Auteur : Marine Guerbet

 

David PICHÉ, Épistémologie et psychologie de la foi dans la scolastique : 1250-1350, Paris, Vrin, « Études de philosophie médiévale » n° CXV, 2022, 248 p.

Pour David Piché, la foi religieuse mérite d’être étudiée d’un point de vue épistémologique et psychologique, car elle occupe une place centrale dans notre histoire intellectuelle, et on l’étudie trop peu sous cet angle.

Ce livre examine la conception de la foi chez les théologiens de l’Occident latin entre 1250 et 1350 ; pour ce faire, il a sélectionné des auteurs de cette période, selon trois critères : importance historique, originalité, charge critique. Ainsi, on trouve Bonaventure, Thomas d’Aquin, Richard de Mediavilla, Pierre Olivi, Duns Scot ou encore Durand de Saint-Pourçain ou Holcot. Bien entendu, d’autres auraient pu être intégrés, mais David Piché a sans doute choisi les auteurs les plus faciles à manier pour décrire le mouvement doctrinal qu’il souhaite exposer ; de plus, rapporter de façon précise et ajustée leurs thèses, qui bénéficient déjà souvent de beaucoup d’études, sur au moins quatre grands thèmes liés à la foi est un défi risqué, surtout en deux cent quarante pages.

L’ouvrage articule deux axes méthodologiques : historique (comprendre les textes dans leur contexte) et analytique (analyser concepts, arguments, cohérence des thèses). Un de ses intérêts est en effet de combiner les deux approches, une qui a les faveurs de la philosophie continentale, et une autre qui rencontre un vrai succès Outre-Atlantique surtout. En introduction, D. Piché nous assure qu’il restera dans une exposition historique et se contentera d’exposer les doctrines sans les juger ; pourtant il émet fréquemment des jugements très explicites sur la validité de certaines thèses et doctrines. Cependant, son travail consiste essentiellement en une histoire des doctrines : il ne nous propose pas sa propre conception de la foi, et décrit toujours les auteurs et les thèses en ayant recours aux textes originaux. Ajoutons que son propos est très clair et structuré, si bien qu’il est agréable et aisé de le suivre.

Pour analyser la question de la foi, sont retenus quatre grands thèmes ou problématiques examinés tour à tour : le statut épistémologique de la foi, qui, selon une tradition qui remonte à Platon, se situe entre l’opinion et la science ; le rôle de la volonté dans l’acte de croire ; la rationalité de la foi ; les parts respectives de l’inné et de l’acquis (ou plutôt du donné et de l’acquis) dans l’économie de la foi.

Ajoutons qu’une première partie, intitulée « Praeambula fidei », rappelle certains présupposés des médiévaux, aussi contre-intuitifs aujourd’hui qu’ils étaient évidents hier (dans un certain pan du monde intellectuel au moins). Notamment, les médiévaux partagent un triple réalisme, ontologique, épistémologique et sémantique : les réalités divines existent en elles-mêmes, indépendamment de l’esprit humain ; l’intellect humain peut connaître dans une certaine mesure ces réalités divines telles qu’elles sont ; enfin les propositions de foi sont vraies si elles désignent adéquatement les réalités divines.

Au XIIIe siècle, la conception commune de la foi consistait en un assentiment certain que l’intellect, poussé par la volonté, donne à une vérité surnaturelle attestée par l’autorité divine. L’habitus de foi était cette disposition stable inclinant l’âme humaine à produire un tel assentiment. Dans cette partie l’auteur s’intéresse surtout aux problèmes de l’origine et du fondement de la certitude de la foi. Celle-ci se fonde-t-elle sur son origine objective (Dieu infaillible) ou sur son versant subjectif, à savoir le caractère manifeste de la vérité pour l’intellect (ou bien, du côté de la volonté, la fermeté de l’adhésion) ? Pour l’auteur, l’Aquinate mettait l’accent sur le versant objectif, le fondement sur la vérité divine. Durand de Saint-Pourçain, que l’auteur trouve plus convaincant, jugeait plus approprié de considérer le versant subjectif : le degré de certitude dépend de la crédibilité accordée à l’autorité attestant la vérité. Dans ce cas, pour Thomas, la certitude se fonde sur Dieu même, alors que pour Durand, elle se fonde sur la façon dont les médiations sont perçues comme crédibles ; si les médiations sont discréditées, la foi est alors affectée. Et dans ce cas, le statut épistémologique de la foi tend à être inférieur à celui de la science.

