Auteur : Marine Bedon

Elhanan YAKIRA : Spinoza : la cause de la philosophie, Paris, Vrin, 2017, 376 p.

Elhanan Yakira envisage la philosophie de Spinoza comme une pensée radicale et subversive – ce qui n’est pas nouveau en soi. Les interprétations matérialistes et naturalistes sont nombreuses, qu’il s’agisse de condamner une pensée moralement scandaleuse et théologiquement insoutenable, ou de saluer une suspicion envers la domination que dissimule la religion et ses doctes. E. Yakira va plus loin, affirmant que le lieu même d’émergence de la pensée et de la parole spinozistes est une démystification de la religion, des grands mythes métaphysiques et de l’irrationalité, accordant, dans l’entreprise de connaissance, un crédit inédit aux sciences de la nature et aux lois causales. Ceci, depuis un cartésianisme hétérodoxe, prolongeant et transformant radicalement les thèses et concepts modernes comme la tradition médiévale juive. Identifiant la démarche éthique à une entreprise gnoséologique (ce qui là encore n’est pas neuf dans le principe), Yakira fait preuve d’originalité dans sa méthode et la radicalité de sa lecture. Il ne lit pas la démystification religieuse entreprise par Spinoza avec des outils historiques ou théologico-politiques, mais avec les ressources de la réflexion philosophique telles qu’elles sont présentes dans l’Éthique. Il entreprend alors d’éclairer le dernier moment du parcours (EVP20 sq), qui a tant embarrassé les commentateurs et les lectures matérialistes – puisqu’il réinvestit des thèmes de la théologie juive et chrétienne (l’éternité de l’âme, l’amour de Dieu) – en recourant aux treize premières propositions de EII, soit à la « doctrine du corps-esprit » qu’il considère comme le « pivot de l’Éthique ». Hypothèse étonnante : seule une interprétation adéquate de cette doctrine, qui redéfinit l’âme comme idée du corps existant en acte et périssant avec lui, permettrait de comprendre ce passage de EV qu’on a eu tort de négliger, tant il confère au voyage en son entier « son ultime excellence et sa valeur ultime ». L’auteur se livre alors à une « reconstruction » de ladite doctrine, à partir des formulations parfois paradoxales, souvent ambiguës de Spinoza. Ce qui exige d’abandonner l’interprétation quasi consensuelle mais anachronique du « parallélisme », qui ne permet pas de comprendre l’objet véritable de la philosophie spinoziste – à savoir une noétique, une théorie de la nature de la pensée et de la raison, fondée entièrement sur une théorie du corps. « Parallélisme » qui s’interdit du même coup de saisir le caractère radical de la thèse spinoziste de l’union corps-esprit, la pensant depuis le modèle de la causalité mécanique (rapport entre des corps préalablement séparés), là où le modèle logique (rapport entre des idées) de l’enveloppement est bien plus adéquat. Le parallélisme revient alors à dire que toute chose est dotée d’une intelligibilité qui lui est inhérente, comme sa condition de possibilité, et qui n’est autre, pour le corps, que son âme. Le salut de l’âme – soit « l’âme qui comprend », conformément à son essence – équivaut à la raison qui se voit ainsi démystifiée et redéfinie, devenant la connaissance adéquate du corps existant en acte, dans son immanence hic et nunc. Le corps n’est pas le parallèle de l’âme et de la raison, mais il est l’âme et la raison ; dès lors, l’éternité de l’âme, l’intellection de Dieu, ne deviennent intelligibles que comme salut du corps. Corps propre, toujours personnel, ressenti, qui ne peut être adéquatement saisi par la physique ; corps dans lequel se situe toute valeur, et qui, plus encore, devient en lui-même la valeur absolue, celle-ci étant comme enveloppée dans l’existence banale et prosaïque, lieu de l’être, de la vie et de la philosophie. L’entreprise indissociablement éthique et gnoséologique est à la fois réforme de l’intellect et de l’être : il s’agit « d’extraire » la signification philosophique profonde qui se tient dans l’expérience corporelle, ce qui nous reconduira nécessairement au corps et à l’existence, mais à une existence plus parfaite et à la béatitude.

