Auteur : Marie-Christine Gillet-Challiol

ROUX, Alexandra, L’ontologie de Malebranche, Paris, Hermann, 2015, 300 p.

Cet ouvrage propose une étude de la métaphysique de Malebranche [= M.] à partir d’un passage de l’Exposé de la philosophie purement rationnelle de Schelling qui se veut à la fois hommage et critique du philosophe français. Rappelons que Schelling, dans cet aspect de sa dernière philosophie, souhaite montrer comment la raison peut, par ses moyens propres, comprendre à la fois l’origine et l’effectivité de toutes choses. Il reconnaît alors à M. deux mérites importants : il a nommé Dieu l’Être, entendant par là tout étant, et non plus un « pur et simple être particulier », tel que le supposait la métaphysique antérieure ; mais M. irait plus loin encore dans le sens de la science rationnelle en introduisant une distinction entre Dieu et l’Être, soulignant que Dieu est au-delà de l’Être. Il préfigure ainsi ce que Schelling nommera le Prius, le Seigneur de l’Être, dernière conquête de la philosophie rationnelle sans laquelle l’Être en demeure au possible, au potentiel. M. se serait arrêté cependant sur le chemin de la science purement rationnelle en supposant tout d’abord que Dieu en tant que tel demeure inconnaissable et en n’expliquant pas véritablement comment il peut être créateur. L’A. fait du jugement de Schelling sur le philosophe français l’occasion d’un examen précis, non seulement des textes de M. auxquels Schelling renvoie, mais également de ceux de l’oratorien qui peuvent éclairer plus précisément les points évoqués. Cet examen est inséparable d’une confrontation avec D., mais aussi et surtout avec l’héritage scolastique – en particulier, mais de façon nullement exclusive, celui de saint Thomas d’Aquin – qui s’étend même, quant à la question du sens de l’Être, jusqu’à la source aristotélicienne. Ce travail conduit le plus souvent à nuancer très fortement les critiques que Schelling adresse à M., en faisant droit à la logique propre de la métaphysique de ce dernier, ainsi qu’à son originalité par rapport à celles qui l’ont précédée.

L’ouvrage est divisé en deux parties. La première (« De l’Être à l’Être par excellence ») montre comment le soupçon de Schelling, selon lequel M. superposerait à l’Être comme singularité l’abstraction scolastique de l’être en général, se révèle en définitive infondé. Cette argumentation passe notamment par un examen et une comparaison de la preuve dite ontologique chez D. et M. : l’Être est pensé chez M. de façon telle qu’il n’a pas besoin de preuve, ce qui rejoint ici la conception de Schelling. Mais l’A. souligne précisément les nuances et complexités de la pensée de M. à ce sujet : il utilise en effet le terme de « preuve », mais il faut entendre par là une quasi-preuve, tout comme sa conception de Dieu est celle d’une quasi-idée. L’ensemble de cette argumentation s’articule autour d’une compréhension du nom divin révélé en Exode 3, 14 développée notamment par saint Augustin : de « je suis celui qui suis » à « je suis celui qui est ». La compréhension de l’Être selon M. prend enfin toute son originalité par la confrontation avec la pensée d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin. La deuxième partie (« Dieu et la création ») rappelle tout d’abord l’hommage rendu par Schelling à M. : il a eu le mérite de voir que Dieu ne se réduit pas à l’Être, ce qui ne fut pas le cas de D. En termes malebranchistes, Dieu n’est pas seulement l’Être qui renferme les essences de toutes les créatures, il est également ce qui est sans rapport avec une création possible en tant que Celui qui dépasse notre compréhension. L’hommage ne peut alors déboucher que sur une critique : comment fonder une philosophie purement rationnelle sur ce qui se refuse à toute connaissance ? L’A. veut montrer que M. a pourtant su produire un concept rationnel « qui donne à entrevoir ce sur quoi doit buter l’intelligence humaine » (p. 185) : c’est là la différence, maintenue par M., entre la vision en Dieu, donnée à toutes les créatures, et la vision de Dieu, qui ne leur est pas accessible. De même, l’autre reproche adressé par Schelling à M. (conséquence du précédent) selon lequel la création demeurerait chez lui inexpliquée, peut être considéré, du point de vue de M. mais certes pas de celui de Schelling, comme infondé. La « participation » des créatures à Dieu ne peut pas en effet être comprise chez M. dans le même sens que chez saint Thomas, même si ce terme vient de lui : selon M., les créatures ne participent pas à Dieu en recevant une part d’esse, c’est-à-dire en tant qu’actes d’exister, comme c’est le cas chez saint Thomas. M. introduit une différence entre le communiqué et le participé : le communiqué n’est pas quelque chose de Dieu, la créature imite certes les perfections de Dieu mais de manière imparfaite. L’autre élément de l’explication de la création selon M. est l’importance qu’il accorde au Verbe, par lequel également Dieu se sait. Même si Schelling avait eu conscience de cette explication, elle ne l’aurait pas satisfait. La « possibilité originelle des choses » doit en effet selon lui être indépendante à la fois de l’esse et de la volonté de Dieu : c’est le statut qu’il accorde à la Sagesse, Sophia, reprenant ainsi une tradition dont Jacob Böhme et Friedrich Christoph Oetinger sont, entre autres, des représentants. La Sagesse ainsi pensée ne peut alors être identifiée au Verbe, elle le précède, le rend possible. L’étude se conclut par un Épilogue qui souligne le refus de Schelling d’identifier la source et de la science et de la création au Logos johannique, mettant ainsi à mal une longue tradition théologique, aujourd’hui encore vivace, qui présente une interprétation trinitaire de la création.

Marie-Christine GILLET-CHALLIOL

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Pour citer cet article : Marie-Christine GILLET-CHALLIOL, « ROUX, Alexandra, L’ontologie de Malebranche, Paris, Hermann, 2015 » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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