Auteur : María Guibert Elizalde
Carraud, Vincent, Fuertes Herreros, Jose Luis, Lázaro Pulido, Manuel & Idoya Zorroza, María, éd., De la acedia barroca a la melancolía moderna. Las pasiones en el barroco, Madrid, Sindéresis, « Biblioteca de Humanidades Salmanticensis », 2020, 523 p.
Ce volume rassemble une partie des interventions de la IIIe Rencontre internationale d’histoire de la pensée, qui s’est tenue les 7 et 8 avril 2016 à l’Université de Salamanque, pour traiter du passage du Moyen Âge à la modernité du point de vue de la théorie des passions et de l’affectivité, en reconnaissant d’emblée dans cette transition un héritage scolastique d’origine chrétienne et qui introduit, au-delà de la vie sensible inférieure, le concept d’amour en tant qu’il ouvre, pour aborder la problématique des passions, à une voie « spirituelle » (Presentación, p. 16). L’ouvrage montre notamment que « le foyer intellectuel médiéval fait se développer autour de la notion de passion une pépinière d’idées qui seront le terreau nourricier des auteurs proprement modernes », dans tous les domaines du savoir (ibid.). On a peut-être là une des richesses du volume, car y sont abordés la thématique complexe des passions dans la perspective de la métaphysique et de la psychologie – proprement médiévale –, la perspective anthropologico-morale et anthropologico-médicale – typiquement moderne – et le domaine de la littérature et de la mystique. Les approches artistiques de la question ne manquent pas, avec un article sur la peinture et un autre sur la danse. En résulte un livre d’une grande diversité de thèmes, de perspectives et, pour ce faire, de compétences multiples. Bref, un livre que sa variété même rend agréable à lire. Il eût cependant été utile au lecteur que l’ordre des contributions fût explicité par une annexe chronologique ou un tableau classant les auteurs selon les époques et les aires géographiques (ainsi qu’un index nominum et une bibliographie sélective) ou, au minimum, de donner dès l’introduction la justification de ce classement et un complément d’informations. Car cet ouvrage, certes précieux pour ceux qui étudient les passions à l’âge baroque, eût pu également s’avérer utile à tous pour y trouver des considérations sur un auteur donné dans ses rapports avec la mélancolie ancienne et moderne ainsi que l’acédie médiévale, ou dans son analyse des passions en général. Il arrive en effet souvent que le même auteur soit abordé sous des angles différents, comme c’est le cas, notamment, pour saint Jean de la Croix, Pascal ou Spinoza. Il est à noter que la majorité des auteurs auxquels ce livre est consacré appartiennent au Siècle d’or espagnol : dans la mesure où la plupart des publications en l’histoire de la philosophie moderne tend à se concentrer plutôt sur la philosophie française et anglaise, cette originalité est aussi remarquable qu’elle a paru nécessaire aux organisateurs et aux éditeurs. Ainsi, faire dialoguer les auteurs du baroque espagnol avec les grands noms de la modernité européenne est bienvenu, comme s’avère stimulante pour la recherche philosophique la possibilité d’évaluer leur effet sur eux – chose devenue évidente pour l’influence d’un Suárez sur le développement de la première modernité, mais qui reste à démontrer pour bien de ses contemporains.
Si les nombreuses contributions de ce volume sont diverses par leurs objets, elles le sont aussi autant par leur taille et, il faut le dire, par leur valeur historique et philosophique. Nous nous permettons donc de répartir en quatre grandes catégories les vingt-sept chapitres du livre.
1/ Les contributions qui ont un caractère essentiellement expositif ou explicatif, ou qui livrent des informations et des réflexions n’ayant pas pour but de proposer une approche ou un éclairage renouvelés du sujet qu’elles abordent : M. Á. Rodríguez López, « Melancolías de lo sublime (una lectura de la melancolía desde Aristóteles y Longino » (p. 21-28) ; G. de Eugenio Pérez, « La noche oscura del alma : las formas de la melancolía en la mística y la lírica de San Juan de la Cruz » (p. 39-48) ; S. Langella, « Apatía melancólica frente a pasividad teopática en los místicos del Siglo de Oro » (p. 81-94) ; E. Lacca, « El tema de la melancolía en la Dignotio de Alfonso de Santa Cruz » (p. 95-104) ; J.-P. Coujou, « Apetito sensitivo y apetito racional en Suárez: expresiones de la perseverancia en el ser » (p. 153-164) ; I. Verdú, « La melancolía en Pascal » (p. 267-278) ; F. León Florido, « La melancolía y la creación del orden metafísico de las pasiones en Baruch Espinosa » (p. 315-334) ; F. J. Martínez, « Espinosa frente a la melancolía barroca » (p. 359- 376) ; P. Schiavo, « Los demócritos de Robert Burton: melancolía, risa y euthymia » (p. 465-476).
