Auteur : Marco Toste
Gianluca BRIGUGLIA, Stato d’innocenza. Adamo, Eva e la filosofia politica medievale, Rome, Carocci editore, « Frecce » 247, 2017, 157 p.
Cet ouvrage se propose d’analyser la manière dont les auteurs médiévaux abordent une question contrefactuelle très spécifique : que se serait-il passé si Adam et Ève n’avaient pas péché ? Il ne s’agit pas d’un simple byzantinisme, car la réponse des auteurs médiévaux à cette question met en évidence leurs conceptions anthropologiques et politiques. Si Adam et Ève n’avaient pas péché, et en supposant que l’espèce humaine se soit répandue sans pécher jusqu’à former une véritable société, au-delà des agrégations domestiques et patriarcales, des cités et même des nations se seraient constituées, ce qui aurait impliqué l’établissement de systèmes sociaux, politiques et juridiques. Dans ce monde parallèle, y aurait-il eu propriété privée ou seulement commune ? Et quel aurait été le système politique adopté ? Puisque les systèmes politique et juridique de ce monde s’inscriraient dans le sillage des conditions existant au paradis, et seraient donc la continuation du système conçu comme le meilleur dans l’absolu, la réponse à cette question contrefactuelle oblige à définir un modèle politique adamique, dont la fonction est de servir de paradigme pour que la condition postlapsaire puisse se rapprocher de la condition d’avant la chute.
L’historiographie récente a mis en lumière les conceptions médiévales et modernes sur Adam et Ève et sur le paradis – il suffit de rappeler les monographies d’Alastair Minnis (From Eden to Eternity, 2015) ou de Stephen Greenblatt (The Rise and Fall of Adam and Eve, 2017) –, de sa localisation géographique jusqu’aux propriétés des corps des hommes et des animaux et la manière dont ils vivaient dans l’« état d’innocence ». Le livre de Gianluca Briguglia n’est pas sans lien avec ce regain d’intérêt historiographique, bien qu’il résulte de la réélaboration de deux articles publiés en 2006 et 2016 et qu’il soit dans la continuité de son précédent ouvrage (L’animale politico. Agostino, Aristotele e altri mostri medievali, 2015), dans lequel il traitait en passant cette question contrefactuelle, et affrontait déjà les problèmes de l’origine du pouvoir et de la civilisation. Contrairement aux ouvrages de Minnis et Greenblatt, celui-ci se concentre sur les aspects politiques de l’état d’innocence (bien qu’il offre aussi un survol général de tout ce qui concerne la condition humaine au paradis) et sur les élaborations des auteurs médiévaux à ce sujet.
À vrai dire, le titre de l’ouvrage est un peu trompeur. Dans ce volume d’environ 120 pages de texte (et 27 pages de notes), qui contient une analyse au long cours allant d’Augustin à Locke et qui a pour mérite de souligner que, sur certains aspects, le cadre mental d’un Thomas d’Aquin et celui d’un Locke ont des éléments communs, l’auteur ne traite pas seulement de l’« état d’innocence » et de la manière dont les auteurs médiévaux utilisaient cette notion dans des contextes argumentatifs divers et à des fins différentes – ainsi, Ptolémée de Lucques affirmait qu’un régime politique sans roi est meilleur que la monarchie, car identique au régime en vigueur au paradis, et des auteurs franciscains justifiaient la supériorité morale de la propriété commune (ou de l’usage commun des biens) par rapport à la propriété privée parce que c’était la condition de l’état d’innocence. Le livre aborde également une notion corrélative à celle de l’« état d’innocence », à savoir la notion de « péché originel », largement utilisée par les auteurs médiévaux. En vérité, Briguglia va bien au-delà de la question contrefactuelle qu’il se propose d’analyser et, dans certains cas, étudie plus en profondeur la manière dont les auteurs médiévaux ont compris l’importance du « péché originel » pour appréhender l’origine de la propriété, au lieu de la question contrefactuelle proprement dite. Cela peut se justifier par le fait que peu d’écrivains médiévaux ont soulevé cette question en termes politiques (en revanche, la question contrefactuelle était à la mode dans le dernier quart du XIIIe siècle, mais sous la forme de questions quodlibétales, et sur des sujets spécifiquement théologiques). À cet égard – et il ne s’agit pas d’une critique –, le champ thématique est plus large que ne le suggère le titre. Dans certaines pages, il arrive de penser que ce livre peut être confondu avec une petite histoire de la pensée politique médiévale, étant donné la quasi-omniprésence, dans la pensée politique médiévale, de la question sur les conséquences de la Chute.
