Auteur : Masato Sato
Arbib, Dan, Carraud, Vincent, Mehl, Édouard & Schweidler, Walter, éd., Mirabilis scientiae fundamenta. Das Erwachen der kartesischen Philosophie, Baden-Baden, Verlag Karl Alber, 2023.
Issu d’un colloque « Mirabilis scientiae fundamenta – Descartes en Allemagne 1619-2019 » tenu à Neuburg an der Donau en novembre 2019, ce recueil particulièrement remarquable rassemble dix-huit articles rédigés par des spécialistes reconnus de la philosophie moderne et contemporaine, de la philosophie mathématique et physique et de l’histoire moderne, afin d’éclairer le parcours du jeune Descartes, du point de vue biographique, philosophique et historique, à travers les études de son premier corpus plutôt méconnu et énigmatique. Ce recueil met en lumière, sous des angles extrêmement divers et novateurs, la manière dont Descartes est devenu philosophe et dont il a philosophé effectivement.
La première partie retrace son itinéraire en Allemagne où sa vocation philosophique a émergé. Vincent Carraud analyse ce qu’il a découvert en 1619 comme les fondements de la science admirable de façon rétrospective, c’est-à-dire en allant des Meditationes aux Regulae, de celles-ci au Studium bonae mentis, et enfin de celui-ci aux découvertes en 1620 et en 1619. Alors que dans les Meditationes la première certitude acquise porte sur l’ego, les Regulae se focalisent sur l’intellectus, faculté indispensable à la recherche sérieuse de la vérité. Dans le Discours de la méthode, cette tâche de distinguer le vrai du faux est assignée à la raison ou au bon sens, dont l’étude est le thème principal du Studium bonae mentis, qui a pour but d’envisager les fonctions de la mens, prise dans le traité comme intellectus pour discerner la vérité. C’est donc la connaissance de la mens ou de l’intellectus elle-même qui y est le fondement de toute science possible, et la possibilité de la vraie philosophie dépend alors de la mens. Cette tentative du Studium, faute de réduire la mens à l’intellectus, s’est cependant avérée un échec, échec qui incite justement le jeune philosophe à rédiger les Regulae. Mais le projet du Studium, commencé probablement en 1621, devrait à son tour s’appuyer sur le fundamentum inventi mirabilis qu’il « coepi intelligere » en novembre 1620 : ce fondement signifie, comme l’affirme Étienne Gilson, l’unité de la science, qui dépend de l’intellectus ; et cette unité ne peut être établie que par la méthode, laquelle offrirait des règles et des moyens (fundamenta) de la science admirable découverts en novembre 1619. V. Carraud met en lumière par cette analyse rétrospective (notamment de l’ouvrage méconnu du Studium) le mouvement vif de la pensée de Descartes dès ses débuts et dévoile à juste titre ses premiers projets, ses premiers objectifs et ses premières réflexions. – Olivier Chaline, historien de l’époque moderne, analyse la vie militaire de Descartes, qui nous est largement méconnue en dehors de ce qu’en dit Baillet, et montre ce que signifie être un soldat volontaire à cette époque et pourquoi il ne reste aucune trace de sa présence dans les archives de l’armée. En suivant pas à pas le parcours militaire de celui qui n’était encore qu’un « spectateur du monde » avec un avenir ouvert, on peut revivre son exaltation, sa déception et sa tension dans les armées de grands chefs du temps. – Giulia Belgioioso réétudie les années d’apprentissage de Descartes et cherche de nouveau, en parcourant un grand nombre de références biographiques et d’éditions posthumes, à déterminer quand et comment il devient un philosophe que l’on appelle ultérieurement « cartésien ». Mais cette question n’a pas de sens pour les biographes, selon l’autrice, car les œuvres imprimées et les manuscrits de Descartes nous indiquent qu’ils forment tous ensemble une seule et même philosophie cartésienne et qu’il est donc impossible de séparer la période de l’apprenti de celle du philosophe accompli. Comme Descartes vise toujours l’unité de la science, il nous faudrait considérer toujours sa pensée comme une unité indivisible.
