Auteur : Luca Basso

G. W. LEIBNIZ, Politische Schriften, in Sämtliche Schriften und Briefe, Vierte Reihe, Neunter Band. 1701-1702, hrsg. von der Leibniz-Editionsstelle Potsdam der Berlin-Brandenburgischen Akademie der Wissenschaften, Berlin, De Gruyter Akademie Forschung, 2019, XXIII-LXII +1093 p.

Les Politischen Schriften, dans l’édition académique (Akademie-Ausgabe) des œuvres de Leibniz, contiennent un très grand nombre de textes publiés avec tout l’apparat critique requis, l’indication du contexte historico-culturel, des notes et des remarques précises, fondées sur la prise en compte des nombreuses variantes des manuscrits. Tel est le résultat de l’activité de la Leibniz-Editionsstelle de Potsdam, dirigée par Wenchao Li. Il convient de noter que, bien que la production politique leibnizienne soit très importante, elle n’a pas encore trouvé la pleine reconnaissance qu’elle mérite parmi les historiens de la pensée politique et les philosophes politiques. Pour Leibniz, à la base de la politique, il y a les vérités de fait, distinctes des vérités de la raison : ainsi la question de la contingence apparaît comme un élément clé de l’enquête sur la politique. Tout l’effort de Leibniz consiste à tenir ensemble cet ancrage de l’analyse politique dans une situation spécifique, avec l’idée d’un lien décisif entre théologie, métaphysique et politique.

Le neuvième volume des Politischen Schriften, paru en 2019, recueille des écrits composés en 1701 et 1702, divisés en huit sections. Dans l’introduction (p. XXIII-LXII), très complète, les éléments les plus significatifs du volume sont mis en évidence d’un point de vue critique, philologique et historico-politique. La première section, Rechts und Staatswesen, contient une discussion avec l’économie politique anglaise, la soi-disant « arithmétique politique » (dont l’un des principaux représentants est Charles Davenant), liée à l’étude des phénomènes relatifs à la population. Dans Sur les revenus réels d’un peuple, la référence à l’argent mérite d’être soulignée : « On peut estimer toutes les choses en argent, mais la maniere d’estimer le revenu de tous les hommes en argent, est trompeur, car ceux qui vivent pour ainsi dire des gages d’autruy, sans contribuer à la production utile ne doivent point estre comptés » (p. 19). Dans la deuxième section, Haus Braunschweig-Lüneburg, la question de la succession anglaise joue un rôle majeur. L’événement déclencheur a été la mort du duc de Gloucester en 1700. Pour Leibniz, la couronne britannique a été le garant du maintien de la « balance de l’Europe ». Dès le début, le philosophe avait été clairement en faveur de la succession hanovrienne, dans le but de renforcer la lignée protestante et de contenir l’hégémonie française. Dans le texte « L’affaire de la succession d’Angleterre » , Leibniz déclare : « Outre que l’interest de la Maison de Bronsvic dans ce point est celuy de la liberté et de la religion, et que non seulement toute l’Europe protestante mais même toute l’Europe qui s’interesse pour la liberté publique, luy doit estre favorable » (p. 31). Il y a aussi une partie de cette section consacrée à Wolfenbüttel, en relation avec le duc Anton Ulrich, représentant de la plus ancienne lignée du Welfenhaus.

La troisième section du volume, Reich und Europa, aborde amplement la question de la succession espagnole, après la mort de Charles II en 1700. On relèvera un texte particulièrement intéressant que Leibniz publie anonymement, « La justice encouragée », se cachant sous le masque d’un écrivain hollandais. La solution qui a prévalu, favorable aux Bourbons, avec la montée au trône de Philippe V, exclut complètement les Habsbourg. Leibniz s’inquiète de la convergence entre la France et l’Espagne, et donc de l’influence grandissante de Louis XIV, « Rex Christianissimus ». Dans « La justice encouragée », Leibniz déclare : « Le Roy Très-Chrestien estoit disposé à une Transaction, et quand il ne l’auroit point esté il n’avoit garde de se rendre maistre de la Monarchie Espagnolle, asseurée du secours du reste de l’Europe. On dira peut estre que les Espagnols ont esté forcés à cette resolution de se donner à un prince de France, pour eviter le demembrement dont on les menaçoit » (p. 156). « L’Espagne seroit plus puissante, mais toujours pour long temps, dependamment de la France, Jugés où cela ira » (p. 180). Au fondement de la perspective leibnizienne, il y a les concepts de « liberté publique » (p. 204) et de « balance de l’Europe » (p. 206). Leibniz prend position pour les intérêts des Habsbourg dans la succession espagnole et pour le rôle impérial en Italie. Le Brandebourg-Prusse représente un deuxième enjeu politique important. Le 18 janvier 1701, l’électeur de Brandebourg est couronné sous le nom de Frédéric Ier, roi de Prusse. Il tient une partie de la Prusse en tant que fief soumis au roi de Pologne. Leibniz s’est réjoui de l’élévation de Frédéric et Sophie Charlotte à la dignité royale. Il est resté à Berlin du mois d’octobre 1701 au mois de janvier 1702 à la cour de Brandebourg-Prusse, en sa qualité de spécialiste en histoire et en droit, mais aussi dans les disciplines mathématiques et mécaniques.

