Auteur : Manuel Lencastre Cardoso

 

J. Matthew Hoye, Sovereignty as a Vocation in Hobbes’s Leviathan. New Foundations, Statecraft, and Virtue, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2023, 318 p.

L’ouvrage de J. Matthew Hoye propose d’éclairer, chez Hobbes, le rapport réciproque entre, d’une part, les vertus humaines de l’homme politique et, d’autre part, l’habileté politique et le style de gouvernement de ce dernier. Au terme de l’étude, il conclut que la vraie fondation de la philosophie politique de Hobbes se trouve dans les vertus personnelles du souverain.

Le lien entre vertus et vices personnels du détenteur du pouvoir civil et le style de gouvernement préconisé dans la philosophie politique de Hobbes serait surtout présent dans le Léviathan. L’écart entre une telle refondation de la politique en 1651 et les fondements de la philosophie politique dans les travaux précédents serait à interpréter comme une réponse intellectuelle de Hobbes aux événements historiques qu’il a vécus (la guerre civile anglaise et le régicide de Charles Ier, notamment), lesquels auraient remis en cause la cohérence initiale de sa pensée politique.

J. Matthew Hoye distribue les auteurs de la littérature secondaire consacrée à Hobbes en trois ensembles (p. 7). En premier lieu, les plus nombreux sont ceux qui trouvent en lui le modèle d’une « éthique » de l’égoïsme. Ensuite, minoritaires, viennent ceux qui soutiendraient une lecture déontologique de Hobbes. Enfin, ceux – parmi lesquels lui-même se range – qui liraient Hobbes dans le cadre d’une éthique des vertus. Si l’on considère les rares interprétations qui inscrivent Hobbes dans ce dernier, l’auteur affirme que sa propre contribution se distingue par le fait que les autres commentateurs se sont concentrés sur les vertus des sujets – plus exactement, les vertus des sujets obéissants – tandis qu’il se serait davantage attaché à l’analyse des vertus personnelles du souverain. En effet, à partir d’une relecture du chapitre XII du Léviathan, voyant en celui-ci à la fois une mise au point de la théorie hobbesienne des nouvelles fondations politiques (p. 161) et le résultat d’un travail d’histoire juridique comparée concernant l’organisation juridique des villes anglaises en tant qu’entités politiques avant la révolution anglaise (p. 25-67), l’ouvrage propose de penser la vertu personnelle du souverain, considérée dans sa personne naturelle, comme le fondement de la philosophie politique de Hobbes.

Du point de vue rhétorique, l’auteur avance ses arguments et interprétations en les comparant avec une lecture fictive de Hobbes – que personne ne soutient dans sa totalité – et qu’on a coutume d’appeler, dans la littérature secondaire de langue anglaise consacrée à Hobbes, « the standard model ». Utile du point de vue de l’organisation de son propos, le choix de se confronter ainsi à un « homme de paille » risque cependant de conduire à négliger la richesse d’autres contributions présentes dans la littérature secondaire hobbesienne.

J. M. Hoye fait preuve d’une grande bienveillance à l’égard du souverain hobbesien. Cela peut surprendre car nous sommes peu habitués à voir utiliser, dans la littérature secondaire hobbesienne de langue française, les adjectifs « magnanime », « vertueux », « généreux », « sincère » ou « sage » pour qualifier le souverain-Léviathan. C’est d’ailleurs dans ce cadre particulier d’une relecture bien intentionnée du portrait que dessine Hobbes du souverain qu’on peut comprendre l’usage fait ici du terme « vocation » (dès le titre de l’ouvrage). La « vocation » en question n’est ni une projection du concept de vocation politique selon Weber ni une reprise argumentée des travaux de Noel Malcolm (Leviathan. 1. Editorial Introduction to Leviathan, 2012), de Joanne Paul (« Counsel, Command and Crisis », Hobbes Studies, 2015) ou de Raffaella Santi (« Against the Authority of Books: Hobbes and the Invention of Political Science », Philosophy Study, 2019) quant à la vocation politique de Hobbes lui-même – tantôt « conseiller politique », tantôt « chercheur en sciences politiques ». Ce terme entend signifier que le souverain doit gouverner selon sa vertu personnelle : c’est la raison pour laquelle la souveraineté deviendrait, chez Hobbes, une vraie « vocation ».

