Auteur : Lucas Pétuaud-Létang

Ryu OKAZAKI, Zur kritischen Funktion des absoluten Geistes in Hegels Phänomenologie des Geistes (Hegel-Jahrbuch, Sonderband 15), Berlin, Duncker & Humblot, 2021, 342 p.

Cet ouvrage est une étude détaillée des trois derniers chapitres de la Phénoménologie de l’esprit, c’est-à-dire de ceux consacrés à l’esprit, à la religion, et au savoir absolu. L’auteur veut montrer, de manière générale, que les perspectives ouvertes par l’esprit absolu sont critiques et non affirmatives (p. 321). Il s’oppose ainsi à une lecture dogmatique du savoir absolu. Ce qui possède une « fonction critique », explique Ryu Okazaki dans son introduction, a la capacité de « jeter un autre regard sur quelque chose qui est déjà là » (p. 12) ; c’est-à-dire que l’esprit absolu (sphère comprenant donc, ici, la religion et le savoir absolu) développe des « médiums réflexifs » (ibid.) de compréhension de soi qui sont le résultat du travail de l’esprit étant-là et constituent une forme de critique spécifique. L’auteur rattache son analyse à plusieurs commentaires récents, ceux de Pirmin Stekeler-Weithofer, Georg Bertram, et surtout Christine Weckwerth, dont il retient la vision de la Phénoménologie comme genèse du savoir médiatisée d’un point de vue socio-culturel (p. 14-15). Le livre se divise en deux parties, l’une consacrée à l’esprit (ch. VI), l’autre à l’esprit absolu (ch. VII et VIII).

Dans l’ensemble, la démonstration est convaincante. Les analyses de R. Okazaki sont écrites dans une langue claire, ce qui doit être souligné lorsqu’il s’agit de textes si complexes. Comme le corpus étudié est peu étendu mais dense, le déroulement des expériences de la conscience est suivi de près, ce qui n’empêche pas l’auteur d’entrer dans des discussions fécondes avec la littérature secondaire, et, plus rarement, de se référer à d’autres philosophes ; on trouvera par exemple (p. 69), pour mieux faire comprendre le contraste de l’esprit rendu étranger à soi avec la figure précédente de « l’état du droit » (ou du « statut juridique »), une analogie avec la différence proposée par Hobbes entre le visage grec et le masque romain (Léviathan, ch. XVI). Le fil directeur de la première partie se noue autour du rapport entre l’être naturel et le statut normatif (Normativitätsstatus), dans un long développement (sections A, B, et C du chapitre Esprit) que l’auteur veut conceptuel plutôt qu’historique (p. 16). À son issue, il s’avère que la réconciliation des deux figures antagonistes du for intérieur ne permet pas de former une réflexion critique sur le lien entre être naturel et statut normatif, réflexion qui échoit à l’esprit absolu (p. 182-183). Mais, d’autre part, le point de vue du savoir absolu est interprété comme « un perfectionnement immanent et conséquent de la conscience de la religion révélée » (p. 18), si bien que c’est la continuité avec la figure précédente qui prévaut. Telle est l’originalité principale du livre : montrer que l’esprit absolu, et particulièrement le savoir absolu en tant qu’expérience à part entière, possède une fonction critique qui consiste dans l’unité de la « conceptualisation » (Ver-Begrifflichung) de l’histoire et de l’historicisation du concept (p. 325).

On peut toutefois mentionner ici une interrogation (parmi d’autres) qui survient à la lecture de ce texte, sur un mot abondamment utilisé par R. Okazaki : « médium réflexif » (Reflexionsmedium). Ce terme a été choisi pour qualifier le savoir de soi de l’esprit résultant de son développement. Alors que l’auteur rappelle à plusieurs reprises que le savoir vrai acquis de lui-même par l’esprit n’est pas en proie à des problèmes d’intermédiaire, pourquoi avoir choisi un terme qui inclut expressément la notion de milieu ? En outre, il aurait été intéressant d’évoquer plus précisément les perspectives qui, en dehors de la Phénoménologie de l’esprit, sont ouvertes par ce point de vue critique.

Lucas PÉTUAUD-LÉTANG (Université Bordeaux Montaigne)

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Pour citer cet article : Ryu OKAZAKI, Zur kritischen Funktion des absoluten Geistes in Hegels Phänomenologie des Geistes (Hegel-Jahrbuch, Sonderband 15), Berlin, Duncker & Humblot, 2021, 342 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.