La seconde partie examine plus en détail le problème de la volonté. La tradition chrétienne accorde en effet une grande place à la volonté dans l’acte de foi : Augustin encourageait à aller dans ce sens, et les théologiens mettaient en avant le caractère méritoire de l’acte de foi. Cette seconde partie présente et analyse d’abord ce qui correspond selon l’auteur à deux formes de volontarisme, celui des franciscains qui insistent sur le rôle de l’affectivité conduisant à se soumettre à l’autorité divine et à ses médiations (notamment Bonaventure puis Olivi voire Duns Scot, qui circonscrit cependant davantage le rôle de la volonté) et celui de Thomas insistant plus encore sur le rôle direct de la volonté qui meut à croire, poussée par le désir de la béatitude. D. Piché critique le volontarisme, surtout celui dit « direct » de Thomas, qui lui semble peu plausible ; la volonté peut conduire, explique-t-il, à disposer à adhérer à l’objet de la foi, mais elle ne peut commander directement l’acte de foi, qui est un acte de connaissance. L’auteur termine en décrivant la thèse de Robert Holcot, qui (toujours selon lui) critique justement l’idée que la volonté puisse produire l’acte de foi. La volonté et le mérite interviennent non pas dans l’acte de foi, mais dans la mise en œuvre vivante de celle-ci.

La troisième partie traite de la rationalité de l’acte de foi. En quoi une croyance en général, et la foi chrétienne en particulier, est-elle rationnelle ? Sont distinguées une conception de la foi comme étant au-dessus de la raison (Thomas d’Aquin) et une autre affirmant qu’elle contredit la raison (Holcot, voire Bonaventure, mais ce dernier distingue la raison viciée par le péché et la raison restaurée par la grâce et la foi). L’auteur critique (p. 234-235) les thèses épistémologiques que l’on a pu regrouper sous le nom d’évidentialisme (une croyance n’est rationnellement acceptable que si elle repose sur des preuves ou évidences), ou encore de fondationnalisme (les croyances ne sont considérées comme rationnelles que si elles sont évidentes par soi, via la sensation, la mémoire, l’intuition intellectuelle, ou si elles peuvent être ramenées de façon rationnelle à ces croyances évidentes de base). En effet, avec leurs exigences trop élevées, ces positions finissent par balayer la multitude des croyances qui jouent un rôle fondamental dans notre connaissance en général ou dans notre vie pratique. Ici, les célèbres analyses d’Augustin sont rappelées, lui qui montrait à quel point une foi naturelle structure l’existence et les rapports humains. Justement, rappelle D. Piché, les vérités mises en avant par la foi chrétienne sont typiquement des vérités de soi inaccessibles aux moyens naturels de connaissance, et pourtant essentielles, un peu comme certaines vérités indémontrables qui structurent l’existence humaine. Ainsi, l’acte de foi est ici approprié. Est aussi analysée une différence entre Scot, qui met en avant des signes objectifs de croire, et Olivi, qui insiste sur le fait que l’évidence de la vérité divine transparaît de façon immanente dans la doctrine révélée et les miracles, dans un esprit illuminé par la foi. Quoi qu’il en soit, conclut David Piché, « suivant nos théologiens, si l’absence totale de raison empêche de croire, plus de raison ne détruit pas la foi mais tend plutôt à la transmuer en conviction aussi inébranlable qu’une certitude scientifique » (p. 189).

La rationalité de la foi dépend de la crédibilité du témoignage qui transmet le message divin, d’où les techniques de persuasion développées ; mais insister sur la persuasion, n’est-ce pas insister sur les moyens naturels d’acquisition de l’acte de foi ? Justement, la dernière partie affronte la question de l’origine de l’acte de foi, innée ou acquise, ou surtout naturelle ou surnaturelle. En effet, avant Scot, selon l’auteur, les théologiens insistent sur le fait que l’habitus de la foi, c’est-à-dire la disposition stable à adhérer aux vérités révélées par Dieu, est un don surnaturel. Les penseurs parlent bien du processus d’acquisition de la foi et des supports naturels de celle-ci (les franciscains plus que Thomas) mais les raisons naturelles de croire sont toujours inférieures et subordonnées. Avec Scot puis Durand et Holcot, on voit émerger l’idée que la foi peut s’expliquer par des facteurs immanents : le mécanisme de la persuasion, les conditionnements socioculturels, etc. La foi infuse semble alors facultative, même si elle permet de mériter ; le naturalisme s’est substitué au surnaturalisme ; il n’est pas encore exclusif comme il le sera chez Hume, mais ces penseurs ont préparé le terrain : « En effet, si la modernité repose sur une pensée de la distinction entre le “spirituel” et le “temporel” et que celle-ci est épistémique avant d’être politique, alors il nous semble légitime d’affirmer que les théologiens de cette époque ont contribué à instaurer l’épistémè moderne » (p. 15). Le raccourci est-il trop rapide ? Les limites de cette étude ne permettaient sans doute pas de pousser plus loin l’analyse.