La deuxième partie affronte le problème du fondement, la clé essentielle au commencement de la philosophie cartésienne. Dan Arbib présente des hypothèses très novatrices, en examinant des documents divers en détail, sur l’interprétation théologique et rosicrucienne du premier Descartes. Il commence par l’analyse de la formule énigmatique des trois mirabilia de Dieu sur les res ex nihilo, le liberum arbitrium et l’Hominem Deum. En conjuguant le contexte cartésien et l’herméneutique théologique, il avance pas à pas plusieurs hypothèses assez séduisantes et audacieuses. Les trois mirabilia se rapportant théologiquement aux miracles racontés dans la Bible et « cartésiennement » à l’admiration suscitée par la science que le jeune Descartes aborde, D. Arbib remarque l’aptitude du philosophe à interpréter les trois mirabilia comme signes divins, à l’instar de saint Augustin, et avance des hypothèses sur l’origine probable de la formule qui pourrait l’avoir inspiré ainsi que sur les sens particulièrement cartésiens qui auraient pu en provenir et qui se développeront dans sa pensée ultérieure. Parmi plusieurs hypothèses, D. Arbib propose l’emprunt et la réécriture de la formule d’un rosicrucien, Heinrich Madathanus ; alors que celle-ci accentue une triple contradiction entre la maternité et la virginité, entre la parole et le silence de l’Enfant et entre Deus homo et trinus et unus, la formule cartésienne met en lumière celle entre la finitude (les choses créées, la liberté humaine et l’incarnation de la nature divine dans la nature humaine) et l’infinité (la création ex nihilo du monde et du libre arbitre humain et leur dépendance à l’égard de Dieu). L’admiration cartésienne porte donc sur le rapport entre fini et infini et sur le surmontement de leur contradiction, ce qui montre bien la continuité et la cohérence de la pensée de Descartes depuis sa jeunesse jusqu’aux Meditationes. D’où l’importance capitale de la liberté cartésienne, en tant d’abord qu’elle fait l’homme à l’image de Dieu, ensuite qu’elle fait l’objet propre à la philosophie cartésienne comme la thèse de la création des vérités éternelles, la théorie de la vérité (Meditatio IV), etc. Elle permet donc, selon les mots de D. Arbib, « l’examen à différentes échelles temporelles du motif de l’Imago Dei » (p. 110). L’intérêt pour la question de la liberté et pour l’interprétation de la Genèse est certes constant chez Descartes, mais plusieurs questions s’imposent : la formule cartésienne des mirabilia provient-elle vraiment de celle d’un rosicrucien ? La théorie de la liberté cartésienne se propose-t-elle réellement d’assumer un statut théologique, ou n’est-elle soutenue que par des « raisons humaines » (à Vatier, 22 fév. 1638, AT I 564, 20-21) ? Cela reste à examiner au titre des « nouveaux chantiers » (p. 110). – Zuo Huang tente de dégager le sens de la transition de la scientia penitus nova à la scientia mirabilis à partir des œuvres de jeunesse du philosophe. Il identifie la première à la science générale de la mathématique et la seconde à la Mathesis universalis ou la science universelle qui surpasse la mathématique en visant 1. l’ordre et la mesure, 2. la sagesse universelle, 3. l’unité de l’esprit humain. Cette transition résulte moins de la continuité entre les deux sciences, selon l’auteur, que du « saut spectaculaire » qui fait justement du jeune Descartes, non un mathématicien, mais un philosophe. – Gilles Olivo analyse en détail la différence sémantique, structurelle et philosophique, selon le développement de la pensée de Descartes, entre les fondements au pluriel qu’il a trouvés dans son plein enthousiasme en 1619 et le fondement au singulier entendu un an après. Ce qui complique encore plus notre interprétation de ces expressions est que Descartes semble parler indifféremment de fondement et de principe, par exemple, dans sa Recherche de la vérité. Pour démêler ce problème, en rapprochant le modèle architectural de la fondation présenté dans les VIIae Responsiones (AT VII 536, 28-537, 9), le sens du fondement expliqué à Mersenne (AT I, 87, 17-25 ; 106, 20-23 ; 107, 9-14), les passages de la Lettre-préface des Principia (AT IX-2, 9, 14-18) et les IIae Responsiones (AT VII, 144, 23-25), G. Olivo nous donne plusieurs résultats assez significatifs : 1. le fondement, étant le plus ample et le moins diversifié, se fonde sur un roc, qui est un fonds permettant toute fondation possible. Le son étant le fondement de la musique et en ce sens le premier dans toute détermination musicale, le fondement constitue la première modalité de toute détermination noétique du sujet connaissant. 2. Ce sont les principes (le cogito, l’existence de Dieu et sa véracité) qui démontrent la validité de la règle générale de la vérité (Med II, AT VII 62, 15-21 ; Discours, AT VI 38, 15-19), et la règle générale est à son tour le fondement, qui, en tant que premier résultat provenant des principes, instaure la science édifiée sur le roc que sont les principes. 3. Ceux-ci, articulés dans une solidarité du fonds, constituent donc les fondements au pluriel, qui permettent la fondation de la science sur le seul fondement qu’est la règle générale de la vérité, l’unique source de toute la certitude humaine procurée par les connaissances claires et distinctes. 4. Pour le Descartes de 1620, ou au plus tard à l’époque des Regulae, ce qui est le premier et donc le fondement de toute connaissance est l’entendement ou la bona mens, qui, en tant que première faculté épistémique, fonde l’unité de la sagesse humaine. Il lui a fallu attendre le moment où s’annonce le nouveau projet de la refondation du savoir pour trouver enfin le vrai fondement de la science. Bien que très convaincante, l’argumentation de G. Olivo pose certaines questions, par exemple : peut-on assurer textuellement que les principes s’identifient aux fondements au pluriel ? De même, Descartes assimile-t-il vraiment le fondement à la règle générale ? Mais indépendamment de ces questions, les hypothèses de G. Olivo semblent très séduisantes.
