Auteur : Madeleine ROPARS

Bedon Marine & Lantoine Jacques-Louis, éd., L’Homme et la brute au xviie siècle. Une éthique animale à l’âge classique ?, Lyon, ENS Éditions, « La croisée des chemins », 2022, 306 p.

L’idée est largement partagée dans l’histoire du commentaire, selon laquelle l’âge classique serait radicalement étranger à toute forme d’éthique animale : à partir de Descartes, l’animal serait décrit comme une « brute », un « automate », une « machine » ; il ne penserait pas, ne sentirait pas, ne jouirait pas, ne souffrirait pas ; l’homme n’en apprendrait rien et pourrait l’utiliser comme bon lui semble : le XVIIe siècle, en somme, serait violemment anthropocentrique. Cet ouvrage collectif propose d’aller « à rebours » (p. 83) de cette idée : l’animal fait l’objet de jugements bien plus nuancés (partie I) et bien plus ambigus (partie II). D’une part on critique l’homme : celui-ci trouve dans l’animal une occasion de nourrir son orgueil et de satisfaire ses élans de cruauté. D’autre part on valorise l’animal : ses différences avec l’homme s’atténuent – la bête est elle aussi dotée de sensation, parfois même de raison. Plus profondément, c’est l’idée même d’une autorité cartésienne incontestée qui est ici relativisée : « l’âge classique n’est pas cartésien » et la question animale en est la preuve (« surtout pour ce qui regarde le statut des bêtes » p. 11).
Pour autant, l’ouvrage doit admettre deux paradoxes : un premier auquel il se heurte (partie III), un second sur lequel il se fonde (partie IV). Le premier est que, malgré la diversité des représentations (diversité que la littérature secondaire, précisément, n’a pas vue ou voulu voir), la conclusion reste la même : aucun auteur classique ne va réellement jusqu’à envisager la possibilité d’un lien moral et juridique avec l’animal. Le second est que l’ouvrage se donne pour mission de lire les œuvres du XVIIe siècle à partir d’une question qui leur est étrangère : pour rappel, la notion d’éthique animale apparaît à la fin du XIXe siècle, et celle de spécisme (ou d’antispécisme), seulement dans les années 1970. Il s’agit, en dernière instance, de résoudre un problème qui n’était pas « le leur » (p. 27), mais bel et bien le nôtre.
Un ouvrage qui se veut très actuel, donc, puisque le but est d’inviter le lecteur contemporain à revenir sur ses propres certitudes. Mais un ouvrage qui se sait également sur une ligne de crête. Le sous-titre (Une éthique animale à l’âge classique ?) le montre d’entrée de jeu : c’est moins une thèse qui est soutenue qu’une question qui est soulevée. Cet « anachronisme » (p. 248) constitue un parti pris de lecture qui doit inviter à la plus grande prudence.

Madeleine Ropars (Université de Caen Normandie)

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Pour citer cet article : Bedon Marine & Lantoine Jacques-Louis, éd., L’Homme et la brute au xviie siècle. Une éthique animale à l’âge classique ?, Lyon, ENS Éditions, « La croisée des chemins », 2022, 306 p., in Bulletin cartésien LIII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 185-240.

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COUSSON, Agnès, « Écriture de l’histoire et écriture de soi. Les Mémoires de Port-Royal », in GIANICO, Marilina & HAMMANN-DÉCOPPET, Christine, éd., Le Geste autobiographique : écrire sa vie (xviie-xviiie siècles), Paris, Classiques Garnier, 2021, 327 p., p. 53-77.

« Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple… » : selon ses propres dires, et confirmé plus tard par la critique, Jean-Jacques Rousseau est le père d’un genre nouveau – l’autobiographie. Or ce collectif entend réinterroger le caractère prototypique des Confessions et, ensuite, la manière dont on isole et définit le genre dont elles sont l’archétype. En effet, l’âge classique présente de nombreux textes écrits à la première personne – mémoires, journaux, lettres, etc. – qui, s’ils sont antérieurs à Rousseau et théoriquement distincts du genre autobiographique, n’en sont pas moins des formes d’écriture de soi qui méritent notre attention. C’est le cas des Mémoires de Port-Royal, auxquels Agnès Cousson consacre un article intitulé « Écriture de l’histoire et écriture de soi » (p. 53-77). Ces derniers s’inscrivent dans ce que l’ouvrage appelle « l’autobiographie spirituelle » (p. 13). Et en effet, on pénètre grâce à cette littérature conventuelle dans l’intimité des consciences : les moniales, les Solitaires et les confesseurs ont laissé de nombreux « récits à la première personne » (p. 54). l’autrice prend l’exemple des documents consacrés à Angélique Arnauld, première abbesse réformée de Port-Royal (1591-1661) : ceux-ci peuvent être envisagés comme un ensemble de nature « autobiographique » (p. 56), car, en parlant de la mère supérieure, on en vient en fait à parler de soi. La « neutralité » qui est visée laisse apparaître çà et là un « je », comme « invité malgré lui à la confidence » (p. 57). Le récit de l’autre est aussi et inévitablement récit de soi. Mais ce que le lecteur retient finalement de l’article, c’est le caractère profondément déceptif de ce dévoilement ponctuel de l’intériorité. L’introspection est le plus souvent réduite à l’aveu des péchés, et ce dernier reste très conventionnel : le « moi » a beau évoquer des fautes individuelles, il doit s’humilier pour édifier ; sa pratique réflexive est donc très réglée. De plus, le texte est écrit sur commande. Comme il risque de compromettre l’exigence d’humilité, le souci premier est de n’être pas moralement répréhensible. Le récit doit donc être « purement factuel » (p. 64) et l’intériorité qui s’y manifeste, sans épaisseur. La perspective, enfin, est moins individuelle que collective. L’identité qui se construit dans ces textes n’est pas celle d’un « je », mais celle d’un « nous » qui s’élabore autour d’une figure mère : la conscience est « communaut[aire] » (p. 76). Agnès Cousson s’attache ainsi davantage, semble-t-il, à montrer le caractère convenu de cette forme de discours personnel. Si l’on peut donc parler ici de geste autobiographique, ce n’est qu’en précisant immédiatement que le « je » apparaît bien peu, et seulement par détour.

Madeleine ROPARS (Université Caen-Normandie)

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Pour citer cet article : COUSSON, Agnès, « Écriture de l’histoire et écriture de soi. Les Mémoires de Port-Royal », in GIANICO, Marilina & HAMMANN-DÉCOPPET, Christine, éd., Le Geste autobiographique : écrire sa vie (xviie-xviiie siècles), Paris, Classiques Garnier, 2021, 327 p., p. 53-77., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. XXXIII-L.</p

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PLATT, Andrew R., On True Cause, Causal Powers, Divine Concurrence, and the Seventeeth-Century Revival of Occasionalism, Oxford, Oxford University Press, 2020, 396 p.

L’objet de cette étude est l’occasionnalisme au XVIIe siècle. Il s’agit de présenter la théorie des causes occasionnelles chez son représentant majeur – Malebranche – ainsi que chez des penseurs qui l’ont précédé. Mais cet inventaire n’aura d’intérêt que si l’on cherche à comprendre l’engouement du XVIIe siècle pour le modèle occasionnaliste. Tous ces penseurs étant cartésiens, la clé sera à chercher chez Descartes. L’explication qui va être proposée est contre-intuitive, concède Andrew R. Platt. Pour comprendre l’adhésion du XVIIe siècle à ce modèle, on aurait en effet tendance à convoquer des raisons théologiques et non scientifiques : si Dieu seul mérite le nom de cause, les lois naturelles peuvent-elles encore compter ? Le monde s’explique soit dans des termes religieux, soit dans des termes scientifiques. Mais cette lecture binaire est à rejeter, nous dit l’auteur : il faut croiser théologie, philosophie et sciences naturelles. L’occasionnalisme n’est pas seulement l’expression d’une vision religieuse du monde : c’est précisément l’adhésion au mécanisme cartésien qui implique une pensée occasionnaliste. Pour étayer sa thèse, l’auteur convoque et discute la bibliographie secondaire américaine. Il réfute notamment l’idée selon laquelle l’occasionnalisme serait pour les cartésiens un artifice permettant de résoudre des problèmes issus du système cartésien : elle est, à l’inverse, une manière de prolonger et de renforcer cette dernière (« a way to develop and defend the Cartesian system », p. 167).