Ainsi, l’avènement d’une conception de la foi fondée sur une certitude subjective, sous le contrôle du sujet connaissant, et le naturalisme progressif qui gagne les penseurs sont-ils racontés. L’acte de foi est analysé de l’intérieur du sujet, et ses causes purement naturelles sont de plus en plus mises en avant, quitte à devenir prépondérantes ou plus importantes que les causes surnaturelles. Une lecture moderne de l’acte de foi en fait un acte qui s’explique par des causes immanentes : les dispositions du sujet, liées à sa nature humaine (si on pense qu’elle existe) et à un conditionnement social, cognitif et affectif (c’est surtout l’aspect que les sciences modernes mettent en avant, pourrions-nous ajouter).

L’auteur le disait au début, les textes médiévaux justifient tout à fait une analyse rationnelle, épistémologique et psychologique de la foi : les études médiévales contemporaines réunissent depuis des décennies des chercheurs dont les convictions personnelles sont très différentes, mais qui, pourtant, s’accordent sur certains points fondamentaux : le Moyen Âge n’est pas une éclipse de la raison, il est une période d’une grande fécondité scientifique, culturelle, intellectuelle d’une part ; d’autre part si l’on veut comprendre les racines de la modernité, il faut comprendre aussi le Moyen Âge. Ce que cette étude contribue encore à manifester, à travers l’analyse de l’acte de foi lui-même.

La prise de conscience de la consistance propre du monde ou de l’ordre naturel, qui est de plus en plus étudiée indépendamment de la révélation divine chez les médiévaux, a été un enjeu important pour ces penseurs ; et cela dépasse mais inclut le problème de l’analyse de l’acte de foi et de son origine. Je terminerai par une question, pour rebondir sur celle du naturalisme galopant qui selon l’auteur gagne la philosophie ou la théologie. Il ne s’agit pas ici d’émettre une critique positive ou négative de ce travail, qui a l’intérêt d’exposer des thèmes et des problématiques suscitant la réflexion car l’ouverture perpétuelle de perspectives dans cette étude met l’histoire au service d’une réflexion philosophique. Une analyse naturaliste et immanente de l’acte de foi, si elle prétend remplacer ou même dépasser la dimension transcendante, n’est-elle pas aussi réductionniste ? Quand les grands théologiens intègrent Aristote, cela ne se fait pas sans crise, car celui-ci montre que le monde a une autonomie et un fonctionnement cohérent et efficace, sans qu’il y ait besoin de faire appel directement à Dieu. La question est de savoir si la causalité divine remplace celle des créatures, ou si elle la fonde et la suscite ; si la cause première parachève et complète, voire remplace l’action de la cause seconde, ou si elle lui donne sa consistance. Dieu doit-il effacer la créature pour être grand ? C’est toute la question du rapport entre causalité première et causalité seconde. De même, les causes sociologiques ne remplacent pas nécessairement celles qui sont liées à la nature, elles peuvent les exprimer et les particulariser.

Autre chose se joue avec la foi : pour les chrétiens, elle relève en effet de ce qui dépasse la nature et ouvre à la transcendance ; elle est surnaturelle, parce que l’homme est par nature ouvert à la transcendance. Si la grâce se fonde sur la nature pour la purifier et l’élever, il est normal que la réception de la grâce soit inséparable de l’exercice des facultés naturelles de l’homme, qui s’exercent selon sa propre nature et les conditions particulières, socioculturelles, de son existence. Et si l’on a une conception non concurrentielle des rapports entre Dieu et le monde, dans laquelle Dieu ne supprime pas mais donne au monde sa consistance propre, une foi authentique, à la fois donnée d’en haut et demandée par Dieu au libre arbitre de l’homme, ne peut aller contre l’autonomie du monde et de la personne : elle stimule la raison et honore toutes ses exigences critiques, et ne peut rétrécir l’être humain ou compromettre son autonomie et ses libertés ; à l’inverse, le constat de l’efficacité et de la complexité des processus naturels impliqués ne supprime pas la possibilité d’une action divine sur la personne ; Dieu peut susciter la foi, par exemple. Mais cela nous mène bien entendu au-delà de ce livre, qui a le mérite d’avoir un propos clair, bien délimité et concis.

Marine Guerbet

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Pour citer cet article : David PICHÉ, Épistémologie et psychologie de la foi dans la scolastique : 1250-1350, Paris, Vrin, « Études de philosophie médiévale » n° CXV, 2022, 248 p., in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXV, Archives de philosophie, tome 87/3, Juillet-Septembre 2024, p. 199-202.

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