Auteur : Lucas Brunet

 

Beyssade, Jean-Marie, Descartes et la nature de la raison. Études métaphysiques, suivi de Kambouchner, Denis (éd.), Jean-Marie Beyssade interprète de Descartes, essais de Frédéric de Buzon, Daniel Dauvois, Stefano Di Bella, Denis Moreau, Emmanuela Scribano, Paris, Honoré Champion Éditeur, 2023, 285 p.

Ce recueil de dix études déjà publiées et d’un discours inédit, paraissant peu de temps après des Études sur Spinoza (Rennes, PUR, 2023) que nous nous permettons de signaler, constitue le troisième et dernier recueil des articles de Jean-Marie Beyssade qu’il restait à publier sur Descartes, après les Études sur Descartes et Descartes au fil de l’ordre, parus tous deux en 2001. Cet ensemble, qui complète La Philosophie première de Descartes (Paris, Flammarion, 1979, rééd. 2017), fait de l’auteur l’un des interprètes de Descartes les plus décisifs de la seconde moitié du xxe siècle. Neuf études proposées traitent de front les grands problèmes de la métaphysique cartésienne, les deux autres s’y rapportent à travers des approches historiographiques (celle de Sainte-Beuve, et celle de Geneviève Rodis-Lewis). Le recueil est complété par cinq contributions d’amis et d’anciens élèves de J.-M. Beyssade, pour l’essentiel (excepté celle de S. di Bella, inédite) issues d’une journée d’hommage organisée à la Sorbonne le 7 juin 2017 sous le titre Jean-Marie Beyssade (1936-2016). L’histoire de la philosophie comme science exacte.

Dans « L’expérience du rêve et l’extériorité de Descartes à Berkeley » (chapitre i), l’auteur montre que l’opposition autoproclamée de Berkeley à la méthode cartésienne (p. 18) doit être nuancée en ce que, si Berkeley dénie radicalement à « la pure présence idéale de la spatialité » une quelconque « référence à l’existence en soi » (p. 26) – ce que le Descartes appelait « réalité formelle » – il n’en demeure pas moins que celle-ci ne peut s’opérer que sur fond d’une dissociation toute cartésienne entre ce que J.-M. Beyssade nomme « l’immédiateté de l’extériorité spatiale » d’une part, et « l’extériorité absolue » d’autre part (p. 25). – La deuxième étude (« Certitude et fondement ») s’emploie à mettre en lumière la métaphysique du fondement à l’œuvre dans le Discours de la méthode. Si dans la IVe partie de cet ouvrage, il n’y a « point de malin génie, point de Dieu trompeur » (p. 35), l’auteur soutient cependant que « l’extravagance hors du fondement méthodique », d’abord « différée » (et non esquivée comme le pense F. Alquié), « y a bien été aussi radicale que dans les Méditations mêmes », et que la métaphysique n’a pas eu à « sortir » (comme le pense J.-L. Marion) de la méthode pour la « mettre » à la « question » (p. 51). Ce constat est explicitement corroboré par les analyses de l’étude (chapitre x) sur Sainte-Beuve, où Beyssade décrit ce que le critique littéraire du xixe siècle n’a pas su voir chez Descartes, à savoir que « la raison cartésienne est fondamentalement une raison qui se limite elle-même, qui détermine ce qu’elle peut et ce qu’elle ne peut pas » (p. 195). L’auteur n’en loue pas moins, chez Sainte-Beuve, une « justesse » d’analyse qui a vu un Descartes « déchiré entre candeur et conséquence, entre tradition et révolution » (p. 196). Ces analyses permettent alors de comprendre la méthodologie cartésienne de l’auteur. Inspirée de la « pensée du développement » (chapitre xi) de Geneviève Rodis-Lewis, elle vise à ne pas sacrifier trop vite à « l’ordre des raisons » de Gueroult, et à restituer aussi fidèlement que possible la temporalité de la réflexion (sur laquelle Frédéric de Buzon attire l’attention, p. 257-272) dans laquelle se place le texte cartésien, qui peut ainsi faire, puis défaire, les « raisons de douter », selon Emmanuela Scribano (p. 234), qui remarque que c’est un des grands apports de l’auteur que de nous avoir rendus attentifs à ces points décisifs. Cette méthodologie n’est que la résultante d’une thèse sur « la nature de la raison » – titre d’un discours à la Sorbonne (chapitre ix), dans lequel J.-M. Beyssade soutient que l’« extravagance » ou « hyperbole » est le mouvement même de la raison cherchant à constituer son propre fondement, au point de convoquer, comme figures de cette « extravagance » rationnelle à la suite du doute, la remontée à l’« infini » divin, « incompréhensible » (p. 170), mais aussi la « merveille de la liberté », dont la grandeur se mesure dans notre pouvoir, lorsque nous connaissons le meilleur, de suivre le pire (p. 171) ou encore les passions elles-mêmes, en tant que la raison prend « appui » sur elles pour « s’en fortifier elle-même » (p. 172) dans l’individu. L’ego constituant cartésien, en tant que rationnel, est en effet « individuel et universel à la fois » (p. 167).