La troisième partie explore les fameux trois songes du jeune Descartes. Claudio Buccolini analyse le contexte culturel et historique de l’idée d’enthousiasme, en parcourant un grand nombre de documents divers. À l’époque, l’enthousiasme, dont le concept est d’origine platonicienne (ou plutôt néoplatonicienne), et les semina scientiae, d’origine stoïcienne, peuvent aller ensemble, pour autant qu’on puisse atteindre la seconde à l’aide du premier et de l’imagination : c’est le cas du poète, qui, selon Descartes, est beaucoup plus habile à chercher les semences de la science que le philosophe, lequel ne s’appuie que sur la raison. Alors que Baillet, dans son récit des trois songes dans la Vie de Monsieur Descartes (1691), lie chez lui l’enthousiasme à la divinité et à sa pensée religieuse (l’acception de l’enthousiasme était encore positive au début du xviie siècle), il le décrit ensuite comme un dysfonctionnement cérébral dans l’Abrégé de la vie de M. Descartes (1692), dans lequel il supprime ce récit, en raison du « crépuscule (et [de] la médicalisation) de l’enthousiasme » (selon Marc Fumaroli, une telle réception du terme était la tendance majeure de l’époque, comme chez Malebranche, Bayle, Leibniz, etc.). Les historiographes (comme Stephen I. Wagner, Eugenio Garin ou Cesare Vasoli), à leur tour, tendent à surinterpréter les songes de Descartes en s’appuyant soit sur des textes onirocritiques de l’époque (Conimbres, Eutache de Saint-Paul, Scipion Dupleix, etc.), soit sur la tradition des Pères de l’Église (Augustin, Albert, Thomas), soit sur la médecine traditionnelle (Galien, Hippocrate). Il semble cependant difficile de soutenir cette thèse, car Descartes propose lui-même non pas une telle interprétation symbolique ou onirique de ses songes, mais l’unique valeur heuristique de son enthousiasme, qui marque un tournant décisif dans sa vie intellectuelle et qui le conduit enfin à l’inventum mirabilis de l’unité de la science. On peut alors trouver, même dans ses trois songes, deux caractéristiques principales et paradoxales de la philosophie cartésienne en germe : la filiation généalogique d’une part et la rupture radicale avec la tradition de l’autre. – Claire Gantet soutient, en comparant ces songes au rêve d’Athanasius Kircher, qu’ils procèdent à la fois de sa réflexion et d’une révélation pour éveiller la vocation du philosophe, dont les songes sont animés par l’enthousiasme, comme c’est le cas de Kircher : le songe de vocation peut se trouver à foison chez les jésuites. On peut trouver d’ailleurs dans les songes de Descartes de nombreux éléments empruntés à l’onirologie de son temps ou interprétés de façon dévalorisante à la fin du xviie siècle, mais il vaudrait mieux écarter prudemment ces interprétations, puisqu’ils visent tous, selon l’auteur et l’auto-interprétation de Descartes, à la recherche de la vérité et au fondement de la science. – Igor Agostini se tourne vers les Meditationes pour envisager l’argument du rêve, qui se concrétise, selon l’auteur, dans la figure du malin génie : l’action de celui-ci est une autre forme possible de perceptions fausses et imaginaires suscitées par les rêves (AT VII, 22, 13-15 et 26-29). Le malin génie peut me faire penser que le monde est une apparition fausse dans mon rêve, mais il ne nie pas son existence même, contrairement au Dieu trompeur : celui-là ne peut me tromper qu’en niant ou manipulant sa réalité ou ses propriétés, de la même façon que les rêves ou les choses imaginaires comme les chimères, qui présupposent l’existence de choses simples et universelles. Les rêves et les choses imaginaires, en tant qu’images ou figures feintes ou composées, permettent ainsi non d’atteindre la connaissance certaine de l’ego, mais paradoxalement de trouver qu’il faut intelligere pour acquérir celle-ci. I. Agostini appelle ce processus analytique le « doute hyperbolique de l’imagination » (p. 222), réalisé par l’argument du rêve. Plusieurs questions demeurent néanmoins dans ces argumentations bien développées. 