Auteur : Matteo Favaretti Camposampiero

Michel FICHANT et Arnaud PELLETIER (éd.), Leibniz après 1716 : comment (ne pas) être leibnizien ?, Les Études philosophiques, PUF, octobre 2016-4.

Dans ce volume, Michel Fichant et Arnaud Pelletier ont réuni les textes présentés le 15 avril 2016 à l’Université libre de Bruxelles, à l’occasion du tricentenaire de la mort de Leibniz – mort qui interrompit la production du philosophe, mais marqua le début de sa considérable influence posthume. Comme l’indique le titre du recueil, l’année 1716 est prise comme terminus a quo pour étudier les multiples postérités (philosophiques et non) issues de cette œuvre immense.

Tel un iceberg dont on ne devine pas la masse immergée, la production manuscrite de Leibniz a eu des effets puissants tout au long de ces trois siècles, au fur et à mesure que le travail des éditeurs faisait connaître de nouveaux inédits. Comme le soulignent M. Fichant et A. Pelletier dans le préface, l’histoire mouvementée et discontinue de la réception de la pensée de Leibniz est donc inextricablement liée aux vicissitudes de son édition inachevée. D’un côté, il s’agit de découvrir ou redécouvrir l’autre Leibniz que nous révèlent « certaines réceptions minoritaires » ; de l’autre, on a finalement la possibilité d’apercevoir le nouveau Leibniz qui « se dessine au travers des progrès les plus récents de l’édition scientifique de son œuvre » (p. 472). Il ne s’agit donc pas de faire une histoire des méprises célèbres, mais bien plutôt de considérer des détails qui s’avèrent, en fait, précieux et féconds.

Ce double axe de recherche, doctrinal et éditorial, se reflète dans l’articulation du recueil, dont les quatre premiers articles se concentrent chacun sur un moment ou un problème de la réception des doctrines, alors que les trois derniers sont consacrés à des aspects largement méconnus de l’édition des textes.

Alors que l’opinion courante identifie la première réception de Leibniz à l’utilisation de certaines de ses thèses par Christian Wolff et à l’invention du prétendu « système leibnizo-wolffien », le travail d’A. Pelletier sur l’œuvre de Michael Gottlieb Hansch montre que des lectures alternatives de Leibniz, explicitement critiques envers l’interprétation dominante, étaient déjà pratiquées dans les années 1720. Contre l’image, très répandue à l’époque, d’un Leibniz qui avance des thèses géniales mais sans jamais les prouver (c’est par exemple le reproche typique que Wolff lui adresse), Hansch soutient que l’on peut – voire qu’il faut – démontrer Leibniz par lui-même, sans avoir recours à l’appareil déformant de la méthode wolffienne. La reconstruction minutieuse de Pelletier fait ressortir l’empreinte à la fois leibnizienne et platonisante de la démonstration more geometrico que Hansch donne des principes de la philosophie de Leibniz. Car ce projet s’inspire non seulement des échanges entre Hansch et Leibniz sur la valeur de la philosophie platonicienne, mais aussi du desideratum que Leibniz avait exprimé à Remond, d’une mise en système de la pensée de Platon. La question reste ouverte de la traduction latine de la Monadologie parue en 1721, que Pelletier attribue à Hansch mais qu’Antonio Lamarra (2001) avait attribuée a Wolff.

Issu de la même génération que Hansch et Wolff, Louis Bourguet profite tout autant que le premier d’un contact direct avec Leibniz et donc de la possibilité d’un accès « distinct et original » à la philosophie naturelle de ce dernier – un accès indépendant de la médiation wolffienne et influencé plutôt « par le contexte scientifique italien dans lequel il avait initialement œuvré » (p. 496). Selon François Duchesneau, le résultat de cette interprétation du leibnizianisme à la lumière du naturalisme malpighien est une « conception néo-leibnizienne des corps organisés » (p. 511), qui annonce certains traits naturalistes de la biologie des Lumières.