Les études réunies ici déclinent par conséquent la nature de la raison dans la détermination de l’ego. Elles montrent dans « Qui suis-je, moi qui suis ? » (chapitre iii), que si Descartes a pu trouver dans l’Amphitryon de Plaute le thème d’un doute sur soi-même à la faveur d’une identité dérobée (p. 60), et de l’action d’un dieu trompeur (p. 58), il dépasse néanmoins Plaute en ce que ce n’est plus le « moi humain » qui est « le vrai sujet de ce qu’il y a d’indubitable dans le cogito » (p. 70). On retrouve d’ailleurs dans la pièce de Molière cet « écart » cartésien « entre la chose qui pense, indubitable, et le sujet naturel toujours suspect » (p. 68). C’est cette conquête cartésienne de l’ego toujours identique par-delà chaque manière de penser, que l’étude IV met en avant, cette « substance pensante » bien comprise qui permet selon l’auteur de résister au procès kantien en paralogisme – selon lequel on passerait trop vite du « je pense » au « je suis une substance pensante ». Avec une très grande précision, est montré comment une attention au long cheminement des Méditations permet d’éviter une inférence si rapide (p. 84). D’ailleurs, tout en distinguant soigneusement les conceptions respectives du sujet de Descartes et de Kant, l’auteur parvient, dans son commentaire détaillé du texte du § 25 de la Déduction transcendantale (Ak III, 123-124), à énoncer ce que, selon lui, Kant retient du cogito (chapitre v) : Kant est « remonté jusqu’à la conscience d’un acte qui me donne à la fois l’existence assurée et la spontanéité non sensible de ma pensée » (p. 98). Ce rapprochement permet de mieux lire le texte cartésien lui-même, en évacuant ce que Kant pensait y voir et qui ne s’y trouve pourtant pas (la psychologie rationnelle et la psychologie empirique).

Cette lecture affinée du texte cartésien nous est aussi offerte par l’étude VII, qui montre que des raisons philosophiques essentielles (l’auteur va jusqu’à identifier une « ontologie » cartésienne dans de brèves corrections effectuées par Descartes à la lettre d’un inconnu lui étant adressée) commandent toujours chez Descartes des choix terminologiques. Précise, la lecture passe même par la suggestion d’hypothèses pour mieux le comprendre dans ses obscurités, au point de tenter de lire dans Principia, I, 48, les esquisses d’une « pensée du transcendantal encore à naître » (chap. viii). Cette analyse témoigne moins d’une audace interprétative passagère (et de la gageure que serait une histoire du transcendantal qui, des médiévaux à Kant, n’aurait finalement pas été interrompue par le cartésianisme) que, selon le mot de Denis Moreau, de la « féconde pluralité des voies méthodologiques » de l’auteur (p. 219) : la relecture comparée des textes qu’il opère fait qu’ils s’éclairent les uns les autres, et en permet ainsi une interprétation précise. C’est encore la précision de cette lecture qui permet dans l’étude du chapitre vi de donner des éléments de compréhension décisifs du difficile problème de la fausseté matérielle des idées, et d’en expliquer très simplement le ressort complexe : s’il y a quelque chose de faux dans mes idées en tant que simples modes de ma pensée, même quand je ne les réfère pas aux choses extérieures (p. 105), cela ne tient à rien d’autre qu’au fait que « toute peinture représentationnelle [à quoi l’idée est assimilable] enveloppe ultimement des touches ou des traits non-représentationnels » (p. 120, nous traduisons).

On se procurera donc ce précieux recueil, qui rassemble, tant par la restitution précise des problèmes que par la fidélité des solutions proposées, des analyses incontournables de la pensée de Descartes.

Lucas Brunet (Université de Caen Normandie)

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Pour citer cet article : Beyssade, Jean-Marie, Descartes et la nature de la raison. Études métaphysiques, suivi de Kambouchner, Denis (éd.), Jean-Marie Beyssade interprète de Descartes, essais de Frédéric de Buzon, Daniel Dauvois, Stefano Di Bella, Denis Moreau, Emmanuela Scribano, Paris, Honoré Champion Éditeur, 2023, 285 p., in Bulletin cartésien LIV, Archives de philosophie, tome 88/1, Janvier-Mars 2025, p. 198-200.

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