E. Yakira adopte une méthode rigoureuse et originale, qu’il développe progressivement dans les quatre parties de son essai et qu’il suit jusqu’au bout, ne reculant pas devant les obstacles théoriques et lexicaux. Sans recréer artificiellement une cohérence au sein de l’Éthique qu’il appréhende comme une énigme, c’est dans la confrontation attentive des thèses les plus déconcertantes qu’il trouve la clé de la résolution du mystère. L’auteur prétend alors être parvenu – du moins aussi loin qu’il est possible de le faire – à la source du projet de Spinoza, fût-il en partie inconscient, à la cause même de sa philosophie, et, plus encore, de la philosophie, soit la justification de l’entreprise philosophique même, qui apparaît comme une « chose sérieuse » où il y va de la vie réussie.

Marine BEDON

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Pour citer cet article : Marine BEDON, « Elhanan YAKIRA : Spinoza : la cause de la philosophie, Paris, Vrin, 2017 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XL, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 857-889.

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Arne NAESS : La réalisation de soi, Gandhi, Spinoza, le bouddhisme et l’écologie profonde, suivi de Dunand, Stéphane, « L’expérience du monde », Marseille, Wildproject, 2017, 306 p.

La réalisation de soi rassemble onze des nombreux articles publiés par Arne Naess, traduits de l’anglais par le philosophe Pierre Madelin, et suivis d’un essai de Stéphane Dunand : « L’expérience du monde » (2009). Le philosophe norvégien Arne Naess (1912-2009) est connu – jusqu’ici surtout dans le monde anglophone – pour les connexions qu’il opère entre l’écologie profonde (deep ecology) et la pensée de Spinoza.

Aucune introduction ne précède la présentation de ces articles et ne justifie les choix éditoriaux, mais ces textes, initialement publiés entre 1982 et 2008, offrent un panorama de la pensée écologique de Naess. Les articles recouvrent une période importante de son engagement et donnent à voir la formulation la plus mature de sa pensée, synthétisant nombre de ses travaux philosophiques sur Gandhi et Spinoza, en empirisme logique et sémantique, psychologie comportementale, pyrrhonisme, psychanalyse freudienne et anthropologie culturelle. Ces différents champs d’investigation présents explicitement ou en filigrane participent à rendre compte du caractère englobant de la deep ecology et de ses nombreuses implications, sociales, politiques et économiques, dans la mesure où elle considère les problèmes environnementaux comme des symptômes de modes de vie irrespectueux voire destructeurs de l’existence humaine et non humaine. La deep ecology, ni misanthrope ni néocolonialiste, se demande : « comment la protection de la vie sur Terre peut-elle servir la cause d’un authentique progrès économique et de la justice sociale dans les pays du tiers monde ? » (« Le tiers monde, la wilderness et l’écologie profonde »). En ce sens, soucieuse du maintien et du respect de la diversité tant naturelle que culturelle, elle s’intéresse de près à l’anthropologie, à ses méthodes et à la nature du savoir produit (« Pluralisme en anthropologie sociale »). Loin du militantisme en faveur de la préservation d’une wilderness fantasmée, l’engagement écologique tel qu’il se dessine dans le récit personnel que livre Naess de son expérience sur la montagne Hallingskarvet en Norvège (« Un exemple de lieu : Tvergastein »), conduit au respect de la nature depuis un attachement à un « lieu-personne » et autour de la réalisation de Soi. Le « Soi » étant indissociable des relations intrinsèques que tout individu noue avec des êtres humains et non humains qui participent de son identité et avec lesquels il s’identifie, une bonne action, respectueuse de toute forme d’altérité, est alors ce que Naess appelle – en reprenant l’expression kantienne – une « belle action », accomplie par inclination (« Belle action »). La deep ecology n’est donc pas une théorie morale : elle fait se rencontrer vertu et intérêt personnel autour de la norme fondamentale « Réalisation de soi ! » (« La Réalisation de Soi : une approche écologique de l’être au monde »). Cette norme est construite à partir de la philosophie de Spinoza et du bouddhisme (« Gestalt et bouddhisme » ; « Spinoza et le mouvement de l’écologie profonde ») qui, tous deux, expriment l’unité de la réalité identifiée à un processus continu sans distinction homme/nature ni substantialisme de la « chose en soi ». La deep ecology est ainsi davantage une ontologie qu’une éthique, érigeant comme fondement de toutes nos attitudes, jugements de valeur, normes et principes d’action, une conception – philosophique ou religieuse – du monde, de la place de l’homme dans la nature et des relations qui existent entre les choses (« Les principes du mouvement de l’écologie profonde »). C’est sur cette articulation entre éthique et ontologie que porte l’essai de S. Dunand qui clôt l’ouvrage. Il offre une analyse rigoureuse et critique des aspects les plus ardus de la pensée de Naess, revenant sur les sources philosophiques et les enjeux épistémologiques et polémiques de sa pensée de la Gestalt, soit « un réseau d’interrelations aux frontières indéfinies » (Naess dans « Ecosophie et ontologie de la Gestalt ») où tout est relié par des liens intrinsèques dans des Gestalts plus ou moins compréhensives. À contre courant des conceptions occidentales dominantes, Naess construit le concept de contenus concrets (« Le monde des contenus concrets »), un tout indissociable et riche de qualités, sans « parties » discrètes immédiatement isolables. Enfin, philosophie de l’activité (« De Spinoza au bouddhisme mahayana »), la pensée spinoziste permet de rendre compte du parcours éthique nécessaire pour modifier notre conception du monde, fondement de nos comportements néfastes pour les autres et pour nous-mêmes : l’expérience de la richesse du monde, si elle se donne sans reste dans une forme d’intuition immédiate, est rendue possible par un long processus de développement affectif et de connaissance.

