Auteur : Mélanie Zappulla

 

Raphaële Andrault, Mogens Lærke (dir.) : La Raison au travail , 2. Traversées du spinozisme, Lyon, ENS Éditions, 300 p.

Cet ouvrage collectif présente les Mélanges offerts à Pierre-François Moreau, en hommage à son œuvre et à son héritage, qui marquent l’histoire du spinozisme.

La première partie est l’occasion de revenir sur le concept d’expérience que Pierre-François Moreau (PFM) a élaboré dans Spinoza. L’expérience et l’éternité (EE). Dans son article intitulé « La finitude et l’éclat : relation objectale et structure mémorielle », Laurent Bove propose une étude sur l’expérience de l’éternité, qui se conclut par l’idée que « le fil de foudre de l’amour […] permet de repousser indéfiniment les limites de la finitude » (p. 27). Dans l’article « Trame et étoffe : le théâtre de l’expérience chez Spinoza », Raphaële Andrault s’intéresse au concept de trame de l’expérience vécue issu de EE et évoque la métaphore théâtrale dont use PFM pour rendre raison de l’ingenium (p. 39). Dans l’article « Ce que l’expérience est ou n’est pas : la philosophie comme pratique, la vie comme terrain », Julie Henry montre comment le concept d’expérience élaboré dans EE est à l’origine d’une « philosophie spinoziste et rationaliste de terrain ».

La deuxième partie concerne le rapport de Spinoza avec la connaissance. Dans l’article « “Voir la raison autrement” : Pierre-François Moreau et le rationalisme de Spinoza », Dimitris Athanasakis revient sur la complémentarité de l’expérience et de la raison, et plus largement sur le rationalisme de Spinoza. Dans « Peut-on enseigner quelque chose de faux ? », Jacques-Louis Lantoine se demande si, pour Spinoza, il est possible d’enseigner quelque chose de faux puisque le faux est privation de connaissance. Pascal Sévérac, « La science intuitive par ses exemples », s’intéresse à l’énigme du troisième genre de connaissance à travers une étude de E IIp40s2 et de E Vp36s.

La troisième partie porte sur l’anthropologie spinoziste. Dans sa contribution, « Autour de l’ingenium », Chantal Jaquet rend hommage à PFM, qui a mis en lumière pour la première fois le caractère constitutif du concept d’ingenium dans EE. Elle explique ensuite comment elle a réinvesti le concept d’ingenium dans Les transclasses ou la Non-reproduction (Puf, 2014). Gabriel Albiac, « Affectus, quibus conflictamur… », se demande s’il est possible d’organiser la société sur des bases plus rationnelles, comme le suggère Spinoza dans le TP. Daniel Garber, « Homini nihil homine utilius : quelques réflexions sur la façon dont nous comptons l’un pour l’autre », soulève la question suivante : si Spinoza rejette les universaux, comment peut-il affirmer qu’il n’y a rien de plus utile à l’homme que l’homme (E IVp18s) ?

La quatrième partie concerne la pensée politique de Spinoza. Eunju Kim, « Le “défaut initial” et la mutation de l’État en tant qu’individu », propose un prolongement à la thèse de l’individualité de l’État développée par PFM dans EE. Ariel Suhamy, « Le risus circa sacra dans le Traité théologico-politique », réfléchit sur le rapport ambivalent de Spinoza à la satire. Dans l’article « Systématique du sujet et transformations politiques : du libéralisme à Spinoza », Saverio Ansaldi développe l’idée que PFM a trouvé chez Spinoza une voie alternative au libéralisme, permettant de penser une autre Systématique du Sujet. Dans « A walk on the wild side… Le spinozisme comme athéologie politique », Pedro Lomba établit un rapprochement entre Spinoza et Carl Schmitt qui peut étonner.

La cinquième partie est consacrée à la réception de l’œuvre de Spinoza. Dans « L’Éthique de Spinoza : les raisons d’un anonymat », Pina Totaro tente d’expliquer l’anonymat de l’Éthique en formulant l’hypothèse d’une influence de Rembrandt sur Spinoza, en particulier à travers le « Saint Matthieu et l’ange » (1661). Si l’auteur est seulement inspiré par le divin, pourquoi signer une œuvre de son nom ? Avec « Spinoza et la judaïté », Isabelle Sgambato-Ledoux propose une réflexion sur le rapport complexe de Spinoza à la culture juive. Dans « Spinoza dans l’œuvre de Horkheimer et Adorno : la lecture dialectique de Pierre-François Moreau », Raffaele Carbone aborde la lecture de Spinoza dans l’École de Francfort à partir de la méthode « dialectique » de PFM. On retrouve la même méthode dans « Hermann Cohen et Leo Strauss, lecteurs du Traité théologico-politique », où Sophie Nordmann propose une analyse de la célèbre polémique. Winfried Schröder, « “… dans les termes de Spinoza” : pouvoir, violence et despotisme oriental chez Foucault et Spinoza », examine une référence implicite de Foucault à E IIIp9s dans une polémique avec Chomsky.

