Auteur : Martine Pécharman
MARCONDES, Danilo, Skepticism and Language in Early Modern Philosophy. The Early Linguistic Turn, Lanham, Lexington Books, 2020, 125 p.
À l’origine de ce court essai, une réflexion née chez l’auteur du jugement porté en 1973 par un philosophe analytique, Michael Dummett, sur la révolution accomplie à la fin du XIXe siècle lorsque l’exigence d’une fondation de toute la philosophie par la théorie de la signification est venue détrôner sa fondation par l’épistémologie, la sémantique formelle de Frege mettant fin selon Dummett au paradigme cartésien de la philosophie. Danilo Marcondes se demande si « la philosophie du langage » n’a pas en réalité commencé bien avant les textes pionniers de la philosophie analytique, et si « le tournant linguistique en philosophie » – désignation consacrée pour la rupture dont Frege a été l’un des flambeaux – ne remonte pas loin dans l’histoire de la philosophie. Selon lui, un premier tournant s’est amorcé dès la période moderne sous l’influence du principe sceptique de la dépendance stricte de notre connaissance à l’égard de notre faire, le « maker’s knowledge argument ». D’après l’hypothèse avancée par l’auteur, c’est la récusation par le scepticisme moderne de l’intuition rationnelle et des idées innées pour les fonctions d’appréhension et de représentation du réel qui a permis de faire émerger la fonction cognitive de cette “création humaine” qu’est le langage.
La démonstration proposée à l’appui de cette hypothèse ne paraît pas, cependant, à la hauteur de l’enjeu proclamé, et un certain flou persiste lorsque l’on referme le livre. Des approches très générales, voire superficielles, du contexte et des auteurs concernés (notamment La Mothe Le Vayer, Hobbes, Spinoza, Locke, Vico), des descriptions trop succinctes du rôle respectif attribué à leurs écrits, des références allusives ou de seconde main avaient peu de chances d’aider au développement de la thèse de départ, et l’ensemble laisse une impression de décousu plutôt que de progression dans l’argumentation. Bien que donné par l’auteur pour une lecture attentive, l’examen réservé aux p. 49-60 (avec une esquisse préalable aux p. 15-18) à Descartes, en tant que figure antithétique par excellence du « tournant linguistique » rendu possible par le maker’s knowledge argument, reste sommaire. On éprouve le même sentiment d’inachèvement et d’à-peu-près avec la discussion aux p. 61-68 du cartésianisme mis en œuvre dans la Grammaire générale et raisonnée et la Logique de Port-Royal, D. Marcondes se bornant à convoquer le célèbre débat sur la filiation cartésienne de la GGR que Robin Lakoff (partisane de sa source dans la Minerva de Sanctius) a suscité à la fin des années 1960 contre le Cartesian Linguistics de Noam Chomsky.
Martine PÉCHARMAN (CNRS, CRAL)
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Pour citer cet article : MARCONDES, Danilo, Skepticism and Language in Early Modern Philosophy. The Early Linguistic Turn, Lanham, Lexington Books, 2020, 125 p., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 186-187.
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Emiliano FERRARI, Thierry GONTIER (éd.), L’Axe Montaigne-Hobbes. Anthropologie et politique, Paris, Classiques Garnier, 2016, 312 pages.
Issu d’un colloque international portant le même titre (Université Lyon 3, octobre 2012), l’ouvrage collectif dirigé par Emiliano Ferrari et Thierry Gontier contribue à renouveler l’interprétation des trois principaux écrits politiques de Hobbes, les Elements of Law, le De Cive, et le Leviathan. En se situant dans la perspective la plus éclairante dans les études récentes sur Hobbes, celle qui mesure à l’influence du contexte culturel européen l’évolution de sa philosophie morale et politique de 1640 (Elements of Law) à 1651 (Leviathan), les auteurs des différents essais présentés ne se contentent pas de suivre une voie ouverte par Quentin Skinner. Il ne s’agit pas pour eux de montrer simplement que le paradigme de la révolution scientifique dont Hobbes est l’un des représentants majeurs avec les trois œuvres politiques de sa maturité ne saurait fournir lui-même l’explication de sa doctrine de la communauté civile, et qu’il convient de subordonner l’analyse de cette dernière à une connaissance précise de la culture littéraire qui a constitué le premier terreau de la formation intellectuelle de Hobbes. Leur projet est de plus grande envergure. Il vise d’abord à révéler l’existence d’une filiation philosophique privilégiée, « une influence de Montaigne sur Hobbes » (Introduction, p. 12), décisive en particulier pour comprendre les différences entre l’anthropologie du Leviathan et celle des Elements of Law. Mais par ce