2/ Les contributions consacrées aux jésuites Ribadeneyra et Juan de Mariana se focalisent sur l’époque et la mentalité baroque. Celles-ci portent à peine sur la question des passions qui fait le thème du volume, mise à part la dernière, de Paul R. Blum, « Nat Turner: The Melancholy of Resistance. Renaissance Motives in an American Slave Rebellion » (p. 505-523) même si elle quitte l’époque du baroque.
3/ Le passage délicat, et variable selon les régions, de la Renaissance à l’époque baroque. Parmi les contributions, notons celles de José Félix Álvarez Alonso, « El tratamiento de las pasiones en las homilías de Alfonso de Castro » (p. 29-38) et Maria da Conceiçâo Camps, « Melancolía y creación en la obra de la Marquesa de Alorna » (p. 491-503) qui étudient ces deux figures du point de vue des passions et, particulièrement, de la mélancolie. En revanche, même si les liens entre le baroque et la philosophie contemporaine (particulièrement Walter Benjamin et Miguel de Unamuno) n’ont rien d’évident, on pourra lire les articles brefs mais très précis de Tomás Z. Martínez Neira, « Consideraciones sobre el sujeto melancólico : Gracián y Benjamin » (p 205-212), et d’Alicia Villar Ezcurra, « Tristeza, esperanza y alegría en Pascal » (p. 247-265).
Olivier Ribordy propose dans « La philosophie comme “antidote contre la mélancolie” ? Traité de l’âme suarézien et traitement de l’âme cartésien » (p 279-304) une approche originale du rapport de Suárez et de Descartes avec la mélancolie en s’efforçant de montrer une certaine complémentarité entre le Traité de l’âme de Suárez et la correspondance de Descartes avec la princesse Élisabeth de Bohème, en particulier la thèse selon laquelle la philosophie serait un antidote à la mélancolie. Dans sa brève et directe contribution, « Melancolía y física de las pasiones en Descartes » (p. 305-314), Gilles Olivo, interprétant à nouveaux frais la référence à la folie de la Meditatio I comme mélancolie, pose la question suivante : quel rapport y a-t-il entre la correspondance avec Élisabeth, dans laquelle Descartes propose un remède de nature morale à la mélancolie, et la Préface au traité sur Des passions de l’âme, qui lui assigne pour but d’expliquer les passions « seulement en physicien » (AT XI 326, 15). Cette contribution s’appuie en particulier sur La Recherche de la vérité pour comprendre la folie comme mélancolie, dont on consultera, pour les textes français, latin et néerlandais et pour leur annotation, l’édition que V. Carraud et lui en ont donnée dans Descartes, Étude du bon sens. La recherche de la vérité et autres écrits de jeunesse (1616-1631), Paris, 2013. On pourra aussi de reporter désormais à l’étude plus développée de G. Olivo parue dans Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, éd. G. Belgioioso et V. Carraud, Turnhout, 2020, p. 201-215.
La communication de V. Carraud « “Dans l’ennui”. Agonie, vide, tristesse : l’évolution du concept pascalien d’ennui » a fourni également l’occasion de proposer lors de cette rencontre une analyse reprise six ans plus tard dans Pascal : de la certitude, Paris, 2023, chapitre XII. Cette étude particulièrement bien documentée analyse l’ennui chez Pascal, un concept distinct de la mélancolie et de l’acédie, mais présentant des caractéristiques communes. Après avoir retracé l’histoire de ces deux concepts, l’auteur met en évidence l’usage d’« ennui » par Pascal et la particularité de l’acception pascalienne de ce terme qui, comme on peut le constater tout au long de l’étude, évolue. Dans cette évolution, est pris en compte l’ennui proprement christique, dont l’objet est la mort, ainsi que son rapport au « divertissement ». Ce qui distingue l’auteur des autres spécialistes qui se sont consacrés à ce sujet, est qu’il envisage la possibilité de la consolation. Enfin, l’auteur fait remarquer comment Pascal, après avoir recouvert l’ennui d’un sens existentiel faisant référence à la condition humaine « qui se fait sentir pendant toute la durée de la vie même », en marque la différence d’avec l’ennui christique. Dernier temps de l’analyse : Pascal finalement cesse d’employer le mot « ennui » pour Jésus, et lui substitue celui de « tristesse » dans la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies.
