la physique et de la politique. Dans le cas du concept de « loi de nature », par exemple, Hobbes revendique à la fois le modèle déductif et la nécessité de recourir à des prémisses empiriques comme celles qu’il a proposées dans les articles 2-7 du chapitre 1 du De Cive. Ce préalable méthodologique rend d’autant plus nécessaire un examen du contenu des « éléments » de la philosophie du De Cive. Comme il n’était pas possible d’examiner tous les concepts mobilisés par Hobbes dans ce dernier ouvrage, les éditeurs ont sollicité des contributions, en philosophie morale, sur l’amitié (Nicholas Gooding et Kinch Hoekstra), la gloire (Sharon A. Lloyd), le droit naturel et la désobéissance politique (Susanne Sreedhar), la motivation, la raison et le bien (Michael Lebuffe), et, en philosophie politique, sur la propriété et la souveraineté despotique (Laurens Van Apeldoorn), la souveraineté et la domination (Daniel Lee) et les corporations sans autorisation (Michael J. Green). Ces contributions de très grande qualité méritent toute l’attention des lecteurs. « Hobbes and Aristotle on the Foundation of Political Science » (p. 31-50) plus encore, dans la mesure où ce chapitre renouvelle l’approche de l’un des textes les plus justement célèbres du De Cive, le second paragraphe du chapitre 1, et les deux remarques qui lui furent ajoutées en 1647, celle qui commente la première phrase du paragraphe : « l’homme est un animal né apte à la société », et celle qui commente la dernière phrase : « l’origine des sociétés les plus étendues et les plus durables vient de la crainte mutuelle et non de la bienveillance mutuelle des hommes ». Refusant de considérer la critique de Hobbes comme une caricature d’un aristotélisme inventé, les deux auteurs s’efforcent de retrouver Aristote derrière les affirmations de sa critique. Dans la mesure où les trois espèces de l’amitié aristotélicienne sont remplacées par le souci de son avantage (bonum sibi) et la recherche sans fin de la réputation (gloria), l’attention au texte source d’Aristote permet de comprendre comment s’opère l’inversion de l’argument, comment, par exemple, l’amitié fondée sur la vertu fait place chez Hobbes à une critique sévère de la vanité des philosophes : « si l’on se réunit pour philosopher, autant il y a d’hommes, autant il y en a qui pontifient devant les autres, autant il y en a, en vérité, qui veulent être pris pour des maîtres » (De Cive, 1.2, trad. fr. Crignon, p. 97). Le point de départ est bien le texte d’Aristote, pas la seule Politique toutefois, mais l’éthique et la politique prises ensemble. Dans la première partie du De Cive, nous sommes dans le périmètre de l’ Éthique à Nicomaque, dans la seconde partie, dans celui de La politique. Comme l’association des deux parties qui constitue ce qu’Aristote nomme « science politique », la nouvelle science politique revendiquée par Hobbes s’élève donc sur des fondations distinctes à partir de choix philosophiques opposés, mais dans un périmètre commun. Ce travail de fouille permet de retrouver les strates aristotéliciennes enfouies, et d’affirmer que la critique est bien un dialogue, entre l’auteur du De Cive et celui de l’ Éthique à Nicomaque, et pas entre le premier et des arguments inventés ou empruntés à une tradition ultérieure. Retrouver les arguments ensevelis par des lectures trop hâtives, distinguer les méthodes qui se chevauchent, apprécier pour elles-mêmes les propositions philosophiques du De Cive, telle est bien l’ambition réussie de ce volume qui renouvelle notre vision, sinon de la politique de Hobbes, du moins de l’apport à cette vision de la seconde partie du système des Éléments de philosophie.

Luc Foisneau

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Pour citer cet article : Robin DOUGLASS et Johan OLSTHOORN (éd.), Hobbes’s On the Citizen. A Critical Guide, Cambridge, Cambridge University Press, 2020, 252 p., in Bulletin de philosophie anglaise I, Archives de philosophie, tome 85/2, Avril-Juin 2022, p. 171-208.</p

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