L’auteur organise son propos en deux parties. Dans la première, il se concentre sur la philosophie de Descartes et montre en quoi celle-ci peut induire sinon une pensée occasionnaliste, du moins une proximité avec celle-ci. Descartes va être relu relativement à cette pensée. L’auteur commence donc par exposer les composantes de celle-ci (chapitre 1). Il étudie ensuite la physique de Descartes (chapitre 2) puis la question de l’union de l’âme et du corps – chez Descartes (chapitre 3) et chez Clauberg (chapitre 4). La deuxième partie se concentre sur l’occasionnalisme. L’exposé se fait sous forme monographique. Chaque penseur fait l’objet d’un chapitre : Geulincx (chapitre 5), La Forge (chapitre 6), Cordemoy (chapitre 7) et enfin Malebranche (chapitre 8).

On appréciera l’exhaustivité et la clarté de l’exposé. Les doctrines sont restituées de manière précise et détaillée. On appréciera aussi le fait que l’auteur signale régulièrement l’existence de thèses opposées aux siennes. Il l’écrit à plusieurs reprises : on peut considérer que la philosophie cartésienne implique l’occasionnalisme, mais on peut aussi proposer une lecture inverse, « non-occasion[n]alist[e] » et tout aussi cohérente (p. 254). Cette lecture est présentée comme une « option » que les cartésiens n’ont pas choisie, alors qu’en toute logique ils auraient pu le faire (p. 183). A. R. Platt se contente de mentionner cette possibilité (convaincante en droit mais laissée de côté en fait) et de donner les arguments qui ont motivé ce choix.

Mais les raisons pour lesquelles le choix inverse n’a pas été fait ne sont pas réellement examinées. On regrettera alors, dans cet ouvrage, la tendance à l’exposé pur. Certains problèmes ne sont pas développés, mais seulement signalés. Est par exemple d’emblée mise de côté (p. 4) une question qui fait problème dans l’occasionnalisme : celle de la liberté humaine. Certes, l’auteur le dit lui-même : le but est d’exposer les raisons pour lesquelles on a pu adopter la théorie des causes occasionnelles. Mais il aurait été intéressant d’approfondir les arguments grâce auxquels on pouvait la réfuter. On regrettera en outre le fait que la littérature secondaire soit exclusivement américaine. La bibliographie continentale, notamment l’ouvrage de Vincent Carraud, Causa sive ratio. La raison de la cause, de Suarez à Leibniz (Paris, 2002), aurait enrichi et précisé le propos.

Madeleine ROPARS (Université de Caen Normandie)

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Pour citer cet article : PLATT, Andrew R. , On True Cause, Causal Powers, Divine Concurrence, and the Seventeeth-Century Revival of Occasionalism, Oxford, Oxford University Press, 2020, 396 p., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 190-191.</p

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LELONG, Frédéric, Descartes et la question de la civilité. La philosophie de l’honnête homme, Paris, Honoré Champion, 2020, 246 p.

