Auteur : Marco Ferrari
Eleonora CUGINI, La libertà che si realizza. Critica immanente e seconda natura a partire da Hegel, Napoli, Istituto Italiano per gli Studi Filosofici Press, 2022, 304 p.
Le livre d’Eleonora Cugini aborde de manière innovante la question du rapport entre l’idée de liberté et sa réalisation. Ce qui guide l’autrice dans son questionnement, ce sont le concept hégélien de seconde nature, et la catégorie, issue de Hegel, de critique immanente, tous deux examinés à leur tour à la lumière du « rapport structural » qui existe « entre la dimension pratique (socio-politique) et la dimension théorique » (p. 11) de la philosophie hégélienne.
L’attention particulière apportée à l’étude du concept de seconde nature s’explique par ceci que c’est « précisément par la référence à la nature et donc au “règne de la nécessité” que [ce concept] exprime […] un procès de réalisation de soi (dans l’extériorité) caractérisé par un principe immanent » (p. 25), fondamental pour comprendre la liberté hégélienne.
Le premier chapitre examine ce lien, d’abord en tentant de clarifier le « rapport différentiel » (p. 26) entre nature et esprit. La structure de l’essence en tant qu’identité de l’identité et de la non-identité, qui n’est donc pas distincte de sa réalité, est en effet propre tant à la nature qu’à l’esprit. Ce qui les différencie, c’est plutôt l’esprit lui-même en tant que savoir de cette essence. L’investigation passe ensuite à l’analyse du lieu où se manifestent de façon maximale les modes spécifiques d’une telle différence, c’est-à-dire la vie. Enfin, à travers une lecture de l’Anthropologie et de la Phénoménologie comme exposant « une anthropogenèse qui n’est absolument pas séparée de la caractéristique sociogénétique de l’individu » (p. 86), l’autrice peut exclure qu’il y ait chez Hegel une dimension présociale de l’individu.
Dans le second chapitre, l’interrogation porte sur le parcours progressif de la réalisation de la liberté dans l’esprit objectif. L’autrice examine, en premier lieu, le concept de volonté, tant comme ultime détermination de l’individu, en relation à l’Erinnerung et à la Gedächtnis, que comme point de départ de l’intersubjectivité, « principe qui détermine l’individu à l’action et donc à se réaliser lui-même et à réaliser la liberté comme sa détermination dans l’extériorité » (p. 145) de la relation à l’autre. Elle aborde ensuite le passage de la moralité à l’éthicité, afin de montrer que, dans la réalité de la liberté sociale qui prend forme dans l’esprit objectif, il ne s’agit pas, pour Hegel de « maintenir ensemble la liberté subjective (individuelle) et la liberté objective (sociale) », mais d’exposer « un procès de réalisation de la liberté qui est en même temps procès de démantèlement d’un sujet métaphysique, hypostasié » (p. 166-167), au profit d’une subjectivité qui non pas doit, mais ne peut pas ne pas se reconnaître dans le monde existant de la liberté réalisée, dans la mesure où celui-ci constitue la réalisation de son essence même.
Ces passages permettent à l’autrice de mettre en évidence la limite commune aux approches plus récentes, tant constructivistes que réalistes, qui considèrent la réalité sociale comme « une sorte de dispositif extrinsèque à la liberté de l’individu » (p. 187). Contre celles-ci, l’autrice réaffirme que, « si l’on suit l’approche hégélienne, la réalisation de la liberté sociale […] possède sa détermination immanente dans les individus, qui sont essentiellement sociaux et dont l’essence […] consiste dans le procès même de réalisation de la liberté » (p. 189). Dans le troisième et dernier chapitre, l’autrice le démontre une fois de plus en rappelant la manière dont, déjà dans la Doctrine de l’essence, lorsqu’il traite de la Wirklichkeit, Hegel avait élaboré cette « déconstruction de la subjectivité métaphysique ou de l’essence » (p. 189) qui va trouver son écho pratique au niveau de l’esprit objectif. C’est précisément dans l’effectivité de la « non-coïncidence » structurelle entre réalité et concept qui caractérise l’essence que réside, en effet, la « valence critique » (p. 209) de cette dernière. Celle-ci, sur le plan de ses implications pratiques, ouvre la voie à la critique immanente qui se déploie comme « détermination transformatrice de ce qui limite la liberté » (p. 169), c’est-à-dire de toute forme d’autoréférence tautologique de l’identité à soi-même – excluant ainsi toute espèce d’extériorisation qui, on l’a vu, constitue la matière première de l’autoréalisation de la liberté.