1. L’argument du malin génie est-il vraiment assimilable à celui du rêve, pour autant que le premier soit malignus (26, 25) à dessein et que le second ne le soit pas ? 2. Il mène certes à la découverte de l’existence de l’ego, mais a-t-il la même valeur heuristique que les trois songes du jeune philosophe qui mènent à la découverte des fondements de la science admirable ? Autrement dit, l’hypothèse du malin génie ne reste-t-elle pas encore dans le scepticisme traditionnel, et ne confie-t-elle donc qu’un rôle restreint au doute sur les sensibles par rapport à l’hypothèse proprement cartésienne du Dieu trompeur, alors que les trois songes jouent dans l’ensemble un rôle décisif pour l’éveil de la philosophie cartésienne elle-même ?
La quatrième partie examine les sciences explorées par Descartes à ses débuts. L’argumentation de David Rabouin a pour objectif principal de montrer dans quelle mesure les mathématiques allemandes ont influencé sa conception à la fois scientifique et méthodologique. Il met d’abord en cause la lecture dite « continuiste » depuis la lettre à Beeckman en mars 1619 jusqu’à la Géométrie de 1637, c’est-à-dire l’affirmation selon laquelle celle-là annonce déjà le projet de celle-ci réalisé par l’intermédiaire des Regulae, d’où le projet mathématique « continu » de Descartes. Selon D. Rabouin, 1. manque au Descartes de 1619 l’idée d’une formulation algébrique de 1637, et lui manque donc le fondement mathématique de la même date ; 2. on ne dispose d’aucun témoignage qui permet la lecture continuiste pendant les neuf années après 1619 ; 3. selon sa lettre en 1629, Descartes n’a pas encore élaboré le critère de classification des courbes de 1637 ; 4. les Regulae ne mentionnent jamais le programme d’une classification des questions géométriques au moyen de lignes. Comment penser alors son activité mathématique dans les années 1620 ? Descartes, qui se déclare à Mersenne en 1630 « las des mathématiques » en estimant que son algèbre est déjà parfaite en 1628, dit en 1638 que sa « vieille Algèbre » ne mérite pas d’être vue. La raison en est, selon D. Rabouin, qu’il utilise encore dans les années 1620 le formalisme cossique, toujours répandu au début du xviie siècle et proche du savoir contenu dans le troisième livre de la Géométrie. Les cossistes allemands (Johannes Faulhaber, Peter Roth, Johannes Geysius, etc.) ou hollandais (Frans Van Schooten, Willebrord Snell, Adriaan Van Roomen, etc.) utilisent l’algèbre pour résoudre les problèmes géométriques, et c’est exactement la méthode utilisée dans les Regulae, à l’aide de coefficients numériques. Le rapprochement cartésien avec les cossistes permettra d’expliquer la lacune des années 1620, grâce aux documents mathématiques récemment redécouverts et peu étudiés, et d’appréhender de nouveaux aspects de la période des recherches mathématiques de Descartes encore trop peu connue, de même que, entre autres, de nouveaux secrets concernant la naissance de la méthode. – Regina Stuber et Sigmund Probst suggèrent de considérer correctement les descriptions mathématiques dans les Cogitationes privatae, en corrigeant les erreurs de copie de Foucher de Careil, qui n’avait pas tenu compte de la notation cossique utilisée par Descartes pour les expressions algébriques. Ils examinent les documents nécessaires en détail avec le plus grand soin (les notes de Leibniz sur ses copies des manuscrits de Descartes, les notations cossiques de Jacques Peletier, Christophorus Clavius, Isaac Beeckman, Leibniz, etc.) pour reconstruire les textes mathématiques des Cogitationes qui sont difficilement compréhensibles en tant que tels dans les copies de Foucher de Careil. En résulte une découverte majeure : leur reconstruction à l’aide surtout des notes marginales de Leibniz transmises par Foucher de Careil permet de conclure que le Descartes de 1619-1620, un véritable génie mathématique, ne commet pas d’erreurs algébriques. Leur argumentation s’achève sur l’hypothèse que Descartes ait vu les instruments décrits dans les Cogitationes (AT X, 241-242) aux domiciles de Kassel ou de Butzbach, dans la collection de Faulhaber à Ulm, ou dans un autre