L’auteur ayant choisi de se concentrer sur les actions du souverain comme une clé de lecture de l’ensemble du système de la philosophie politique de Hobbes, on peut se demander pourquoi il a décidé de se focaliser sur la personne naturelle du souverain, et non sur sa « capacité publique » (Léviathan, chap. XXIV, trad. fr. Tricaud, p. 266). Autrement dit, plutôt que de se consacrer à l’examen de l’habileté politique et du style de gouvernance du souverain de l’État-Léviathan sous l’angle d’une « plongée » dans l’éthique personnelle du souverain, il aurait pu se livrer à l’étude des actions du souverain en tant qu’acteur politique, mais dans sa capacité publique. Ce point, qui (comme le rappelle l’auteur) est d’une grande originalité, ne peut être compris que si l’on accepte de rattacher Hobbes (comme le fait l’auteur, p. 14 et p. 164) à la tradition du « conseil aux princes » et à la conception tacitiste du souverain, elle-même issue de la réception de Machiavel. Cette approche avait ses plus fidèles défenseurs chez les théoriciens de la raison d’État.

J. M. Hoye associe ainsi les actions que Hobbes recommande aux souverains (suggestions dont on trouve la trace dans le Léviathan) et sa conception de l’État-Léviathan comme institution fortement individualisée, à la manière de Machiavel, plutôt que comme institution juridique abstraite, à la manière de Bodin. Si Hobbes fait des propositions de politique publique aux souverains qui liront son traité, qui « est court » et « clair » (Léviathan, chap. XXXI, trad. fr. Tricaud, p. 392), il ne les fait pas sur le mode du « conseil aux princes », mais sur celui de la science politique, dont il se déclare être l’auteur (« The Authors Epistle Dedicatory to the most Honored Lord, William, Earl of Devonshire », dans The English Works of Thomas Hobbes of Malmesbury, vol. I, p. VIII-IX). La différence entre les deux types de suggestions en matière d’action suppose une vision différente de ce qu’est l’État.

L’État-Léviathan n’est pas comparable à l’État tel qu’il est conçu chez les tacitistes, parce que Hobbes n’identifie pas l’État à la personne naturelle du souverain. Chez Hobbes, en effet, le souverain, dans sa capacité publique, qui est l’« âme » de l’État, ne constitue pas la totalité de l’institution État-Léviathan qui, dès l’introduction du Léviathan (trad. fr. Tricaud, p. 5-6), est décrite comme étant constituée de magistrats, de fonctionnaires et de conseillers, auxquels s’ajoutent, dans d’autres sections du traité, des officiers, des prédicateurs, des professeurs, etc. Si l’État, chez Hobbes, est somme toute un ensemble complexe de plusieurs agents coordonnés par le souverain, il devient difficile de trouver, dans l’analyse des vertus personnelles du souverain, la clé du bon gouvernement de l’État. Bien que l’ouvrage apporte un éclairage intéressant sur la politique publique de Hobbes, il aurait donc pu insister davantage sur l’analyse des actions que Hobbes recommande au souverain dans sa capacité publique.

Pour finir, nous dirons un mot des choix éditoriaux. À la lecture de ce travail, le lecteur est en droit de se demander s’il a affaire à un recueil d’articles ou à une monographie. Bien que les chapitres se succèdent de manière logique et que les problématiques des uns se prolongent dans les autres – comme c’est le cas dans une monographie cohérente –, certains chapitres ont fait l’objet d’une publication antérieure, sous la forme d’articles (p. 21-22). D’où la présence d’un résumé, d’une liste de mots-clés et d’une bibliographie spécifique dans chaque chapitre, ainsi que l’absence de conclusion finale. De sorte que personne ne pourra accuser l’auteur de ne pas rendre hommage au travail de ses pairs. Il cite chaque source à trois reprises : en note de bas de page, dans la bibliographie qui conclut chaque chapitre et une troisième fois dans la bibliographie en fin de volume.

Terminons en saluant la contribution de l’éditeur à la science ouverte, qui permettra sans le moindre doute d’élargir le cercle de ceux qui bénéficieront de cette étude : le site de l’Amsterdam University Press propose de choisir entre acheter l’ouvrage imprimé, ou télécharger gratuitement le livre électronique en version PDF.

 

Manuel Lencastre Cardoso

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Pour citer cet article : J. Matthew Hoye, Sovereignty as a Vocation in Hobbes’s Leviathan. New Foundations, Statecraft, and Virtue, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2023, 318 p., in Bulletin de philosophie anglaise III, Archives de philosophie, tome 87/2, Avril-Juin 2024, p. 199-2240.</p

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