La réalisation de la liberté ne pourra donc se décliner que dans les termes d’un « procès de libération » constant, d’un « dépassement continuel » (p. 266) de soi, dont la réussite ne dépendra pas de la correspondance ou de la non-correspondance avec tel ou tel critère normatif (extrinsèque, ou immanent), mais se montrera consubstantielle à la détermination de la liberté elle-même.
Marco Ferrari (Università di Padova) [trad. Jean-Michel Buée]
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Pour citer cet article : Eleonora CUGINI, La libertà che si realizza. Critica immanente e seconda natura a partire da Hegel, Napoli, Istituto Italiano per gli Studi Filosofici Press, 2022, 304 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.
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Pierpaolo CESARONI, La vita dei concetti. Hegel, Bachelard, Canguilhem, Macerata, Quodlibet, 2020, 304 p.
L’ouvrage trouve son origine dans la conviction selon laquelle l’une des nécessités les plus urgentes pour la philosophie politique actuelle est de penser à neuf les modalités de pensabilité de la politique. Il s’agit, en ce sens, d’un livre sur le penser et sur la politique comme pensée – où la nécessité de penser la politique va de pair avec celle de comprendre quel type de pensée est la politique et à quels types de concepts elle doit avoir affaire.
La structure du livre reproduit cette double intention. Dans la première partie, l’auteur présente les traits caractéristiques de sa propre position philosophique, qu’il nomme épistémologie des concepts. En élaborant une interprétation originale de Hegel, en tant que « philosophe du concept » et du concept comme « puissance créatrice » (schöpferische Macht), « création d’une catégorie qui rend pensable ce qui, dans les déterminations déjà posées, n’est pas déjà là » (p. 84), et en identifiant en même temps dans l’épistémologie historique, notamment chez Bachelard et Canguilhem, l’héritage le plus fidèle de la leçon hégélienne, Pierpaolo Cesaroni insiste sur la nécessité d’adopter une posture épistémologique que l’on peut résumer dans la conviction selon laquelle « la science, ou épistemé, constitue le plan au sein duquel se meut la réflexion philosophique » (p. 11), sans que cela implique toutefois une réduction de celle-ci à « un redoublement superflu de la pratique scientifique » (p. 24). Adopter une posture épistémologique signifie plutôt attribuer à la philosophie, d’un côté, « une fonction critique et pédagogique vis-à-vis des domaines épistémiques dans lesquels elle s’exerce » (p. 114), et, de l’autre, la tâche de faire émerger, dans l’activité des pratiques scientifiques, « la sensation de possibilités théoriques différentes » ; cela est particulièrement indiqué au regard de toutes les sciences – telle la politique – qui « se contentent de produire de pures généralités sans parvenir à transformer en problèmes les contradictions qui les traversent » (p. 115).
Selon l’auteur, cela est possible de deux façons : soit 1) en faisant de l’histoire des sciences, c’est-à-dire en rendant opératoires aujourd’hui des structures problématiques repérables au sein de l’histoire d’une science particulière, soit 2) en mobilisant ce que Canguilhem a défini comme idéologie scientifique, c’est-à-dire en concentrant son attention sur les procès d’extension d’un concept scientifique en un domaine différent de celui auquel il appartient pour montrer, d’un côté, l’inadéquation à laquelle se trouvent confrontées les opérations de ce type, de l’autre, la fécondité que le fait de repérer cette inadéquation confère à la production de nouveaux concepts.
C’est vers cette seconde option que l’auteur se tourne, dans la seconde partie, pour aboutir à ce qu’il définit de façon cohérente comme une épistémologie des concepts politiques. D’abord à travers un parcours programmatique à travers la philosophie biologique de Canguilhem, puis en ravivant de façon originale le thème de la (dis)continuité entre le vital et le social (épistemé biologique/épistemé politique) – avec Canguilhem, mais en allant aussi au-delà, dans une direction où l’auteur renouvelle de façon très originale son rapport à la tradition historico-conceptuelle padouane à laquelle il appartient. Cesaroni s’attache à dessiner l’espace spécifique d’une épistemé politique, en mettant en question les idéologies scientifiques qui, en saturant cet espace, rendent impossible son articulation effective – la science politique mainstream et les concepts sur lesquels elle se fonde (souveraineté et représentation) ainsi que les sciences sociales (l’économie politique notamment) – et en identifiant les catégories sur lesquelles devrait au contraire reposer sa singularité (justice et gouvernement).
Marco FERRARI (Università di Padova) [trad. J.-M. Buée]
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Pour citer cet article : Pierpaolo CESARONI, La vita dei concetti. Hegel, Bachelard, Canguilhem, Macerata, Quodlibet, 2020, 304 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.</p