lieu de son voyage, ce qui est à envisager avec une nouvelle documentation. – Delphine Bellis examine en quoi consiste la spécificité des premiers travaux physiques de Descartes, entre autres sur le problème appelé paradoxe hydrostatique, en comparaison avec le travail de Simon Stevin. Selon Stevin, la pression du fluide dépend seulement de l’aire du fond du récipient et de la hauteur du fluide au point d’équilibre, malgré la différence des formes de récipients et du volume de liquide, d’où le « paradoxe ». Celui-ci est dû non au fait qu’il recourt à la solution des modèles purement mathématiques, comme le pensent plusieurs commentateurs, mais au fait qu’il utilise les principes à la fois géométrique et physique. D. Bellis appelle aussi ce dernier le principe de solidification ou d’homogénéité, selon lequel le corps solide de la même densité que l’eau maintient le même équilibre hydrostatique que l’eau, même si l’eau est remplacée par ce corps. Ce qui modifie les effets physiques comme pression n’est donc pas l’état du corps (liquide ou solide), mais sa densité. La démarche de Stevin peut être appelée alors physico-mathématique, semblable à celle du jeune Descartes influencée par Beeckman. Mais la différence capitale entre les deux réside dans l’usage de la figuration. Alors que Stevin aborde la question hydrostatique de façon macroscopique (ce qui compte n’est pas l’état du corps, mais sa densité), Descartes le fait de façon microscopique, en se concentrant sur le mouvement de chaque « atome » d’eau qui peut être tracé par la ligne. Il faut noter que ce mouvement est considéré alors en bidimension, et non en tridimension, comme ce sera le cas dans sa physique ultérieure du Monde ou des Principia. La raison en est que les lignes géométriques sont faciles à représenter pour résoudre les problèmes hydrostatiques et pour éviter la complexité des compositions physiques devant prendre en compte de nombreux facteurs interagissant l’un sur l’autre dans l’étendue tridimensionnelle. Cette méthode de l’usage de figures planes qui réduit les difficultés des propriétés sensibles au plan purement géométrique est la même que celle proposée plus tard dans les Regulae. Mais cette clarté « métaphysique », selon D. Bellis, sera perdue dans la physique cartésienne ultérieure : n’est-ce pas parce que le philosophe devra plus tard analyser le monde physique en tant que tel, au détriment de la clarté et de la simplicité de la méthode géométrique, pour envisager ses éléments, leurs propriétés et leurs mouvements interagissants, etc., bref pour établir sa propre cosmologie gouvernée par les lois de la nature que le jeune Descartes ignorait encore ? – Olivier Ribordy cherche à analyser la possibilité de l’influence de Johann Baptist Cysat, astronome jésuite d’Ingolstadt, assistant et successeur de Christoph Scheiner, sur la formation de la cosmologie cartésienne. Certes, on ne sait pas si Descartes connaissait les écrits de Cysat, surtout son ouvrage Mathemata Astronomica, qui a été largement diffusé à cette époque dans les collèges jésuites, mais O. Ribordy remarque qu’il y a quelques parallèles entre les explications astronomiques de Cysat et celles de Descartes (Le Monde, IX ; Principia, III), par exemple, sur le mouvement rectiligne des comètes à travers le ciel (contre la thèse d’Aristote), la manière de la réfraction et de la réflexion des rayons lumineux sur les comètes, l’apparition de comètes comme phénomènes supralunaires, ou la mention des lunes de Saturne, malgré la différence majeure selon laquelle Cysat, en tant que jésuite, défend le géocentrisme et la thèse du monde délimité, et Descartes soutient l’héliocentrisme et l’indéfinité du monde. Au moment de la découverte des lunes de Saturne par Cysat en hiver 1619, Descartes, étant sur la rive du Danube, très près du collège jésuite d’Ingolstadt, aurait-il pu entendre parler de ses recherches ? – Édouard Mehl mesure avec précision l’influence décisive des travaux de Johannes Kepler en 1619-1621 sur les trois Essais de la méthode (Dioptriques, Météores et Géométrie). En