Auteur : Mattia Mantovani
Baldassarri Fabrizio, ed., Descartes and Medicine. Problems, Responses and Survival of a Cartesian Discipline, Turnhout, Brepols, 2023, 484 p.
« Toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale » (Préface à la trad. fr. des Principia, AT IX-B 14, 24-28). Au cours des dernières décennies, la recherche cartésienne a suivi le même chemin ascendant que l’arbre métaphorique de Descartes. Tous ces sujets sont abordés dans la recherche actuelle, comme l’atteste le présent numéro du Bulletin, mais on ne peut manquer de remarquer que le centre d’intérêt des études s’est progressivement déplacé de la métaphysique à la « philosophie naturelle », puis aux « branches » du corpus de Descartes : d’abord la philosophie morale et, plus récemment, la médecine, qui est devenue entre-temps un domaine florissant à part entière.
Le riche recueil que nous examinons témoigne de la richesse et de l’importance de cette recherche, au vu de sa taille même : vingt-deux chapitres rédigés par autant de chercheurs, soit près de cinq cents pages. Ce recueil est divisé en deux parties, de onze chapitres chacune. La première est consacrée à la « philosophie médicale » de Descartes, en elle-même et par rapport à ses sources. La seconde s’intéresse à la réception et aux remaniements de la médecine de Descartes chez ses adversaires comme chez ses défenseurs. Il est impossible de rendre justice en quelques lignes aux nombreux sujets et idées de ce riche éventail.
Ce dernier a le grand mérite de rendre pleinement justice à la vaste gamme de sources médicales de Descartes, allant des commentaires d’Aristote aux traités des médecins universitaires et militaires, en passant par les pratiques en usage chez les chirurgiens de rang inférieur. En ce qui concerne les sources « savantes », l’embryologie de Descartes est inscrite dans le contexte des débats de la scolastique tardive sur la « puissance générative » et la génération des « monstres » (Simone Guidi). Sa théorie de la fermentation et des esprits animaux est opposée au modèle concurrent des « chimistes », également au moyen d’une analyse perspicace de la correspondance entre Descartes et Plemp (Carmen Schmechel). La découverte de la circulation sanguine par Harvey a marqué un tournant dans la médecine du xviie siècle et dans l’opinion de Descartes sur le sujet. Les divergences de vues sur l’historia (recueil d’observations médicales) et l’anatomie comparée, ainsi que sur les causes des battements du cœur, permettent d’illustrer l’« empirisme » de Descartes (Benjamin Goldberg). D’un point de vue plus « systématique », la notion de meta-schematisums de Bacon est également considérée comme jetant une lumière indirecte sur la compréhension du processus de vie par Descartes et sur sa réception au début des temps modernes (Laurynas Adomaitis).
La médecine de Descartes était cependant aussi le résultat de son expérience et de ses confrontations avec la pratique médicale. Ainsi, sa description de l’illusion du membre fantôme est relue au prisme des écrits d’Ambroise Paré, que Descartes a reconsidéré à la lumière de sa propre expérience militaire et personnelle (Jil Muller). Plus bas dans la hiérarchie sociale, la célèbre représentation de l’œil par Descartes et ses anomalies par rapport à la véritable anatomie de cet organe sont expliquées à la lumière de la pratique chirurgicale du couchage de la cataracte (Tawrin Baker). Au cours de cette analyse, apparaît également l’intérêt de Descartes pour les artifices médicaux, depuis les lentilles jusqu’aux prothèses pour les membres manquants.
Ce recueil permet ainsi de reconstituer le « contexte médical » des œuvres de Descartes, publiées ou non, et montre tout l’intérêt qu’il y a à les interpréter à travers ce prisme. Les Méditations en sont un parfait exemple, comme le montrent les chapitres consacrés à la « folie » et à d’autres troubles mentaux abordés dans la Première Méditation (Jan Forsman), en plus du cas bien connu du membre fantôme. Les tensions dans le concept de commodum de Descartes sont également expliquées en termes médicaux, comme une distinction entre la simple survie du corps et la préservation de la santé (Clément Raymond). L’un des chapitres les plus perspicaces du recueil (Tawrin Baker) soutient que la Dioptrique doit également être lue comme une « œuvre médicale », en fournissant des preuves solides de cette affirmation. Le recueil fournit également une liste très utile de toutes les maladies mentionnées dans le corpus de Descartes, avec une attention particulière pour les « maladies métaphysiques », c’est-à-dire toutes les pathologies qui altèrent le fonctionnement régulier et optimal de l’union du corps et de l’âme (Franco Meschini). À l’opposé, un autre chapitre s’intéresse à la naissance même de cette union pour spéculer sur « ce que l’embryologie de Descartes nous dit de son dualisme » (Lynda Gaudemard). Les manuscrits de Descartes ne laissent aucun doute quant à l’importance des sciences médicales tout au long de sa vie, et invitent encore une fois à une évaluation systématique. L’éditeur du recueil apporte une contribution importante en analysant, et en traduisant pour la première fois en anglais, l’Observationum anatomicarum Compendium de partibus inferiori ventre contentis (Fabrizio Baldassarri).
