Auteur : Mélanie Zappulla
D’Agostino, Simone, Spiritual Exercises and Early Modern Philosophy. Bacon, Descartes, Spinoza, Leyde/Boston, Brill, 2023, 220 p.
Cet ouvrage s’inscrit dans l’héritage des travaux de Pierre Hadot, qui a su montrer que la philosophie antique, irréductible à une pure construction théorique, se donne comme un art de vivre déployé dans une praxis. Hadot admet toutefois que cette conception de la philosophie fait retour à l’époque moderne, en particulier avec les Meditationes cartésiennes. Le présent ouvrage s’attache précisément à penser comment les exercices spirituels se déploient à l’époque moderne, à travers différentes variations : Bacon insiste sur la nécessité d’une médecine de l’esprit, Descartes, sur celle d’une direction de l’esprit, et pour Spinoza il est question d’un perfectionnement de l’entendement.
Le chapitre premier de l’ouvrage porte en particulier sur le Novum organum. L’auteur considère que Bacon n’est pas seulement le père de la science moderne et que son œuvre ne saurait être réduite à sa dimension épistémologique : son geste de refondation de la logique peut aussi être interprété comme une cura animi qui se distingue de la tradition stoïcienne comme de la tradition platonicienne réactivée par le ramisme. Il s’agit de remédier aux défauts de l’intellect, mais ce dernier ne peut être à la fois patient et cure. Il convient de refonder la logique pour retrouver la nature. Dans le Novum organum, Bacon développe une médecine de l’esprit qui consiste à remettre de l’ordre dans ses pensées, et donc à se libérer des idoles l’obscurcissant. L’esprit doit apprendre à se gouverner lui-même pour connaître la nature telle qu’elle est, et non telle qu’il tend à l’imaginer. L’induction peut être d’un grand secours pour interpréter la nature, et elle implique par elle-même une certaine praxis de soi. Simone d’Agostino montre ainsi que la nouvelle logique baconienne conduit à une transformation du sujet connaissant et agissant par le biais de certains exercices de l’esprit : l’attention, l’écriture de l’histoire naturelle, et l’interprétation.
Le chapitre second a pour objet de traiter le Discours de la méthode de Descartes. Cette œuvre ne consiste pas seulement dans l’exposé d’une méthode scientifique, mais aussi dans un exercice spirituel inspiré par la tradition stoïcienne, d’une part, et par la tradition chrétienne, d’autre part, en particulier par des textes tels que les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola et les Confessions d’Augustin. Dans le Discours, Descartes nous enjoint de nous libérer de l’assujettissement à des précepteurs pour devenir le sujet véritable du savoir et de l’action. S. d’Agostino défend la thèse d’un sujet qui se constitue lui-même positivement par le biais de la méthode, et négativement par opposition, et comme par dissociation à l’égard des précepteurs qui l’avaient dépossédé de sa liberté, pour pouvoir la recouvrer. Il s’agit donc d’une transformation de soi à la première personne, que chacun peut s’approprier. Descartes vise en outre à promouvoir une certaine discipline d’esprit fondée sur des règles s’appliquant aussi bien dans le domaine théorique que pratique. Les mathématiques apparaîtraient elles-mêmes comme instrument d’une medicina mentis, et donc, leur pratique, comme un exercice spirituel. Toutefois, cette analyse des mathématiques placée sous le signe de la praxis n’implique-t-elle pas de reléguer au second plan leur objet véritable, les vérités éternelles ? N’y a-t-il pas dans l’intelligence des mathématiques une subordination effective de la praxis à la theôria plutôt qu’une co-originarité des deux, contrairement à la thèse généralement défendue dans cet ouvrage ? S. d’Agostino poursuit son étude du Discours en produisant une analyse lumineuse de la « morale par provision », construite autour du concept du « care of the self » (p. 100), qui apparaît comme un écho du « souci de soi » foucaldien. Ainsi, il n’est pas seulement question, dans le Discours de la méthode, de la médecine qui maintient la santé du corps, mais aussi d’une médecine de l’esprit à même de remédier aux préjugés et opinions sources d’erreurs.
Le dernier chapitre traite du Tractatus de intellectus emendatione, et de via qua optime in veram rerum cognitionem dirigitur de Spinoza qui, par son titre, évoquerait à la fois l’exigence toute baconienne d’une médecine de l’esprit et celle, cartésienne, d’une conduite de la raison (p. 126). S. d’Agostino rappelle que l’assidua meditatio à laquelle se livre Spinoza pour s’enquérir d’un vrai bien est d’inspiration stoïcienne, comme l’a montré Omero Proietti, et il affirme en outre que cet exercice spirituel possède une dimension ascétique, dont on pourrait cependant discuter. En effet, Spinoza ne nous invite pas à renoncer définitivement à la gloire, à la richesse ni au plaisir, mais à n’en user que comme de moyens en vue d’une fin – le souverain bien –, et non comme de fins en soi (De Intell. Em., § 11). La quête du souverain bien suppose un exercice de purification et de perfectionnement de l’entendement, mais le doute quant à son caractère ascétique signale peut-être les limites de l’héritage stoïcien dans le De Intell. Em. Il faut cependant souligner l’élégance de l’image du motif mélodique (p. 140) dont use S. d’Agostino pour caractériser la résolution qui préside, dans le Prologue du De Intell. Em., à la recherche d’une joie suprême pour l’éternité. Cette résolution apparaît comme le fait d’un sujet – méditant, aurait-on pu ajouter – qui s’exprime à la première personne. L’auteur fait aussi remarquer à raison que l’analogie avec un malade atteint d’une affection mortelle qui chercherait un remède, fût-il incertain, face au péril d’un mal certain (ibid., § 7) atteste que la méthode préconisée dans le De Intell. Em. constitue bien une medicina mentis. Il s’agit de libérer l’entendement des erreurs, des fictions et des idées douteuses qui l’entravent, ce qui peut effectivement s’appréhender comme un exercice spirituel au sens de Hadot, au vu de la finalité pratique de cette entreprise.
L’ouvrage se conclut sur la question « Puis-je me changer moi-même ? », assumant ainsi le double héritage de Hadot et Foucault. Cette question soulève des enjeux épistémologique, pratique et sotériologique, le salut de l’homme requérant une transformation de soi. Conformément à la thèse de Hadot, l’auteur soutient qu’il n’y aurait pas de subordination de la praxis à la theôria à l’époque moderne, toutes deux apparaissant comme co-originaires. C’est ce que cet ouvrage vise à démontrer à travers une lecture soigneuse des textes de Bacon, Descartes et Spinoza qui illustre par elle-même les vertus de l’attention si nécessaire à tout exercice spirituel.
Mélanie Zappulla (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
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Pour citer cet article : D’Agostino, Simone, Spiritual Exercises and Early Modern Philosophy. Bacon, Descartes, Spinoza, Leyde/Boston, Brill, 2023, 220 p., in Bulletin cartésien LIV, Archives de philosophie, tome 88/1, Janvier-Mars 2025, p. 208-210.