insistant sur le fait très probable que Descartes était au landgraviat de Hesse-Butzbach en automne 1619, malgré son opposition à l’idée selon laquelle Descartes aurait rencontré Kepler, Faulhaber, etc. à cette époque, É. Mehl avance des hypothèses novatrices, qui peuvent se résumer à trois points principaux : 1. Descartes a puisé dans les descriptions des parhélies de Rome en mars 1619 par Kepler, Wilhelm Schickard et Daniel Mögling son idée initiale des Météores pour expliquer géométriquement et a priori les phénomènes physiques (entre autres l’arc-en-ciel, dont la description constitue « quelque échantillon » [AT I, 559, 25] de la méthode), pour autant que Schickard ait rapporté à Kepler ses tentatives de découvrir par ses études des rayons lumineux ce qui s’appellerait plus tard la loi de la réfraction, et que Descartes, en empruntant sa description des parhélies dans ses Météores, ait établi la loi des sinus expliquée dans sa Dioptrique dans la continuation de l’expérience de Schickard. 2. La Géométrie (surtout son Livre III) est une réplique à l’Harmonices Mundi de Kepler (surtout au Livre I, § 45 & § 46), dans la mesure où Descartes universalise le théorème de Pythagore et l’étend à la stéréométrie des solides réguliers, en y introduisant une méthode algébrique de l’insertion des moyennes proportionnelles et de la trisection de l’angle : Kepler a justement exclu cette idée du domaine de la géométrie. Mais les deux ont pour point commun de chercher une délimitation de tous les problèmes géométriques. 3. La théorie cartésienne du vortex et la formalisation du monde physique par l’étendue géométrique offrent une solution purement mécanique et désenchantée à la cosmologie képlérienne, qui cherche à trouver les desseins divins mathématiquement accomplis dans la structure et le mouvement des corps célestes. Kepler est donc « éclaireur » (p. 358) et le point de départ du jeune Descartes, malgré l’absence de preuve de leur rencontre. Par ces trois hypothèses, peut-on prétendre que Kepler a été le « maître » de Descartes non seulement « en optique » (AT II 86, 11), mais aussi en géométrie, voire en cosmologie, étant donné leur objectif commun de la clarification mathématique de la nature ?
La cinquième partie envisage dans l’ensemble l’influence cartésienne, de manière positive ou négative, sur le développement de l’idéalisme allemand. Heiner F. Klemme affirme l’identité entre la pensée et la conscience chez Descartes, en suivant ses arguments en détail dans ses Meditationes et ses Responsiones. Pour ce faire, il insiste sur deux raisons : l’autotransparence par la pensée et la dépendance de l’ego vis-à-vis de Dieu (p. 370). Mais ces deux raisons ne sont-elles pas évoquées pour prouver les deux existences les plus évidentes à connaître, c’est-à-dire moi-même et Dieu, et pour montrer ainsi qu’elles constituent non l’identité de la pensée et de la conscience, mais les fondements (ou les principes) de la philosophie cartésienne ? H. F. Klemme expose ensuite la thèse de Christian Wolff, selon laquelle la conscience de notre propre existence ne s’éveille que grâce à celle des choses hors de nous : l’existence des choses extérieures est donc une condition préalable à la conscience de soi, dont l’essence réside dans la force de se représenter le monde (p. 385), ce qui est radicalement différent de la thèse cartésienne. On peut certes reconnaître une certaine influence cartésienne sur Wolff, selon l’exemple donné par l’auteur, dans sa préférence du concept de conscience à celui de pensée (en raison de l’impossibilité de penser une chose sans en être conscient, selon Wolff), sans pour autant penser que le concept de conscience ait pris son sens moderne chez Descartes et que Wolff en soit un héritier. Car, pour Descartes, notre esprit n’a besoin d’aucune chose extérieure pour prouver sa conscience, et l’âme n’est nullement « un espace mental (mentalen Raum) » (p. 387), contrairement aux observations de de l’auteur sur les points communs des deux philosophes. Donc, en un sens, Wolff est certes un précurseur de Kant ; mais peut-on vraiment trouver Descartes en Wolff malgré les différences capitales entre leurs thèses ? – Andreas Schmidt cherche à retracer la réception de l’argument du cogito cartésien dans l’idéalisme allemand. 