La sixième partie de l’ouvrage porte sur les méthodes héritées de PFM. Piet Steenbakkers, « Pierre-François Moreau, traducteur », rend hommage au travail de traduction de PFM, en particulier celle de l’Éthique qu’ils ont réalisée ensemble, parue aux Puf en 2020. Dans l’article « Le spinozisme français : les leçons danoises », Mogens Lærke traite d’un entretien de PFM au cours duquel il aborde différents points, en particulier l’épistémologie de la confrontation constitutive de sa méthode. Maxime Rovere, « Système de Spinoza versus systèmes du spinozisme : portrait de Moreau en marginal », défend l’idée que PFM s’est attaché à réformer l’étude du système de Spinoza par les marges. Enfin, « Les enjeux de la philosophie chez Spinoza et Pierre-François Moreau : quelques traits saillants » de María Luisa de la Cámara rend hommage à l’œuvre de PFM, en particulier à la création du CERPHI, à son activité de traduction et à son enseignement.

Mélanie Zappulla

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Pour citer cet article : Raphaële Andrault, Mogens Lærke (dir.) : La Raison au travail , 2. Traversées du spinozisme, Lyon, ENS Éditions, 300 p., inBulletin de bibliographie spinoziste XLVII, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 173-202.

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Gilles Deleuze : Sur Spinoza. Cours. Novembre 1980-mars 1981, édition préparée par David Lapoujade, Paris, Les Éditions de minuit, 544 p.

Cette édition est un événement, un de ceux qu’on ne croit possible qu’après qu’il a été réalisé : un événement pour la communauté des spinozistes, mais aussi pour les étudiants et pour tout un chacun. Les enregistrements des cours de Gilles Deleuze étaient accessibles en ligne, notamment ceux de Richard Pinhas, mais pour la première fois, nous en découvrons une version écrite. C’était un pari de les retranscrire en conservant leur oralité, leur scansion, leur tonalité, tout en opérant quelques menues modifications qui répondent aux nécessités du passage à l’écrit, mais on peut dire sans la moindre hésitation que le pari est réussi.

La plus grande qualité de cette édition est qu’on retrouve la voix, le style et l’humour extraordinaire de Deleuze – il n’y a qu’à relire la tirade des manières d’être pour s’en souvenir (p. 46-47). On y trouve aussi des notes fort utiles à la fois concernant l’œuvre de Spinoza, et celle de Deleuze (on peut songer, par exemple, à la note 15 page 41 sur la théorisation du « cri » philosophique). Cette édition présente aussi un autre atout. Dans son cours du 2 décembre 1980, Deleuze théorise les vitesses de la pensée. Or il semble que la vitesse s’accélère dans ce texte écrit. On retrouve la scansion du cours et cet art inimitable de la répétition faite acte de création, mais il y a ces moments d’accélérations prodigieuses dus à la suppression de certaines scories ou redondances qui font le charme d’un cours oral. À l’écrit, tout va plus vite – on accède à « une espèce de pensée comme éclair » (p. 32).

Cette pensée éclair, c’est en propre le style de Gilles Deleuze, indubitablement un grand philosophe, mais aussi un professeur inspiré parvenant à communiquer son enthousiasme aux étudiants qui ont eu la chance d’assister à ses cours. Il le disait lui-même : « un cours, ça veut dire des moments d’inspiration, sinon ça ne veut rien dire [1] ». Ces moments de grâce ne sont pas rares chez lui. La fécondité de son enseignement provient d’une série d’intuitions géniales – le plan fixe de l’immanence (p. 28), la pensée à vitesse absolue de la connaissance du troisième genre (p. 32), l’égalité parfaite de tous les attributs comme pensée « anti-hiérarchique » (p. 45), le « cri » de Spinoza concernant le statut du corps (« L’étonnant, c’est le corps », p. 50), l’« existentialisme » de Spinoza (p. 73), la « conversion de l’essence en puissance » (p. 80), ou encore le « en même temps » inhérent à la théorie de l’éternité (« En même temps que je suis mortel, j’expérimente que je suis éternel », p. 458).