La deuxième partie du recueil est consacrée à la réception de la médecine de Descartes, depuis ses premières publications jusqu’à la fin du siècle et au-delà, et témoigne de la grande variété de réactions et de remaniements qu’elle a suscités. En effet, peu après sa publication, le Discours de la méthode a été attaqué par des médecins influencés par Paracelse, comme l’atteste un dialogue énigmatique imprimé à La Haye en 1640 : le Pentalogos, sous le pseudonyme de « Mercurius Cosmopolita ». Erik-Jan Bos prouve que l’auteur est en fait Andreas de Habernfeld et éclaire le contexte de cette œuvre et la réaction de Descartes. L’exemple le plus connu de la réception de la médecine de Descartes dans les Provinces-Unies est évidemment Henricus Regius, qui est aussi l’une des sources de Descartes en ce qui concerne le magnétisme, par exemple, telle qu’elles ressortent d’une reconstruction des enseignements de Regius et de leur évolution (Andrea Strazzoni).
La médecine de Descartes a été débattue dans toute l’Europe, dans les milieux les plus divers : universités et académies, assemblées savantes et lecteurs indépendants. La réception française, en particulier, témoigne de l’ancrage métaphysique de la médecine cartésienne. Les débats sur les taches de naissance à l’Académie de Bourdelot permettent ainsi de reconsidérer la réception de la théorie de l’imagination de Descartes et plus généralement de son embryologie (Elena Rapetti), en dialogue implicite avec les récits scolastiques étudiés dans la première partie du recueil. Le jeu des postulats philosophiques et des observations empiriques devient encore plus évident dans la physiologie du cerveau de Pierre-Sylvan Régis, qui s’avère riche en implications politiques et éthiques, notamment en ce qui concerne l’égalité des sexes (Aaron Spink). La réception française de la médecine de Descartes a été profondément façonnée par les conférences publiques et les publications de Jacques Rohault : sa biographie intellectuelle permet ainsi de suivre presque année après année la scène parisienne (Mihnea Dobre).
Le cas de l’Angleterre est également révélateur, car il atteste le lien étroit entre la médecine et la morale – deux « branches » de l’arbre philosophique de Descartes –, qui se poursuivra dans les discussions ultérieures. Les cas de Thomas Willis montre comment ces sujets ont acquis un nouveau sens et une nouvelle urgence dans le contexte de la querelle des bêtes machines, un autre héritage de Descartes, et ont suscité un regain d’intérêt pour l’anatomie comparée, en particulier en ce qui concerne le système nerveux (Daniel Samuel). « Il Cartesio… ha affascinato non pochi huomini da bene » : en Italie aussi, les réactions à la philosophie de Descartes se sont révélées très variées et aussi ambiguës que la « fascination » décrite par Giovanni Alfonso Borelli à Marcello Malpighi. L’étude des trajectoires intellectuelles des deux hommes au sein du réseau de médecins répartis sur l’ensemble de la péninsule offre une splendide étude de cas de la réception de Descartes au sens large, au-delà des frontières institutionnelles et nationales (Maria Conforti). Comme le souligne l’introduction du recueil, la réception de la médecine de Descartes dans les pays germanophones reste largement à étudier. Un personnage comme Johann Jakob Waldschmidt, professeur de médecine à l’université de Marburg, ne laisse cependant aucun doute sur l’importance de cette recherche et sur la complexité des dynamiques en jeu, en termes de politique académique autant que religieuse. Tout aussi importants, des ouvrages tels que le Medicus Cartesianus de Waldschmidt de 1687 permettent d’évaluer l’impact des idées de Descartes dans la pratique médicale concrète (Nabeel Hamid).
Les nombreuses figures abordées dans le recueil prouvent que la médecine cartésienne était un phénomène paneuropéen, avec des dynamiques internationales complexes, qui doit être étudié à la fois à grande et à petite échelle, également à travers les instruments de l’histoire culturelle et intellectuelle. En effet, l’un des chapitres les plus stimulants du recueil appelle à juste titre à « une carte plus inclusive de la réception européenne » de la médecine de Descartes, en illustrant la méthodologie et les implications d’une telle recherche à travers les cas de l’Académie de Cimento et de Cornelis van Hogelande (Stefano Gulizia). Van Hogelande s’avère être une figure clé dans la réception des idées de Descartes, et l’éditeur, dans l’introduction, appelle à juste titre à une recherche plus approfondie sur sa figure. Malheureusement, l’absence d’index des noms dans ce volume ne permet pas au lecteur de suivre ce réseau international. Pour la même raison, il aurait été opportun d’ajouter des références croisées entre les différents chapitres, afin d’aider les lecteurs à naviguer dans le recueil et à voir les liens profonds entre les différentes contributions.
