Auteur : Mariam Shengelia
Pina TOTARO, Quatre enquêtes sur Spinoza, Paris, Les Conférences de l’École pratique des hautes études, 175 p.
Cet ouvrage est initialement issu des conférences données dans le cadre du séminaire de Jean-Christophe Attias intitulé « Pensée juive médiévale » à l’EPHE, dont l’axe de recherche sert de prémisse au développement des sujets discutés : l’exégèse de la Bible, la définition du concept de la vérité, la figure du Christ et la pensée politique. Ce petit ouvrage frappe d’emblée par la densité conceptuelle des études qu’il rassemble et par la tentative d’articuler celles-ci avec le sujet même du séminaire.
Le livre s’ouvre sur la fameuse correspondance du Livre de la Nature et du Livre de l’Écriture exposée dans le chapitre VII du TTP. Cette analyse très instructive de la méthode exégétique de Spinoza débouche sur la problématique plus générale de l’interprétation morale de la Bible, qui est comme la toile de fond du reste de l’ouvrage. Tout d’abord, elle se propose d’étudier plus profondément les recherches disciplinaires – historiques, linguistiques, philologiques –, et le principe méthodologique du Scriptura sola que l’interprétation de la Bible requiert, selon Spinoza. Ensuite, elle interroge la portée ontologique de cette méthode dont découlent nécessairement les interrogations sur la nature du texte sacré lui-même.
La deuxième étude montre comment Spinoza s’inscrit dans le sillage du renversement général de la théorie traditionnelle de la vérité, tout en se détachant de Descartes : ceci, en examinant l’approche logico-méthodologique à la fois des premiers écrits de Spinoza, et des passages de l’Éthique et du TTP. Elle montre les conséquences « onto-épistémologiques » de la proposition de Spinoza, notamment, celle de la cohérence interne de l’intellect qui met en œuvre le paradigme de convenientia (idée et objet extérieur). Elle passe en revue, faisant preuve d’une grande érudition, différents débats engagés ces dernières années sur les sources médiévales et hébraïques du thème de la vérité chez Spinoza, tout en montrant les difficultés soulevées par les controverses sur l’« identité » du philosophe néerlandais.
Ayant comme fil conducteur la question du rapport entre philosophie et religion, le troisième chapitre se penche sur l’analyse de la figure du Christ à partir de deux thèmes principaux : « Jésus historique » et le Christ comme secundum spiritum. Inscrivant la discussion dans le paysage des Provinces-Unies du XVIIe siècle, caractérisé par des tensions religieuses et politiques, le texte convoque à la fois des références historiques et scripturaires, et revient sur une analyse de fond de l’exégèse matérialiste de Spinoza. Plus fondamentalement, ce passage du livre souligne que Spinoza déjoue l’opposition entre judaïsme et christianisme en proposant à la place « une vraie religion universelle », qui serait aussi une religion naturelle.
Notons enfin le dernier chapitre de l’ouvrage consacré à la pensée politique de Spinoza, qui se distingue surtout par sa tentative de combiner l’analyse textuelle avec l’usage pratique de la philosophie de Spinoza. Pina Totaro mobilise alors le langage politique de Spinoza, notamment, les concepts de nature, de liberté et de droit. Elle montre ensuite comment le traitement de ces notions participe à l’élaboration du sens moderne de « tolérance », et comment le souci de la libertas philosophandi contribue à la naissance des éléments déterminants de l’État de droit : liberté civile et droits fondamentaux. Le chapitre se clôt sur un cas d’affaire judiciaire, « affaire Braibanti », exemple récent de la manière dont la pensée de Spinoza continue à représenter une menace pour l’ordre punitif et répressif des autorités judiciaires, étatiques et ecclésiastiques.
En conclusion, Pina Totaro offre une analyse stimulante de la pensée de Spinoza, abordée sous l’angle d’une pensée juive médiévale, où la condition juive du philosophe apparaît de manière sous-jacente comme élément clé d’une telle articulation. Si parfois, l’examen de cette articulation rend le fil conceptuel de l’ouvrage difficile à suivre, l’auteure rend néanmoins compte avec force des aspects constitutifs de la philosophie de Spinoza, allant du judaïsme au christianisme, de l’ontologie à la politique. Elle refuse ainsi de réduire la pensée de Spinoza à une interprétation univoque, corroborant l’idée que l’approche critique du philosophe ne saurait se résumer à un seul domaine ou à une seule référence, et propose, bien au contraire, d’en montrer les méandres et les difficultés, et cela de façon très convaincante.
Mariam SHENGELIA
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Pour citer cet article : Pina TOTARO, Quatre enquêtes sur Spinoza, Paris, Les Conférences de l’École pratique des hautes études, 175 p., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 205-230.