1. Il s’agit pour Kant de séparer le moi du cogito, à savoir de distinguer la conscience transcendantale de soi et les pensées empiriques dont la certitude de l’existence de soi, car les secondes, même si elles sont immédiatement saisies, ne se fondent que sur la première. 2. Fichte développe l’analyse kantienne en insistant sur (a) le remplacement de la formulation de cogito, ergo sum par celle de cogitans sum, ergo sum, car dans la première se cache une certitude immédiate de son propre être, d’où la redondance de sum ; (b) la distinction entre la pensée, qui n’est qu’une des déterminations particulières de soi, et l’essence, qui est la certitude rétroactive et performative de son existence et le fondement de toutes les propriétés mentales de soi. 3. Schelling va plus loin : le cogito ne montre qu’un état de pensée et ne conduit pas au sum, qui est indépendant de tous les états de la pensée. Celle-ci, n’étant qu’une des propriétés accidentelles de soi, ne permet d’assurer l’existence ni de soi ni de choses matérielles. Pour éviter ce scepticisme, qui n’est nullement celui de Descartes, Schelling maintient que la pensée et l’être ne relèvent pas du cogito, mais de l’ego absolu, qui n’est rien d’autre que le Tout ou Dieu même. 4. Hegel voit l’identité entre le moi, la pensée et l’être, dont la certitude est à la fois immédiatement et réflexivement reconnue à travers chacun d’entre eux. Il appelle cette structure de l’ego l’immédiateté médiatisée, car la certitude de l’existence n’est immédiatement acquise que par l’intermédiaire des performances réciproques entre le moi, la pensée et l’être. C’est ce qu’ignorent Descartes ou même Fichte. – Pierluigi Valenza met en évidence une caractéristique particulière de la réception allemande de la philosophie cartésienne à la fin du xviiie et au début du xixe siècle. Selon l’auteur, Descartes était à la fois marginal et central : marginal, parce qu’aucun philosophe allemand de l’époque ne se place de soi-même sous l’autorité cartésienne ; central, car leur philosophie ne serait pas développée sans l’argument du cogito. Cette caractéristique paradoxale se trouve typiquement chez Fichte : il s’éloigne de Descartes en disant que son cogito n’est possible qu’à la condition préalable du non-moi, et il s’en rapproche sans le mentionner dans sa propre analyse du processus réflexif du sujet connaissant comparable à la méthode cartésienne. Et l’auteur met en lumière un idéaliste prusse de l’époque : Karl Leonhard Reinhold, qui intervient en quelque sorte entre Kant et Fichte (et même Hegel sans doute). Reinhold met en avant le doute critique, dont il situe l’origine dans la figure de Descartes, comme un processus nécessaire pour établir le fondement ultime et universel de toutes connaissances possibles, bien qu’il fasse de Descartes un dogmatique et juge sa philosophie « dualiste » plus faible que le système unitaire de Spinoza, comme le pensent alors d’autres philosophes allemands. Pour Reinhold, néanmoins, la tâche principale de la philosophie est d’élucider le rapport fondamental entre le savoir humain (qu’il appelle « le vrai ») et l’origine de toute réalité qu’est Dieu lui-même (qu’il appelle « le vrai originel », qui en tant qu’incompréhensible n’est accessible que partiellement). Cette recherche du fondement de la philosophie chez les Allemands, qui place en son centre la figure de Descartes, finit cependant par décliner peu à peu et disparaître au début du xxe siècle. – L’argument du cogito a certes donné une « chiquenaude » (Pensée, éd. Lafuma 1001) au développement de l’idéalisme allemand. Mais, comme dans le cas de Pascal, au fur et à mesure de son développement, il s’est éloigné de l’argument précis de Descartes. L’histoire de l’idéalisme allemand pourrait donc être dite, en un sens, celle de la méconnaissance, voire de la déviation de la philosophie cartésienne.