Dans la quatrième section du volume, Kirchenpolitik, un projet de publication retient particulièrement l’attention : il s’agit de la nouvelle édition, annotée par Leibniz, du commentaire de Gilbert Burnet de l’article 17 sur la prédestination, traduit en latin par Daniel Ernst Jablonski, de la confession de l’Église anglicane. Ce projet s’inscrit dans le cadre des efforts leibniziens de réunification des Églises menés conjointement avec Jablonski. En fait, alors que Leibniz était à Berlin à l’été 1700, l’électrice Sophie l’informa qu’un exemplaire du texte de Burnet, An Exposition of the Thirty-Nine Articles of the Church of England, était arrivé à Hanovre. Leibniz interprète le commentaire de Burnet dans le sens d’une compréhension mutuelle entre réformés et luthériens au sein du Reich. En tout cas, pour Leibniz, en tant qu’esprit œcuménique, il n’y a ni « Dieu catholique » ni « Dieu calviniste », mais un seul Dieu, dont l’action est réglée par la raison. Dans un texte particulièrement remarquable, Meditationes pacatae de praedestinatione et gratia, les concepts de virtus, felicitas (p. 620), gloria Dei (p. 621), justitia (p. 656), maximum bonum (p. 657) sont abordés. Leibniz y examine les conceptions, entre autres, de Grotius, Descartes, Hobbes et Spinoza.

La cinquième section, Bibliothek, Literatur, Sozietät, Bildung, attribue un rôle remarquable à la Société des sciences de Berlin, fondée en 1700 sous la présidence de Leibniz. Mais en 1701 la Société n’est déjà plus le centre des activités de Leibniz à Berlin. Puisque la diffusion de la foi selon Leibniz doit être réalisée per scientias (voir le texte intitulé Einige Puncta, p. 750), « il attache une grande importance au fait que les futurs missionnaires ne doivent pas seulement être de bons théologiens, mais doivent aussi recevoir une formation scientifique approfondie, en particulier en mathématiques, en astronomie et en médecine » (Introduction, p. LIII). Une pièce très curieuse concerne, dans le cadre des initiatives menées à la cour hanovrienne en 1702, un « divertissement », dans lequel la figure de Trimalcion, du Satyricon de Pétrone, est remise au goût du jour sous la forme d’un « Trimalcion moderne » : « Comme le Festin de Trimalcion est un des plus connus et des mieux circomstantiés de l’antiquité on en a voulu donner une representation dans le Carneval d’Hanover pour varier les plaisirs, et les assaissonner de quelque chose de spirituel qui nous ramenât le goust des anciens » (Trimalcion moderne, p. 811-812). Il est intéressant de noter que le texte n’a pas été rédigé en latin savant, mais en français. La sixième section, Gesundheitspolitik, la septième, Gedichte, et enfin la huitième, Anhang, complètent le volume.

En conclusion, parmi les nombreux aspects traités dans la présente édition, il faut souligner combien la justice ne saurait constituer, pour Leibniz, un système juridique séparé et autonome, mais s’inscrit dans un horizon où se mêlent la théologie, l’éthique et la politique : « Sunt […] Regulae justitiae non minus aeternae veritatis quam regulae Geometriae, et apud omnem intelligentem valent […] Haud dubie Deus, quantum possibile est, ad maximum bonum maximamque felicitatem tetendit… » (Meditationes pacatae de praedestinatione et gratia, p. 656-657).

Luca BASSO

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Pour citer cet article : G. W. LEIBNIZ, Politische Schriften, in Sämtliche Schriften und Briefe, Vierte Reihe, Neunter Band. 1701-1702, hrsg. von der Leibniz-Editionsstelle Potsdam der Berlin-Brandenburgischen Akademie der Wissenschaften, Berlin, De Gruyter Akademie Forschung, 2019, XXIII-LXII +1093 p. in Bulletin leibnizien VII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 135-202.

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