Auteur : Mattia Galati
Del Prete, Antonella, Schino, Anna Lisa & Totaro, Pina, éd., The Philosophers and the Bible. The debate on Sacred Scripture in Early Modern Thought, Leida, Boston, Brill, 2022, 303 p.
Dans l’humanisme et tout au long de l’époque moderne, le texte biblique constitue le sujet ou l’arrière-plan de certains des débats culturels les plus importants du monde occidental, devenant une référence constante pour la réflexion philosophique et inspirant certaines des principales enquêtes philosophiques. Les philosophes de ces deux époques ont puisé dans les personnages de la Bible, les interprétant comme des modèles archétypaux : Moïse, emblème du législateur qui guide son peuple ; les prophètes, dépositaires privilégiés d’une sagesse inspirée faite de vérités éthiques, politiques et eschatologiques ; Job, le juste qui subit le mal, image la plus représentative de la question de ce que Leibniz appellera la théodicée, essentielle sur la scène philosophique des xviie et xviiie siècles. L’exégèse de l’Écriture a elle aussi exercé une influence considérable sur l’élaboration conceptuelle et systématique dans les domaines de la métaphysique, de l’éthique, de l’épistémologie et de l’anthropologie. Les exemples sont innombrables : débats sur la nature de l’être et du bien à la recherche sur l’origine et la substantialité du mal ; définitions des concepts de liberté et de libre arbitre ; tentative d’identifier la portée et la validité des résultats de la nouvelle science, en particulier par rapport aux prérogatives de la théologie et de la foi, etc.
Pourtant, jusqu’ici, l’attention accordée par les chercheurs aux relations entre la philosophie et la Bible a été, à quelques exceptions près, très limitée, particulièrement en ce qui concerne le xviie siècle, au cours duquel le débat sur le texte biblique et son exégèse s’est mêlé aux tentatives catholiques de reconstruction théologico-philosophique en réponse à la Réforme protestante et en réaction à la crise de la physique aristotélico-thomiste et de la cosmologie biblique, provoquée par les nouvelles découvertes astronomiques dans l’esprit antidogmatique et observationnel-expérimental de la révolution scientifique.
Ce volume, qui rassemble les contributions présentées au colloque international « I filosofi e la Bibbia: Letture filosofiche delle Scritture in età moderna », qui s’est déroulé entre Rome et Viterbe les 9 et 10 mai 2019, avait pour objectif de signaler cette lacune et de faire un premier pas significatif pour l’inverser. Mission accomplie. Ce recueil, qui, divisé en cinq sections thématiques (« Enquiring on Moses, Prophet’s Witnessing », « Rational Theology and Natural Religion », « The Moral Message of the Bible », « The Accommodation Doctrine »), s’articule en 16 contributions sur un choix d’auteurs (Isaac Newton, Copernic, Kepler, Campanella, Descartes, Mersenne, Pascal, Hobbes, Spinoza, Bayle, Wolff), qui embrassent chronologiquement toute la modernité et présentent quelques moments notables de la longue histoire de l’interaction entre la pensée philosophique et le vaste répertoire de contenus, de questions et de personnages constitué par les Saintes Écritures. Dans la variété des déclinaisons du thème central, trouvent place, dans la section « The Accommodation Doctrine », les deux contributions de Claudio Buccolini et Antonella Del Prete, dont l’objet concerne de manière plus directe la pensée de Descartes ainsi que sa réception et son influence par rapport aux auteurs contemporains.
Dans « L’exégèse du dernier Mersenne et le cartésianisme » (p. 233-247), C. Buccolini considère principalement l’Explicatio Novi Testamenti, de Marin Mersenne. Cet écrit nous est parvenu sous la forme d’un recueil manuscrit de notes préparatoires à un travail de commentaires sur les quatre Évangiles, composées dans la seconde moitié des années 1640, que l’auteur projetait de publier en 1647 ou 1648. C. Buccolini signale les mentions significatives, au sein du texte, d’éléments de la physique de Descartes (la conception de la lumière comme mouvement rapide de la matière subtile et le mouvement des rayons lumineux, utilisés pour expliquer le don d’agilité des corps des bienheureux et l’ascension du Christ au ciel), expressions de la conviction, déjà manifestée par Mersenne dans la préface de son édition des Coniques d’Apollonios, que la physique cartésienne peut être utilisée pour défendre les dogmes et les mystères de la religion catholique avec plus de profit que la physique aristotélicienne. Plus explicite est l’intégration, dans le commentaire, d’éléments de la métaphysique cartésienne : la définition de la conscience, et de l’âme comme substantia cogitans, le cogito, la preuve de l’existence de Dieu contenue dans la Meditatio V (particulièrement significative, puisque c’est la seule preuve incluse dans l’Explicatio). Sur la base de ces éléments, C. Buccolini conclut que l’Explicatio témoigne du retour de Mersenne à l’activité théologique, dans la seconde moitié des années 1640, retour dans lequel un rôle important est joué par les nouvelles philosophies mécanistes et, surtout, par la philosophie de Descartes, reconnues plus capables de défendre les vérités de la religion catholique que la philosophie institutionnelle des Écoles.