Ce que l’on trouve aussi dans cette édition, c’est la donation d’un style qui exprime son rapport avec la philosophie comme objet de partage. La pensée de l’immanence, cette « pensée anti-hiérarchique absolue » qui, « à la limite » est une « espèce d’anarchie » (p. 116), ce n’est pas seulement celle de Spinoza, c’est aussi la sienne. Deleuze donne la parole aux auditeurs de son cours, qu’il tutoie et considère sur un pied d’égalité. À Georges Comtesse, qui insiste sur l’importance du concept de conatus dans la philosophie de Spinoza, il répond que sa lecture est « différemment accentuée » (p. 106). Il invite ses auditeurs, et maintenant ses lecteurs, à proposer leur propre accentuation du texte. Il nous encourage, par son enthousiasme, à nous risquer à proposer notre propre lecture du texte. En d’autres termes, il nous entraîne à faire ce que lui-même fait – un acte de création. Car l’interprétation des textes peut être aussi le lieu d’un authentique acte de création philosophique.

Avec cette édition, le lecteur découvrira ou redécouvrira les cours de Deleuze sur Spinoza ; ils peuvent aussi bien servir de première initiation à sa philosophie que d’éperon à la pensée des spécialistes. Car même les spinozistes les plus chevronnés éprouvent toujours une joie renouvelée à se laisser entraîner, de temps à autre, par ce « grand vent calme » qui n’est pas seulement celui des démonstrations de l’Éthique, mais aussi celui de l’enseignement de Gilles Deleuze lui-même – un « grand vent calme » qui suit le rythme de la lecture de ses auditeurs, et qui, en même temps, les emporte en dépeignant une pensée vivante, en train de se faire. Il ne nous reste donc plus qu’à lire ces cours à haute voix, car après tout, ne le disait-il pas lui-même ? « Il n’y a pas de raison de traiter un philosophe plus mal qu’on ne traite un poète. »

[1] « Lettre P comme Professeur », in L’Abécédaire de Gilles Deleuze, documentaire de Pierre-André Boutang, avec Claire Parnet.

 

Mélanie Zappulla

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Pour citer cet article : Gilles Deleuze : Sur Spinoza. Cours. Novembre 1980-mars 1981, édition préparée par David Lapoujade, Paris, Les Éditions de minuit, 544 p., inBulletin de bibliographie spinoziste XLVII, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 173-202.

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D’Agostino, Simone, Spiritual Exercises and Early Modern Philosophy. Bacon, Descartes, Spinoza, Leyde/Boston, Brill, 2023, 220 p.

Cet ouvrage s’inscrit dans l’héritage des travaux de Pierre Hadot, qui a su montrer que la philosophie antique, irréductible à une pure construction théorique, se donne comme un art de vivre déployé dans une praxis. Hadot admet toutefois que cette conception de la philosophie fait retour à l’époque moderne, en particulier avec les Meditationes cartésiennes. Le présent ouvrage s’attache précisément à penser comment les exercices spirituels se déploient à l’époque moderne, à travers différentes variations : Bacon insiste sur la nécessité d’une médecine de l’esprit, Descartes, sur celle d’une direction de l’esprit, et pour Spinoza il est question d’un perfectionnement de l’entendement.

Le chapitre premier de l’ouvrage porte en particulier sur le Novum organum. L’auteur considère que Bacon n’est pas seulement le père de la science moderne et que son œuvre ne saurait être réduite à sa dimension épistémologique : son geste de refondation de la logique peut aussi être interprété comme une cura animi qui se distingue de la tradition stoïcienne comme de la tradition platonicienne réactivée par le ramisme. Il s’agit de remédier aux défauts de l’intellect, mais ce dernier ne peut être à la fois patient et cure. Il convient de refonder la logique pour retrouver la nature. Dans le Novum organum, Bacon développe une médecine de l’esprit qui consiste à remettre de l’ordre dans ses pensées, et donc à se libérer des idoles l’obscurcissant. L’esprit doit apprendre à se gouverner lui-même pour connaître la nature telle qu’elle est, et non telle qu’il tend à l’imaginer. L’induction peut être d’un grand secours pour interpréter la nature, et elle implique par elle-même une certaine praxis de soi. Simone d’Agostino montre ainsi que la nouvelle logique baconienne conduit à une transformation du sujet connaissant et agissant par le biais de certains exercices de l’esprit : l’attention, l’écriture de l’histoire naturelle, et l’interprétation.