Ce livre pourrait être décrit comme une étude diachronique, composée de six chapitres, sur la manière dont les théologiens scolastiques utilisent de manière pragmatique les notions d’« état d’innocence » et de « péché originel » dans des contextes discursifs que nous pourrions désigner comme politiques (ou, dans certains cas, dans le contexte de questions relatives au pouvoir dans leurs œuvres théologiques). Les auteurs étudiés par Briguglia sont Augustin (objet de tout le deuxième chapitre), Alexandre de Halès, Bonaventure, Thomas d’Aquin, Marsile de Padoue, Ptolémée de Lucques, Bonagrazia de Bergame, Guillaume d’Ockham, Gilles de Rome, Richard FitzRalph, Wyclif, Suárez et Robert Filmer. Briguglia retrace des continuités, des reprises et des développements (et moins des généalogies – ce n’est pas un travail de nature philologique) entre ces auteurs. Par exemple, la théorie de Gilles de Rome, selon laquelle la propriété n’est légitime que lorsqu’elle est sanctionnée par le baptême, est reprise chez FitzRalph et plus tard chez Wyclif, mais dans une direction complètement étrangère à celle de Gilles de Rome (pour Wyclif, c’est la grâce qui légitime la propriété). Il n’y a ici aucun auteur ou texte inconnu de l’historiographie – Briguglia suit en grande partie les mêmes étapes que Wolfgang Stürner et Bernhard Töpfer à ce sujet. En outre, il y a même un saut temporel dans l’analyse entre Wyclif et Suárez, car aucun auteur du XVe siècle et de la première moitié du XVIe n’est pris en considération, même s’il eût été très intéressant de vérifier l’évolution des commentaires sur la Genèse ou les Sentences élaborés au XVe siècle et de voir, par exemple, la réception des positions opposées d’un Thomas et d’un Wyclif. Cependant, en effectuant une courte analyse diachronique, Briguglia dévoile comment l’état adamique fonctionnait comme un horizon pour les auteurs médiévaux dans les contextes les plus divers. L’intérêt de cet ouvrage est ainsi de montrer comment un passage biblique et son interprétation au cours des siècles ont fonctionné comme un cadre de référence prêt à être utilisé plutôt que comme un principe axiomatique fournissant des positions a priori. On pourrait dire la même chose d’autres fictions essentielles à la pensée politique médiévale et moderne, telles que l’« état de nature » ou le « contrat social ».
Briguglia attribue une grande importance à Augustin dans son argumentation, ce qui est totalement justifié, si l’on garde à l’esprit qu’une idée cruciale pour le Moyen Âge, à savoir celle de péché originel, est totalement absente du texte biblique et est avant tout due à Augustin. Il faut cependant souligner que la place accordée à Augustin dans cet ouvrage apparaît légèrement excessive : il est vrai que son idée du péché originel a eu un impact énorme, mais à l’époque scolastique, lorsque Augustin n’était pas lu directement par la majorité des théologiens (du moins jusqu’en 1320), cette idée faisait déjà partie du patrimoine intellectuel et, tandis que son idée de double anthropologie (avant et après la chute) jouait un rôle important, Augustin n’était pas une source essentielle pour des sujets tels que la légitimité de la communauté des biens ou l’origine du pouvoir politique. Ce sont plutôt Bonaventure et Thomas qui déterminent les réflexions successives sur le pouvoir d’avant la chute.
Au-delà de quelques erreurs mineures, comme l’attribution, à la page 26, à Pierre Lombard de la division des livres des Sentences en distinctiones (due en réalité à Alexandre de Halès), cet ouvrage fournit un compte rendu clair de la manière dont une notion pouvait être utilisée de manière créative pendant la période scolastique.
Marco TOSTE
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Pour citer cet article : Marco TOSTE, « Gianluca BRIGUGLIA, Stato d’innocenza. Adamo, Eva e la filosofia politica medievale, Rome, Carocci editore, 2017 », in Bulletin de Philosophie médiévale XX, Archives de Philosophie, tome 82/3, juillet-septembre 2019, p. 647-672.