Parmi les facteurs qui font obstacle à la saisie directe de la pensée d’un philosophe, il y a ce que M. Fichant appelle les « artéfacts d’interprétation » (p. 515) produits par l’histoire de la réception : formules scolaires qui superposent à la doctrine authentique d’un auteur des schémas interprétatifs qui lui demeurent extrinsèques. Fichant vise en particulier à défaire le schéma trompeur qui consiste à opposer l’idéalité de la monade au réalisme métaphysique de la monadologie. En élucidant la notion de point de vue et son lien avec la théorie du corps organique, Fichant défend « le dispositif cohérent et sans contradiction de l’ontologie leibnizienne » (p. 536).

Un autre aspect problématique de la réception de Leibniz concerne son influence sur la métaphysique récente et en particulier sur la théorie des modalités. Si d’un côté on se réclame souvent de Leibniz comme de l’initiateur de l’analyse des notions modales en termes de quantification sur les mondes possibles, de l’autre on a rarement entrepris de comparer directement Leibniz avec les philosophes contemporains pour préciser la réalité de leur accord. Jean-Pascal Anfray explore les affinités frappantes entre les mondes possibles de Leibniz et ceux de David Lewis pour montrer la « fécondité heuristique » (p. 557) de ce rapprochement. Confrontée avec les conditions lewisiennes d’appartenance à un monde, la relation leibnizienne de compossibilité se montre pourtant moins contraignante, en ce qu’elle n’exclut pas absolument, selon l’analyse d’Anfray, la possibilité d’univers-îles ni d’un monde maximalement inclusif.

L’exploration des fonds manuscrits conservés à Hanovre permet d’aborder à nouveaux frais des questions qui ont occupé les exégètes. C’est le cas de la persistance de la polarité abstrait/concret au sein de la Dynamica de potentia de 1690. Remarquant la présence du mot thema dans le brouillon, Andrea Costa propose de considérer cette opposition par rapport au modèle logico-grammatical qui l’inspire.

Partant du débat ancien sur les critères d’édition de l’Akademie-Ausgabe, Nora Gädeke remet en cause le préjugé historiographique qui a longtemps relégué la première série de la correspondance au rang de parent pauvre – sorte de « cendrillon », selon l’expression de l’auteure – de l’édition. À la lumière des orientations plus récentes de la recherche historique, le choix des éditeurs de publier la quasi intégralité de la correspondance générale, politique et historique de Leibniz, s’avère en fait heureux. Les deux défauts que l’on reprochait à cette série – la médiocrité des correspondants et le caractère ordinaire des sujets traités – se renversent désormais en qualités. Car les lettres des correspondants mineurs « donnent accès aux dessous » de l’œuvre du philosophe (p. 592) et offrent aux nouvelles méthodes de l’analyse quantitative un matériau inestimable pour reconstruire des réseaux autrement inaccessibles.

La contribution de Stefan Luckscheiter poursuit la discussion sur les critères de sélection des papiers à éditer. L’auteur s’attaque en particulier au préjugé qui a déterminé, dans les premiers volumes de la série IV (les œuvres politiques), l’exclusion des notes de lecture. En même temps, il déplore l’attention insuffisante que l’histoire des doctrines économiques ainsi que la recherche leibnizienne ont prêtée aux réflexions de Leibniz en matière d’économie, de socio-économie et de système monétaire. Luckscheiter aborde ces sujets à partir d’un mémoire adressé par Leibniz à la cour de Prusse en 1701, et dont les sources sont révélées par les notes que le philosophe a tirées de la lecture de deux économistes anglais, Gregory King et Charles Davenant.

Matteo FAVARETTI CAMPOSAMPIERO

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Pour citer cet article : Matteo FAVARETTI CAMPOSAMPIERO, « Michel FICHANT et Arnaud PELLETIER (éd.), Leibniz après 1716 : comment (ne pas) être leibnizien ?, Les Études philosophiques, PUF, octobre 2016-4 » in Bulletin leibnizien III, Archives de Philosophie, tome 80/3, avril-juin 2017, p. 561-623.

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