La diversité des textes rassemblés, tant dans leur ton que leur objet, propose une entrée dans ce mouvement social pluriel et dans la richesse, parfois déconcertante, de la sagesse écologique de Naess. L’auteur apparaît sous la double casquette de philosophe universitaire et de philosophe de la vie, life philosopher – traduit ici par « philosophe vivant » – philosophant pour améliorer l’existence. L’ouvrage (la couverture en atteste) nous invite à entrer dans une pensée personnelle, ne prétendant pas livrer la voie à suivre, mais proposant un chemin que chacun peut emprunter à sa manière, faire et refaire à l’envi, l’absence de numérotation des articles suggérant que l’ordre proposé n’est pas définitif. Nous ne pouvons que nous réjouir de la parution de ces articles qui, assortie du travail lumineux de S. Dunand, participe à faire pénétrer la pensée de Naess dans le milieu universitaire français. On s’étonne cependant de quelques choix de traduction, le plus surprenant sans doute étant la traduction d’une phrase de « Spinoza et le mouvement de l’écologie profonde » qui peut sembler aller à l’encontre de l’esprit de l’auteur. P. Madelin traduit « Since I was seventeen years old I have had a special relation to Spinoza’s Ethics, but that does not imply that I believe his work can be of help to all who wish to articulate their basic attitudes. I believe there is need for deeply different verbal articulations of a total view, including the poetic » par « Personnellement, je suis particulièrement attaché à l’Éthique de Spinoza depuis que j’ai 17 ans, mais je ne pense pas pour autant que son travail puisse aider qui que ce soit à élaborer ses positions fondamentales. Je pense que nous avons besoin d’une formulation profondément différente d’une vue d’ensemble, et pourquoi pas une formulation poétique. » La traduction laisse entendre que la philosophie de Spinoza ne saurait fonder d’autres sagesses écologiques que celle de Naess, là où l’auteur s’attache justement à justifier le caractère profondément inspirant de ce système, tout en encourageant l’élaboration de sagesses écologiques personnelles, ancrées dans des philosophies différentes, propres à l’histoire de chacun.

Marine BEDON

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Pour citer cet article : Marine BEDON, « Arne NAESS : La réalisation de soi, Gandhi, Spinoza, le bouddhisme et l’écologie profonde, suivi de Dunand, Stéphane, « L’expérience du monde », Marseille, Wildproject, 2017 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XL, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 857-889.

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