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Will D. DESMOND, Hegel’s Antiquity, Oxford, Oxford University Press, 2020, 391 p.

Comme l’indique son titre de manière transparente, ce livre concerne la complexe appropriation par Hegel de l’Antiquité, en particulier de l’Antiquité gréco-romaine. Le but que l’auteur s’est fixé est de « synthétiser, de manière aussi objective et complète que possible, les caractéristiques saillantes de la compréhension hégélienne de la plupart des figures et phénomènes antiques dont il avait connaissance » (p. 41). Ce faisant, il ne cherche pas à introduire une thèse nouvelle sur la nature de la philosophie hégélienne, mais plutôt à montrer dans quelle mesure les Grecs et les Romains « parlent » encore dans et à travers l’allemand de Hegel – pour reprendre les termes de la conclusion (p. 351). Autrement dit, l’auteur veut montrer qu’on ne peut situer Hegel uniquement par rapport à ses futurs disciples ou critiques, mais qu’il faut d’abord rapporter sa pensée au passé grec et romain. À cette fin, les quatre chapitres centraux suivent le fil des textes de la maturité qui sont pertinents, en les mettant en relation avec l’antiquité grecque et romaine ; c’est-à-dire : les Principes de la philosophie du droit (ch. 2), l’Esthétique (ch. 3), les Leçons sur la philosophie de la religion (ch. 4) et enfin les Leçons sur l’histoire de la philosophie (ch. 5). La Philosophie de l’histoire est constamment convoquée.

Ce livre a de nombreux mérites. Il constitue d’abord une impressionnante synthèse sur le rapport de Hegel à l’Antiquité. L’originalité de l’ouvrage, comparé à d’autres portant sur le même thème, réside dans son caractère général et englobant, donc dans le refus de donner la priorité à tel ou tel thème déjà travaillé (l’Antigone de Sophocle, Platon, la dialectique, le scepticisme, etc.). Si cette perspective ambitieuse s’appuie sur une très bonne connaissance de Hegel, des textes antiques et de la littérature secondaire, on peut regretter que la bibliographie soit presque exclusivement anglophone. Synthétique, le texte ne craint pourtant pas d’entrer dans le détail de certaines questions, de la conception grecque du mariage (p. 67) à la philosophie pythagoricienne (p. 258 sq.) en passant par les gladiateurs romains (p. 219 sq.). Deuxièmement, Will Desmond ne se contente pas de suivre les interprétations proposées par Hegel : celles-ci sont régulièrement discutées, pour en souligner les limites ou pour reconnaître leur pertinence ; il insiste également sur les auteurs ignorés par Hegel, notamment Augustin (p. 229, 231-232). Troisièmement, les analyses de Hegel sont mises en relation avec celles de ses contemporains, ce qui permet d’apprécier leur originalité. Cette attention au contexte produit sans doute les pages les plus intéressantes du livre ; par exemple, celles où l’auteur relie la conception de la religion romaine comme « religion de l’utilité » à une controverse avec Bentham et Schleiermacher (p. 225-228).

La nature synthétique de l’ouvrage explique en même temps ses défauts. Le principal est le traitement rapide de certains concepts ou auteurs. Seules une soixantaine de pages sont consacrées aux dimensions éthique, politique et historique de l’antiquité gréco-romaine (p. 43-104) ; concernant la philosophie, le scepticisme antique – dont Will Desmond reconnaît l’importance pour Hegel – est expédié en trois pages (p. 313-315). En outre, cette perspective synoptique rend parfois la position de l’auteur peu convaincante : ainsi se réfère-t-il à plusieurs reprises aux Principes de la philosophie du droit comme à une œuvre « utopique » (p. 45-46), nonobstant le rejet hégélien du terme, car elle considère le meilleur possible, le rationnel qui est effectif. Une désignation si étrange devrait appeler une justification plus consistante que celle qui a pu être donnée. Ces défauts ne doivent cependant pas masquer la grande utilité de cette contribution aux études hégéliennes.

Lucas PÉTUAUD-LÉTANG (Université Bordeaux Montaigne)

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Pour citer cet article : Will D. DESMOND, Hegel’s Antiquity, Oxford, Oxford University Press, 2020, 391 p.in Bulletin de littérature hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.

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