Le recueil est clairement conçu comme un appel aux armes pour les études futures. Son titre même attire l’attention sur les nombreux « problèmes » ouverts dans le domaine, et le recueil commence par un chapitre de Gideon Manning qui souligne le « passé et le présent » de la médecine cartésienne – au sein de la philosophie de Descartes dans son ensemble et parmi ses premiers lecteurs – afin de tirer une leçon sur son « avenir », à l’intention des chercheurs d’aujourd’hui. Selon lui, la recherche archivistique doit considérablement améliorer et compliquer notre compréhension du cartésianisme, affirmation étayée par l’une de ses découvertes remarquables : une traduction anglaise manuscrite du Traité de l’esprit de l’homme de Louis de la Forge provenant des papiers de Robert Hooke, datant des années 1670. Il espère consacrer une étude plus approfondie en temps voulu à cette traduction. G. Manning mentionne un autre domaine de recherche pour l’avenir : les images. En effet, de plus en plus d’études prouvent que celles-ci ont été au moins aussi importantes que les mots dans l’élaboration et la réception de la philosophie et de la science des débuts de l’ère moderne. Les images doivent être étudiées avec la même sensibilité historique et la même rigueur philologique, ce qui est particulièrement vrai pour Descartes. Les différentes séries d’illustrations des éditions rivales du Traité de l’homme de Descartes (Leiden 1662 et Paris 1664) révèlent des différences cruciales dans l’agenda des éditeurs, en particulier en ce qui concerne la représentation du cœur et du système nerveux (Annie Bitbol-Hespériès). Les images doivent être étudiées dans leur version originale, tout comme les textes doivent l’être dans leur langue originale. On devra donc s’abstenir d’utiliser le rendu du xixe siècle (p. 93) d’une image du xvie siècle, d’autant plus que l’original est facilement disponible, et reproduit quelques pages plus loin par un autre contributeur (p. 136). L’attitude de Descartes à l’égard des images est également fondamentale pour le situer par rapport aux textes médicaux de son époque. Comme le souligne à juste titre un contributeur, la « confiance de Descartes dans les représentations visuelles n’est pas du tout présente dans la tradition médicale », qui est imprégnée de la « crainte […] que les illustrations puissent prendre le pas sur l’expérience directe et la compréhension des corps animaux et humains » (p. 124). Ce sont ces images qui ont « fasciné » tant de lecteurs, au grand dam de Borelli : pour comprendre l’histoire du cartésianisme, nous avons donc besoin d’études approfondies de ces illustrations, en elles-mêmes et dans leur relation la plus problématique avec le texte qui les accompagne.
Suggérons en conclusion une autre piste de recherche, implicitement indiquée par ce volume. Les conceptions « mécanistes » y sont mentionnées à de nombreuses reprises pour qualifier la compréhension qu’a Descartes des processus vitaux et pour l’expliquer. Il s’agit d’une stratégie fréquente dans la recherche, avec des raisons convaincantes en sa faveur. Cependant, certains des meilleurs articles proposés ici vont dans le sens d’une approche encore plus sophistiquée et donnent au lecteur l’envie d’en savoir plus sur le rôle de la médecine dans l’élaboration même de la « philosophie mécaniste » de Descartes. D’une manière générale, il est peut-être temps renoncer à prendre la « philosophie mécaniste » comme un explanans, pour la reconcevoir plutôt comme un explanandum. Comment les acteurs historiques, à commencer par Descartes lui-même, ont-ils employé ce terme et d’autres notions similaires ? Que signifiait pour eux le fait de qualifier une certaine théorie de « mécaniste » ? Ce recueil d’articles fournit un cadre solide pour aborder enfin ces questions et problématiser sur nouveaux frais l’une des catégories les plus décisives de l’historiographie du début de l’ère moderne. Médecine et mécanique : ces deux branches de l’arbre de Descartes sont également étroitement liées et doivent être comprises ensemble, au bénéfice de chacune d’elles.
Ces quelques remarques auront suffi à donner une idée de la richesse et de l’ambition de ce bel ouvrage qui donne à réfléchir et mérite d’être lu d’un bout à l’autre. Il s’agit d’un véritable trésor pour tous ceux qui s’intéressent à Descartes et, plus généralement, aux sciences de la vie de la première modernité. Il restera sans aucun doute un texte de référence pour de nombreuses années.
Mattia Mantovani (KU Leuven, Belgium)
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Pour citer cet article : Baldassarri Fabrizio, ed., Descartes and Medicine. Problems, Responses and Survival of a Cartesian Discipline, Turnhout, Brepols, 2023, 484 p., in Bulletin cartésien LIV, Archives de philosophie, tome 88/1, Janvier-Mars 2025, p. 217-221.