Pour conclure, dans la sixième partie, Jean-Luc Marion, en développant un ancien article (« Les trois songes ou l’éveil du philosophe », in J. Deprun et J.-L. Marion (éd.), La Passion de la raison. Hommage à Ferdinand Alquié, Paris, Puf, 1983, p. 55-78, repris in Questions cartésiennes. Méthode et métaphysique, Paris, Puf, 1991, p. 7-36), revient au commencement de la philosophie cartésienne, qui peut être reconnu en particulier dans les trois songes de 1619, car ce qui a incité le jeune Descartes à s’engager sur le chemin philosophique n’est ni son enthousiasme ni l’inspiration divine, mais sa propre interprétation des trois songes, ce point étant souvent mal compris par les chercheurs, selon l’auteur. 1. Pour éclairer les sens de ses rêves, Descartes ne suit que la règle de la raison, qui exclut strictement l’approche psychanalytique ou la tradition littéraire de l’inspiration, car son enthousiasme n’est pas suscité par ses rêves, mais par sa découverte des mirabilis scientiae fundamenta. Ce qui émerveille le jeune Descartes n’est donc ni l’enthousiasme ni l’inspiration surnaturelle, mais les fondements de la science qu’il cherche longtemps, et l’enthousiasme n’est qu’un effet de cette découverte. 2. La valeur des rêves est ainsi chez lui purement rationnelle. Les deux premiers rêves dépourvus de cette valeur, en ne lui apportant qu’une douleur causée par sa position de sommeil et une frayeur causée par un bruit éclatant, ne lui enseignent rien de philosophique ni de moral. Seul le troisième rêve, dans lequel se trouvent le dictionnaire interprété comme l’encyclopédie et le Corpus poetarum interprété comme l’unité de la philosophie et de la sagesse, mérite d’être interprété pour lui. J.-L. Marion soutient que Descartes y joue deux rôles entrecroisés : celui qui rêve (le chercheur du sens) et l’interprète du rêve (l’herméneute créateur du sens). La première caractéristique de ce rêve réside dans cette auto-interprétation de façon philosophique. 3. La deuxième caractéristique réside dans les contenus de ses interprétations, qui correspondent exactement aux thèses ultérieures des Regulae (ou d’autres textes), selon J.-L. Marion. Les deux premières interprétations sur l’encyclopédie et le Corpus poetarum anticipent exactement sur la première Regula (l’unité des sciences identique à la sagesse universelle), la troisième sur la quatrième Regula (la nécessité de la méthode dans la recherche de la vérité) et la quatrième sur la deuxième (l’évidence seule comme critère de la vérité). Le troisième rêve, à travers ses auto-interprétations, marque ainsi le début du cheminement du jeune philosophe, qui commence à philosopher sur son propre rêve. 4. La troisième caractéristique se trouve dans l’auto-inspiration, c’est-à-dire l’indépendance de la pensée à l’égard de toute affection de la conscience. La pensée se décide et trouve la vérité selon le seul critère de l’évidence de la raison, et aucunement selon les affections. La pensée réfère ainsi tout ce qui arrive à la conscience comme un objet en quête d’évidence établie sur les fondements de la science admirable, en annulant toutes différences entre pensées (rêve et veille, interprétation et déduction, etc.). J.-L. Marion appelle ce processus unifiant de la pensée « réduction cogitative », qui vise non seulement à l’univocité de la pensée, mais aussi à l’équivalence entre la pensée et l’être, dont la thèse sera notamment soulignée par Johann Clauberg et puis se développera dans la philosophie de l’âge classique allemand pour enfin entrer en crise avec Nietzsche, Meinong ou Frege. 5. Mais J.-L. Marion souligne que c’est justement cette équivalence entre la pensée et l’être qui, au détriment de la « fin de la métaphysique », a ouvert une nouvelle porte à la philosophie. Elle correspond d’abord à la conception de la donation par Husserl selon laquelle tout ce qui se donne dans l’intuition est la source de la connaissance, et puis à l’affirmation de Heidegger selon laquelle ce qui se montre doit le faire à partir de soi et en soi, et en ce sens la chose en soi utilise la pensée pour son apparition. Descartes a donc entamé avec ses rêves non seulement la philosophie moderne, mais aussi une nouvelle phase de la philosophie contemporaine. Depuis le commencement de sa vie philosophique jusqu’à notre époque, Descartes n’a ainsi cessé de nous présenter de nouvelles perspectives : son premier corpus, qui n’a pas encore été suffisamment étudié, nous donne en particulier beaucoup à apprendre, ce dont ce recueil est un exemple admirable.
Masato Sato (Université de Keio)
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Pour citer cet article : Arbib, Dan, Carraud, Vincent, Mehl, Édouard & Schweidler, Walter, éd., Mirabilis scientiae fundamenta. Das Erwachen der kartesischen Philosophie, Baden-Baden, Verlag Karl Alber, 2023., in Bulletin cartésien LIV, Archives de philosophie, tome 88/1, Janvier-Mars 2025, p. 186-195