biais, l’enjeu est de faire apparaître une autre configuration de la modernité que celle ordonnée autour du cartésianisme : l’accent mis sur plusieurs recoupements possibles entre les philosophies de Montaigne et de Hobbes doit permettre de dessiner une voie inédite pour l’histoire de la pensée moderne dans son ensemble. Cette démarche est largement tributaire du modèle d’exégèse de la philosophie de Hobbes mis en place, dans plusieurs livres et articles précédents, par Gianni Paganini, qui signe au sein de ce collectif (p. 131-150) une nouvelle étude redéfinissant de manière originale (comme le chapitre de Luc Foisneau, p. 75-89) la question de l’égalité dans le Leviathan. Selon ce modèle, la période de l’exil de Hobbes en France, marquée par la fréquentation du cercle de Mersenne et l’amitié avec Sorbière et Gassendi, met le philosophe anglais en contact direct avec la crise sceptique qui domine alors le contexte philosophique continental. La question de la lecture effective par Hobbes des Essais de Montaigne se trouve de ce fait rendue secondaire. Comme le souligne (p. 191-193) le début du beau chapitre rédigé par Raffaella Santi, il est de toute façon « probable » que Hobbes ait lu la traduction anglaise par John Florio des Essais, publiée en 1603, rééditée en 1613 (Noel Malcolm a établi qu’un exemplaire de cette seconde édition se trouvait dans la bibliothèque des Cavendish) puis en 1632. Cette traduction tenait plus du commentaire que de la version littérale. Ce serait ainsi déjà nourri d’« un autre Montaigne » (Santi, p. 193), que Hobbes a pu découvrir sur le continent à partir de 1641 les discussions philosophiques dans lesquelles la référence à Montaigne jouait un rôle crucial. Ainsi, en mettant au grand jour les convergences et les différences entre Montaigne et Hobbes, et l’importance des Essais (ou des Essayes or Morall, Politike and Militarie Discourses) dans les sources de la pensée de Hobbes, ce volume s’efforce d’élargir à un domaine encore insuffisamment exploré la réflexion inaugurée par Richard Popkin sur le rapport au scepticisme comme rapport constitutif de toute la pensée moderne.
Précédées d’une utile Introduction (p. 9-19) d’Emiliano Ferrari et Thierry Gontier, et suivies d’une riche Bibliographie (p. 283-297), les deux parties de l’ouvrage sont sensiblement de même longueur. La première, sur la question anthropologique (p. 23-150), compte six chapitres : « L’homme en général. Remarques sur l’anthropologie de Montaigne et Hobbes » (E. Ferrari) ; « Le rôle de l’imagination dans la construction du sujet chez Montaigne et Hobbes. Éléments pour une lecture croisée » (A. Milanese et D. Ottaviani) ; « La passion de la gloire chez Montaigne et Hobbes » (L. Foisneau) ; « Primus in orbe deos fecit timor. Religion et imposture chez Montaigne et Hobbes » (N. Panichi) ; « Le naturalisme chez Montaigne et Hobbes » (M. Sgattoni) ; « Hobbes, Montaigne et les animaux moraux » (G. Paganini).
La seconde partie, sur la question politique (p. 153-282), s’articule en sept chapitres : « Corps naturel et corps politique chez Montaigne et Hobbes. Réflexions sur le peuple, l’allégeance et la politique » (Ph. Desan) ; « Montaigne, Hobbes et les vertus de l’obéissance » (J. Duhamel) ; « Hobbes, Montaigne et les raisons de la loi » (R. Santi) ; « Montaigne et Hobbes face aux guerres civiles. Une approche girardienne » (G. Mormino) ; « Parole et obligation chez Montaigne et Hobbes » (S. Giocanti et G. Lepan) ; « Homo homini deus ou/et lupus chez Montaigne et Hobbes » (J. Terrel) ; « Pluralisme religieux et liberté de conscience chez Montaigne et Hobbes » (Th. Gontier).
Au fil de ces chapitres, l’anatomie des relations doctrinales complexes entre Montaigne et Hobbes se redouble de maints recours ingénieux à des médiations entre les deux théoriciens – on peut en donner pour exemple le De rerum natura de Lucrèce, dans l’excellente analyse proposée par Nicola Panichi de la croyance religieuse. Les auteurs sont en droit de revendiquer « la pertinence heuristique d’une confrontation des philosophies de Montaigne et de Hobbes » (Introduction, p. 18-19), qui permet au demeurant tout autant de relire Montaigne à partir de Hobbes, que Hobbes à partir de Montaigne. Mais il convient aussi de mettre à leur actif l’insertion de cette comparaison dans un réseau de problématisations dont la reconstruction s’avère toujours minutieuse.
Martine PÉCHARMAN
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Pour citer cet article : Martine PÉCHARMAN, « Emiliano FERRARI, Thierry GONTIER (éd.), L’Axe Montaigne-Hobbes. Anthropologie et politique, Paris, Classiques Garnier, 2016, 312 pages » in Bulletin d’études hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.