4/ On nous permettra enfin d’insister sur cinq contributions que nous souhaitons signaler aux lecteurs du Bulletin. La contribution de Martín F. Echavarría, « Actualidad de la psicología de la purificación de San Juan de la Cruz » (p. 49-79), l’une des plus complètes et des plus brillantes du livre, est une étude détaillée de l’acédie, de la mélancolie et de la nuit obscure chez saint Jean de la Croix. Les trois premières parties, consacrées à son anthropologie, à la psychologie de la purification et à la notion de nuit obscure, fournissent au lecteur les éléments nécessaires pour distinguer ensuite, dans la quatrième partie, la nuit obscure (plus précisément la nuit du sens) de la mélancolie et de l’acédie. En dépit de certaines similitudes, l’auteur met en évidence des critères permettant de les distinguer. Ainsi la nuit obscure est un phénomène surnaturel, la mélancolie une maladie, et l’acédie un vice. La dernière partie, la conclusion, met en évidence l’actualité de la psychologie de la purification du mystique castillan, en la rapportant à des approches contemporaines particulièrement intéressantes, comme la distinction de R. Allers entre « aridité symptôme » et « aridité étape ». Dans l’étude concise mais neuve « Francisco de Vitoria y su tratado sobre las pasiones » (p. 105-116), M. Idoya Zorroza montre en quoi Francisco de Vitoria se distingue des positions thomistes, soulignant ainsi son originalité au sein de cette tradition. Dans « Melancolía moderna y acedia medieval. Un acercamiento a la religión desde la perspectiva psicológica » (p. 335-358), Raquel Lázaro compare la mélancolie moderne et l’acédie médiévale, y cherchant des continuités et discontinuités. Pour ce faire, elle étudie la mélancolie chez Hume et Spinoza, tirant chez eux des fils qui mènent à l’acédie médiévale représentée par saint Thomas, en passant par la mélancolie chez sainte Thérèse de Jésus. R. Lázaro a pour objectif de prouver que plusieurs éléments de l’acédie chrétienne ont été repris ou transformés dans la mélancolie séculière moderne. À son tour, l’étude de ces passions constitue le cadre dans lequel elle propose une approche psychologique du phénomène religieux en essayant de répondre à la question : « est-ce la conduite religieuse qui engendre les mélancoliques, ou sont-ce les mélancoliques qui incarnent une mauvaise pratique religieuse ? » Progressant par dilemmes, l’étude parvient à illustrer, avec acuité et sans tomber dans des simplifications, le grand changement anthropologique qui s’est produit de la pensée médiévale à la pensée moderne et qui se reflète dans la manière de traiter les passions.
« La melancolía religiosa. En torno al sermón de John Moore, obispo de Noorwich ante la reina de Inglaterra (1691) » (p. 477-489) est une étude de Manuel Lázaro dont l’excellente contextualisation éclaire la compréhension de la mélancolie religieuse chez l’écclésiastique anglais. Il souligne d’abord l’approche interdisciplinaire de la mélancolie religieuse que Moore propose, la considérant comme un trouble mental. Cette prise en compte incluant la pratique de la médecine signifiait, à l’époque de Moore, que l’action de la pratique spirituelle et physique de l’Église baptiste anglaise (calviniste) était remplacée par les soins spirituels et médicaux de l’Église anglicane. Comme le souligne M. Lázaro, Moore, en s’ouvrant au traitement médical de la mélancolie, a contribué, depuis la sphère religieuse, à renforcer « les principes de défense de l’Église d’Angleterre et l’unité spirituelle de la société britannique ». L’évêque de Norwich considérait la mélancolie comme un symptôme de la religiosité du calvinisme, par opposition à la spiritualité plus joyeuse, centrée sur Dieu et moins culpabilisante de l’Église anglicane d’inspiration catholique.
Dans « El racionalismo melancólico de la danza barroca. Autómatas con alma y otras fantasías cartesianas » (p. 423-438), Ibis Albizu offre une perspective originale sur le traitement des passions à l’époque baroque à partir du domaine de la danse. Telle une pépite de la philosophie de la danse, cette contribution démontre que le sujet des passions, appartenant à la problématique classique de la relation entre l’âme et le corps, peut être étudié à partir de l’histoire de la danse. Cette dernière est un langage des passions car chaque mouvement ou série de mouvements rythmiques exprime une passion spécifique. I. Albizu fait dialoguer Raoul Feuillet, le créateur de l’annotation chorégraphique, dit « le chorégraphe cartésien », avec Descartes et arrive à la conclusion que « si pour Descartes l’homme est un automate avec une âme, pour Feuillet, le danseur est un automate avec un rythme ».
María Guibert Elizalde (Universidad de Navarra, Instituto de Cultura y Sociedad)
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Pour citer cet article : Carraud, Vincent, Fuertes Herreros, Jose Luis, Lázaro Pulido, Manuel & Idoya Zorroza, María, éd., De la acedia barroca a la melancolía moderna. Las pasiones en el barroco, Madrid, Sindéresis, « Biblioteca de Humanidades Salmanticensis », 2020, 523 p., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 135-180.