Dans « “Accommoder la Théologie à ma façon de philosopher”. Descartes and Dutch Cartesians Interpreting the Bible » (p. 248-259), A. Del Prete explore la conception cartésienne du rapport entre philosophie et théologie. L’attitude du philosophe à ce sujet semble être ambivalente. À plusieurs reprises, il affirme la nécessité d’une distinction nette entre leurs domaines respectifs : c’est le cas de la lettre d’août 1638, probablement adressée à Hogelande, mais aussi de la lettre du 15 avril 1630 à Mersenne et d’un passage des Notae in programma quoddam. D’un autre côté pourtant, il ne semble pas toujours se conformer rigoureusement à la distinction qu’il a lui-même souhaitée : il considère, par exemple, sa propre philosophie comme plus apte que celle d’Aristote à expliquer des dogmes et des passages bibliques ; il entreprend une explication de la transsubstantiation sur la base des principes de sa pensée ; il envisage de commencer un commentaire, jamais réalisé, du livre de la Genèse ; il traite philosophiquement des thèmes de pertinence théologique, comme la liberté d’indifférence, la compatibilité entre l’omniscience de Dieu, la prédestination et le libre arbitre, ainsi que l’amour de Dieu vu d’une perspective philosophique. A. Del Prete reconnaît, comme objectif sous-jacent à toutes ces opérations, et en particulier au projet de commentaire sur la Genèse et à l’explication philosophique de la transsubstantiation, la revendication de l’autonomie de la philosophie naturelle par rapport à la théologie. Par la suite, elle examine les renvois, plus ou moins explicites, de Descartes au principe exégétique et théologique de l’accommodatio : celui-ci semble revenir plusieurs fois dans les écrits cartésiens et être employé dans un sens proche de son acception théologique dans les Iae Responsiones, dans le cadre de la réflexion sur l’idée de Dieu, et dans les IIae Responsiones, où est abordée la manière dont il convient d’entendre les passages de l’Écriture d’où émerge la possibilité que Dieu puisse se mettre en colère ou tromper. L’auteur poursuit en soulignant que les aspects caractéristiques de la conception cartésienne des relations entre la philosophie et la théologie (le principe de l’accommodatio, la distinction entre la finalité des Écritures et celle de la science) se retrouvent, bien que déclinés de manière variée et parfois profondément réélaborés, dans les écrits d’auteurs cartésiens hollandais contemporains, impliqués dans les controverses sur le copernicianisme, certains d’entre eux (à l’exemple de Christopher Wittich) tentant une conciliation entre les Écritures, le copernicianisme et les principes de la philosophie de Descartes.
La variété et la solidité des études contenues dans le volume font la preuve de la fécondité de la recherche sur les rapports entre la réflexion philosophique et le texte biblique à l’époque moderne et, en même temps, constituent une invitation à aborder avec un intérêt renouvelé un domaine historico-philosophique encore largement inexploré. On peut seulement regretter l’absence d’un Index locorum des passages de l’Écriture cités : car l’histoire de la discussion, tant théologique que philosophique, de la Bible, est, tout d’abord, l’histoire de certains passages capitaux. De fait, si cet excellent recueil a le mérite de combler le vide historiographique créé par l’absence d’étude sur les rapports des philosophes avec la Bible, il ne peut manquer de susciter l’exigence d’une recherche qui suive comme critère d’articulation interne, non plus seulement certains auteurs, dont le choix est soumis à l’arbitraire des contributeurs, mais les lieux scripturaires discutés.
Mattia Galati (Université du Salento)
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Pour citer cet article : Del Prete, Antonella, Schino, Anna Lisa & Totaro, Pina, éd., The Philosophers and the Bible. The debate on Sacred Scripture in Early Modern Thought, Leida, Boston, Brill, 2022, 303 p., in Bulletin cartésien LIV, Archives de philosophie, tome 88/1, Janvier-Mars 2025, p. 227-229.