Auteur : Mariam Zovinar Magarditchian

Romain DEBLUË, Hegel ou le Festin de Saturne, Paris, Beauchesne, 2019, 320 p.

L’ouvrage de Romain Debluë présente un bel exercice de synthèse, reprenant les points de convergence possibles et les difficultés rencontrées par la renaissance néothomiste du premier quart du XXe siècle face au rationalisme hégélien. C’est donc à l’aune de la reprise d’une théologie moderne que sont interprétés les rapports entre individualité et Absolu au sein de l’idéalisme allemand. La visée scolastique d’un accord entre révélation et raison, foi et compréhension intellectuelle, se trouve ainsi en prise avec sa propre exigence démonstrative, devant être fondée à partir des articles de foi. Bordée de part en part et parcourue par la sempiternelle « menace » d’une « hellénisation du christianisme » (confusion entre logos comme âme du monde et Incarnation), l’étude aboutit à un résultat assez déconcertant, le système hégélien y étant présenté comme à la fois « la philosophie la plus chrétienne qui se puisse concevoir » (p. 283), trouvant « d’insus fondements en la doctrine même de saint Thomas » (p. 181), et « forme extrême du péché » (p. 284), puisqu’érigeant la subjectivité en absolu dans « un monde où tout christianisme s’est enfui » (p. 283). Partant des « failles » (p. 78) du kantisme (Opus postumum et Critique de la faculté de juger), la pensée hégélienne est exposée en établissant en quoi elle s’en émancipe tout en y prenant appui, étant donné qu’« une telle transgression des interdits kantiens est rendue possible, au sein même de la pensée qui pose comme tels ces interdits » (p. 28). Ainsi, le système hégélien tout entier est une tentative de réaliser ce qui chez Kant demeure prohibé : la connaissance d’un inconditionné comme propre de l’entendement divin et celle du singulier. En opposition à l’Alleszermalmer de Königsberg, Hegel rétablirait la métaphysique à partir d’une ontologie de la subjectivité absolutisant le Moi = Moi fichtéen, dont Hölderlin contestait la prétention à l’identité dans le fragment Urtheil und Seyn. Accomplissant ainsi le projet des philosophies modernes du sujet en transgressant les « prudences épistémologiques » qui faisaient « reculer d’effroi » (p. 27) Kant, la démarche hégélienne relève cependant du plus parfait christianisme qui soit, en « cela qu’elle est tout entière tissée par le désir de rendre rationnellement compréhensible le rapport d’un Dieu parfait en soi à sa propre Création, et, à l’acmé de celle-ci, à sa propre incarnation » (p. 285). Reste que le lecteur ne peut se garder d’un certain scepticisme : Hegel connaissait le texte de Hölderlin, dont il reprend l’essentiel dans un fragment de Francfort connu sous le titre « Foi et Être ». Or cette reprise vise, comme chez Hölderlin, à contester la prétention fondatrice du Moi = Moi et par là, à répudier l’idéalisme subjectif qui sous-tendait les textes antérieurs. Est-il dès lors vraisemblable que par la suite, Hegel en revienne à Fichte et substitue à l’Être de Hölderlin un savoir absolu conçu comme une absolutisation du Moi = Moi ? De concert, peut-on réellement soutenir que le Dieu hégélien ne se rapporte à l’individu singulier que pour le consommer et l’engloutir, en effaçant toute altérité ? L’image de Saturne qui dévore ses enfants est présente chez Hegel lui-même (Encyclopédie, § 258, remarque), mais elle concerne le temps qui, on le sait, n’est pas le concept, mais seulement son être-là. Peut-on écarter ce statut empirique et cette extériorité ? N’est-ce pas diviniser le temps que de l’identifier purement et simplement au concept et au savoir absolu ? On se demande ainsi si l’intérêt de cette lecture n’est pas minoré par le prisme qu’elle s’impose, les exigences d’une dogmatique théologique particulière donnant lieu à un discours dramatique et régressif, tant dans ce qu’il retient pour fondamental du système hégélien que dans son exigence radicale de restauration philosophique du christianisme.

Jean-Michel BUÉE (Lyon) et Mariam Zovinar MAGARDITCHIAN (EPHE)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXXII chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Romain DEBLUË, Hegel ou le Festin de Saturne, Paris, Beauchesne, 2019, 320 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.

♦♦♦