Auteur : Manuel CARDOSO

 

Miguel MORGADO, Soberania. Dos seus usos e abusos na vida política, Lisbonne, Dom Quixote, 2021, 568 p.

Dans Soberania (Souveraineté), Miguel Morgado se propose de donner un Léviathan au Portugal d’aujourd’hui. Si Hobbes a traduit Thucydide, Homère et Sarpi en anglais, Morgado, lui, a traduit Montesquieu, Bacon, Locke et Leo Strauss en portugais. Si Hobbes a conseillé Bacon, Cavendish et le Prince Charles (le futur Charles II d’Angleterre) lorsqu’il était en exil en France, Morgado a conseillé le Premier ministre Pedro Passos Coelho au cours du dix-neuvième gouvernement constitutionnel de la République portugaise, celui qui se chargea de la mise en œuvre du programme économique de la troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international). Bien que Hobbes se fût présenté, en vain, à la députation (Long Parliament) tandis que Morgado a été élu au Parlement portugais sous l’étiquette du Parti social-démocrate, ils ont en partage non seulement une solide formation philosophique, mais encore une certaine expérience politique. C’est peut-être ce qui les a amenés à écrire, pour leurs concitoyens et dans leurs langues respectives, des essais philosophiques proposant des solutions théoriques aux problèmes contextuels liés à la souveraineté. Tous deux soutiennent que celle-ci est un attribut des États : Hobbes défend l’intégrité de la souveraineté britannique contre les prétentions de la papauté à exercer une souveraineté spirituelle, tandis que Morgado défend l’idée que l’Union européenne serait une « union politique d’États souverains » [p. 501], qui partagent entre eux certaines compétences souveraines, sans attribuer à l’UE, pour autant, la qualité d’entité politique souveraine. Si Hobbes prévient que l’institution d’un État souverain est le seul moyen d’éviter l’état de guerre de tous contre tous, Morgado avertit qu’une attitude trop cosmopolite risquerait de nous mettre sur la voie du « tribalisme » [p. 492]. Selon ce dernier, refusant les frontières politiques et ne reconnaissant pas la souveraineté des États nationaux, le cosmopolitisme politique veut éviter la confrontation politique entre entités politiques, laissant ainsi la place à une confrontation qu’il qualifie d’« ethnique ». Lorsqu’il analyse les versions les plus radicales de l’« identitarisme intersectionnel radicalisé » des Identity Politics [p. 488], c’est cette tendance qui lui paraît à l’œuvre. Morgado dit du Léviathan de Hobbes : « Écrire des livres de philosophie politique est un mode de participation à la politique » [p. 203], on peut en dire autant de Soberania. L’ouvrage commence par ce que Morgado appelle la « préhistoire » du concept de souveraineté, c’est-à-dire sa généalogie depuis la distinction de la potentia absoluta et de la potentia ordinatajusqu’à la doctrine catholique de la souveraineté ecclésiale, puis papale, en passant par la théologie de la souveraineté divine et le droit de la souveraineté impériale romaine. Ensuite, Morgado présente l’« histoire » de la souveraineté à partir des questions philosophiques et des problèmes politiques qu’elle a suscités depuis sa « laïcisation », à savoir depuis qu’elle est passée de l’Église aux monarques européens à l’époque moderne [p. 69] jusqu’à aujourd’hui. Dans cette partie historique, l’auteur se concentre principalement sur les débats qui ont eu lieu en France, aux États-Unis et au Royaume-Uni, ce qui laisse le lecteur portugais avide de découvrir également les usages et les abus de la souveraineté dans la vie politique portugaise. La partie la plus intéressante à laquelle tout le livre nous prépare est la discussion finale sur le modèle de la souveraineté partagée entre États européens, qui est conduit à une union politique d’États souverains. À ce stade, le livre soulève des questions politiques intéressantes. Prenons trois exemples. Le premier est l’adéquation entre le processus suivi pour la ratification juridique des traités de Maastricht et de Lisbonne par la République portugaise, ratification que Morgado juge insuffisante pour justifier un tel transfert de droits de souveraineté vers les instances européennes [p. 553]. Un autre point important est la critique de la Cour de justice de l’Union européenne qui, dans une interprétation extensive et « activiste » du Traité de Rome, a établi la doctrine de la suprématie des normes émanant des institutions européennes sur le droit national des États [p. 524]. Morgado soulève encore un autre problème lié à la Cour de justice de l’Union européenne : comme c’est la Cour elle-même qui décide de l’étendue de ses compétences, cette cour est devenue souveraine. En d’autres termes, bien que la doctrine constitutionnelle européenne continue de définir la souveraineté comme une caractéristique des seuls États et l’Union comme une souveraineté partagée, le cadre juridique de la Cour de justice de l’Union européenne la constitue de facto en instance souveraine [p. 529 ; 536 ; 542]. Un troisième exemple mérite également qu’on le mentionne. En théorie, au sein de l’UE, la souveraineté devrait être partagée entre les États, mais Morgado affirme que, dans la pratique, le partage se fait entre chaque État et les institutions européennes [p. 551]. Mais, si tel est le cas, l’UE devient progressivement détentrice de droits souverains que les États lui transfèrent. Dans un ouvrage aussi volumineux, on ne peut que s’étonner de ne pas voir mentionner les critiques de la souveraineté par Jacques Derrida et Giorgio Agamben. Est-ce parce que leurs positions sont considérées comme incluses dans celles de Kelsen [p. 32], Mitterrand, Adenauer, Delors, etc. [p. 494-496] dans la position théorique que Morgado appelle ironiquement celle des « apôtres de la post-souveraineté » [p. 184] ? Soberania fait partie d’un polyptyque qui concerne trois principes d’ordre politique, l’Autorité (publié en 2010), la Souveraineté (2021) et l’Amour (à paraître) [p. 84 et 475]. À l’heure où la présidence française de l’Union européenne a mis la question de la souveraineté européenne de nouveau à l’ordre du jour, ce livre constitue une contribution stimulante à la discussion. Si le Léviathan de Hobbes, rédigé délibérément pour le public anglais, nous (ses adversaires compris) a fait avancer dans l’intelligence de l’État moderne, peut-être la tentative de Miguel Morgado de penser l’État souverain portugais dans le cadre de l’UE pourra-t-elle aussi nous aider à comprendre les enjeux pour l’Europe contemporaine de la question de la souveraineté.

Manuel CARDOSO

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Pour citer cet article : Miguel MORGADO, Soberania. Dos seus usos e abusos na vida política, Lisbonne, Dom Quixote, 2021, 568 p., in Bulletin de philosophie anglaise I, Archives de philosophie, tome 85/2, Avril-Juin 2022, p. 171-208.</p

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