Dès les premières pages, le dessein de l’ouvrage est explicite : renverser l’idée selon laquelle Descartes rejette sans nuance l’héritage humaniste. Certes, reconnaît l’auteur, on peut parler de solipsisme cartésien : ce que le philosophe découvre en premier après le doute, c’est le sujet pensant. La primauté épistémique du cogito entraîne une clôture de l’ego cartésien sur lui-même, ce qui fait que la « dimension sociale et intersubjective de notre humanité [est] laissée de côté » (p. 7). Certes encore, l’importance accordée à la méthode diminue celle accordée à l’humanité dans ce qu’elle a d’imprévisible. Il y aurait donc un divorce entre rationalité cartésienne et spontanéité de notre nature. Mais c’est cette lecture, du moins réductrice, sinon erronée, que l’auteur entend corriger. Pour ce faire, il adopte une double perspective – ce que montre l’organisation du propos en deux chapitres qu’on pourrait dire symétriques : mettre en évidence, dans l’humanisme, un fond métaphysique et rationnel (chap. 1) ; mettre en évidence, chez Descartes, un fond humaniste (chap. 2). Il n’y a pas de rupture entre Descartes et l’humanisme, et c’est précisément par le biais d’un concept humaniste que l’auteur relit l’œuvre de ce dernier : le concept de « civilité ». Ce dernier « n’est pas un concept thématisé par Descartes » (p. 15) : parler de « civilité de la raison cartésienne » ou « subjectivité civile » (p. 225) est donc un pari. Comment F. Lelong donne-t-il sens à ce geste ? Il montre d’abord que ce concept n’est pas seulement fondé socialement et moralement, mais qu’il l’est aussi métaphysiquement. Fidèle ensuite à la définition traditionnelle de la civilité comme vertu rhétorique et morale, il l’étudie selon deux perspectives : comme manière d’écrire et comme manière d’être. L’examen est donc à la fois stylistique et éthique : a) Stylistique d’abord, car il faut être attentif à ce que dit Descartes, mais aussi à la façon dont il le dit. Lelong entend en fait, avec d’autres (Pierre-Alain Cahné, Un autre Descartes : le philosophe et son langage, Paris, 1980 ; Frédéric Cossutta, « Pour une analyse du discours philosophique », in Langages, sept. 1995, n° 119, p. 12-39), renouveler l’approche du corpus philosophique en l’appréhendant comme un discours. La forme d’expression d’un système philosophique n’est pas dissociable du système lui-même, elle révèle « un ethos qui préside aussi à l’élaboration de la pensée philosophique » (p. 10). L’auteur propose par exemple de voir, entre Descartes et Guez de Balzac – lecteur des humanistes, une parenté conceptuelle et rhétorique. b) Éthique ensuite, car il faut être attentif à un ensemble de valeurs très présentes sous la plume de Descartes et qui sont en fait issues de la culture de l’honnête homme : le naturel, la facilité, la douceur, la convenance, le souci de la communauté humaine. Ces valeurs ne sont pas purement ornementales : elles ont un rôle philosophique. Là aussi, Lelong s’inscrit dans une herméneutique qui n’est pas nouvelle : Emmanuel Bury faisait déjà de Descartes un « héritier paradoxal de l’humanisme » dans Littérature et politesse, L’invention de l’honnête homme (1580-1750) (Paris, 1996, p. 143).

On regrettera ici l’usage parfois indistinct des termes d’« humanisme », d’« honnête homme » et de « civilité ». Les déterminations conceptuelles manquent. Le concept de « civilité », par exemple, est immédiatement décomposé en une pluralité de notions (convenance, douceur, etc.). Cette fragmentation du concept oblige à une genèse et à une histoire de chaque notion en particulier. Le propos tend donc parfois à s’éloigner de la civilité à proprement parler, et même de Descartes. Ces notions n’étant jamais des objets théoriques pour ce dernier (l’auteur parle de « tonalités affectives », p. 227), leur pertinence dans un contexte cartésien reste incertaine. On pourrait aussi dire que, de manière générale, l’ouvrage se veut trop polyphonique. Les références à d’autres auteurs, toutes époques confondues, éclairent le propos, mais les anachronismes sont nombreux et risquent, là encore, de nous éloigner de Descartes.

Pour autant, cette polyphonie est aussi marque de prudence. Car on appréciera le fait que l’auteur convoque des objections pour nuancer son propos. Descartes a un « rapport intime » (p. 9) avec la culture de l’honnête homme ? Oui, mais pas au point d’en faire un auteur mondain. Les valeurs qu’il convoque sont héritées de l’humanisme ? Oui, mais il en fait un usage singulier. Ce qui compte, dans cette étude, est bien en somme de montrer les modalités et les conséquences d’une réappropriation cartésienne de la tradition humaniste.

Madeleine ROPARS (Université de Caen Normandie)

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Pour citer cet article : LELONG, Frédéric, Descartes et la question de la civilité. La philosophie de l’honnête homme, Paris, Honoré Champion, 2020, 246 p., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 197-198.</p

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