Le chapitre second a pour objet de traiter le Discours de la méthode de Descartes. Cette œuvre ne consiste pas seulement dans l’exposé d’une méthode scientifique, mais aussi dans un exercice spirituel inspiré par la tradition stoïcienne, d’une part, et par la tradition chrétienne, d’autre part, en particulier par des textes tels que les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola et les Confessions d’Augustin. Dans le Discours, Descartes nous enjoint de nous libérer de l’assujettissement à des précepteurs pour devenir le sujet véritable du savoir et de l’action. S. d’Agostino défend la thèse d’un sujet qui se constitue lui-même positivement par le biais de la méthode, et négativement par opposition, et comme par dissociation à l’égard des précepteurs qui l’avaient dépossédé de sa liberté, pour pouvoir la recouvrer. Il s’agit donc d’une transformation de soi à la première personne, que chacun peut s’approprier. Descartes vise en outre à promouvoir une certaine discipline d’esprit fondée sur des règles s’appliquant aussi bien dans le domaine théorique que pratique. Les mathématiques apparaîtraient elles-mêmes comme instrument d’une medicina mentis, et donc, leur pratique, comme un exercice spirituel. Toutefois, cette analyse des mathématiques placée sous le signe de la praxis n’implique-t-elle pas de reléguer au second plan leur objet véritable, les vérités éternelles ? N’y a-t-il pas dans l’intelligence des mathématiques une subordination effective de la praxis à la theôria plutôt qu’une co-originarité des deux, contrairement à la thèse généralement défendue dans cet ouvrage ? S. d’Agostino poursuit son étude du Discours en produisant une analyse lumineuse de la « morale par provision », construite autour du concept du « care of the self » (p. 100), qui apparaît comme un écho du « souci de soi » foucaldien. Ainsi, il n’est pas seulement question, dans le Discours de la méthode, de la médecine qui maintient la santé du corps, mais aussi d’une médecine de l’esprit à même de remédier aux préjugés et opinions sources d’erreurs.

Le dernier chapitre traite du Tractatus de intellectus emendatione, et de via qua optime in veram rerum cognitionem dirigitur de Spinoza qui, par son titre, évoquerait à la fois l’exigence toute baconienne d’une médecine de l’esprit et celle, cartésienne, d’une conduite de la raison (p. 126). S. d’Agostino rappelle que l’assidua meditatio à laquelle se livre Spinoza pour s’enquérir d’un vrai bien est d’inspiration stoïcienne, comme l’a montré Omero Proietti, et il affirme en outre que cet exercice spirituel possède une dimension ascétique, dont on pourrait cependant discuter. En effet, Spinoza ne nous invite pas à renoncer définitivement à la gloire, à la richesse ni au plaisir, mais à n’en user que comme de moyens en vue d’une fin – le souverain bien –, et non comme de fins en soi (De Intell. Em., § 11). La quête du souverain bien suppose un exercice de purification et de perfectionnement de l’entendement, mais le doute quant à son caractère ascétique signale peut-être les limites de l’héritage stoïcien dans le De Intell. Em. Il faut cependant souligner l’élégance de l’image du motif mélodique (p. 140) dont use S. d’Agostino pour caractériser la résolution qui préside, dans le Prologue du De Intell. Em., à la recherche d’une joie suprême pour l’éternité. Cette résolution apparaît comme le fait d’un sujet – méditant, aurait-on pu ajouter – qui s’exprime à la première personne. L’auteur fait aussi remarquer à raison que l’analogie avec un malade atteint d’une affection mortelle qui chercherait un remède, fût-il incertain, face au péril d’un mal certain (ibid., § 7) atteste que la méthode préconisée dans le De Intell. Em. constitue bien une medicina mentis. Il s’agit de libérer l’entendement des erreurs, des fictions et des idées douteuses qui l’entravent, ce qui peut effectivement s’appréhender comme un exercice spirituel au sens de Hadot, au vu de la finalité pratique de cette entreprise.

L’ouvrage se conclut sur la question « Puis-je me changer moi-même ? », assumant ainsi le double héritage de Hadot et Foucault. Cette question soulève des enjeux épistémologique, pratique et sotériologique, le salut de l’homme requérant une transformation de soi. Conformément à la thèse de Hadot, l’auteur soutient qu’il n’y aurait pas de subordination de la praxis à la theôria à l’époque moderne, toutes deux apparaissant comme co-originaires. C’est ce que cet ouvrage vise à démontrer à travers une lecture soigneuse des textes de Bacon, Descartes et Spinoza qui illustre par elle-même les vertus de l’attention si nécessaire à tout exercice spirituel.

Mélanie Zappulla (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : D’Agostino, Simone, Spiritual Exercises and Early Modern Philosophy. Bacon, Descartes, Spinoza, Leyde/Boston, Brill, 2023, 220 p., in Bulletin cartésien LIV, Archives de philosophie, tome 88/1, Janvier-Mars 2025, p. 208-210.

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