Auteur : Myriam Morvan

Alain BILLECOQ : Spinoza ou L’« athée vertueux », Montreuil, Le Temps des Cerises, 2016, 160 p.

Le fameux jugement présentant Spinoza comme « un athée vertueux » a largement contribué à alimenter la « mythologie » qui s’est développée autour du philosophe. Attribué à Bayle aux yeux de qui « Spinoza est le plus grand athée qui ait jamais été », on le retrouve dans la courte biographie que Colerus lui a consacrée. Il y est question des vertus du philosophe mais également des « abominations » contenues dans ses écrits. Pertinente ou non, il faut y voir une affirmation tenace qui a l’avantage d’impliquer dans la même expression l’homme et sa philosophie, la doctrine et la pratique, la pensée et la vie. Mais qu’est-ce au juste que cet athéisme et cette vertu ? Ces deux termes donnent-ils une vision juste de l’homme et du philosophe ? C’est ce qu’Alain Billecoq se propose de clarifier. Son livre comporte deux parties. La première partie traite de l’athéisme ; la seconde, de la vertu. Toutefois, les écrits du philosophe y sont davantage pris en compte que sa vie. Cette démarche se justifie de différentes façons. Tout d’abord, c’est dans les différentes modalités de la rationalité spinoziste qu’il faut puiser pour répondre aux attaques idéologiques et passionnelles dont Spinoza a fait l’objet. Ensuite, elle seule peut former un jugement adéquat sur l’homme et sur l’œuvre. Enfin, il faut partir d’elle pour établir si Leo Strauss a raison d’affirmer que dans le Traité Théologico-Politique Spinoza recourt à un art d’écrire pour masquer sa vraie pensée. En restant sur le terrain de ses œuvres, on est donc assuré, comme le dit Alain Billecoq à la fin de l’introduction, « de comprendre comment il pense ce qu’il pense » et de voir comment il répond aux rumeurs qui circulent à son endroit. C’est donc plus largement dans l’articulation « théorico-pratique » de la philosophie de Spinoza qu’est la clé du problème.

La première partie se compose de trois chapitres. Le premier porte sur une distinction entre la religion universelle et les religions établies. La religion universelle, celle que promeut Spinoza, tranche avec les autres. En incitant à l’obéissance, elle est utile à la société alors que les autres font le lit des passions humaines ou d’un pouvoir politique abusif. Le second chapitre établit que cette idée vraie de la religion trouve une caution dans la Bible dont le message est moral et non spéculatif, et cela, à la faveur d’une critique méthodique et analogue au modèle des sciences de la nature. Le troisième chapitre qui porte sur l’idée spinoziste de Dieu en tire les conséquences. Le Dieu de Spinoza étant un Dieu immanent et accessible partiellement à la raison humaine – qui en connaît au moins deux attributs – n’a rien d’un Dieu-fantoche. Sont donc dénoncées comme inadéquates les conceptions théologiques ou philosophiques qui tendent à l’« anthropomorphiser » ou à l’assimiler à un roi gouvernant par décret. Et l’auteur peut conclure à la fin du chapitre à l’exagération de l’accusation d’athéisme. Ni vraiment athée, déiste ou panthéiste, Spinoza est plutôt « panenthéiste ». En s’attachant à la vérité des choses ou au vrai sens des textes bibliques, il tend en fait à libérer Dieu et la religion du poids des passions, des préjugés et de pouvoirs politiques contraignants. S’il a été taxé d’athée, c’est parce qu’il a détaché de Dieu et de la religion les mystères et le surnaturel. L’accusation d’athéisme est donc alors le prix que les théologiens ont fait payer à la raison de Spinoza.

La deuxième partie se compose également de trois chapitres. Elle fait le point sur la vertu élaborée par la rationalité spinoziste. En distinguant dans le premier chapitre entre morale et éthique, l’A. libère Spinoza du regard éberlué de ses accusateurs n’en revenant pas qu’il soit vertueux alors qu’il n’adhère pas à un Dieu providentiel, « Commandeur » ou « Justicier ». C’est donc le sens véritable de cette vertu qui leur a échappé et qu’il s’emploie à rétablir. Citant Gille Deleuze, il rappelle que la vertu « spinoziste (et de Spinoza) » va de pair « avec des modes d’existence immanents alors que ses détracteurs la relient à « des valeurs transcendantes ». Elle implique donc qu’aucun jugement de valeur ne soit porté sur l’homme car la raison n’a pas à prendre la posture d’un juge transcendant face à l’homme, issu comme les autres modes finis de la productivité infinie de Dieu. La vertu, il est vrai, incite l’homme à chercher ce qui lui est utile et donc à percevoir ou à comprendre que, pour lui, le plus utile c’est l’homme. Les êtres humains ne peuvent donc pas s’aliéner leurs semblables, sachant que c’est dans l’état politique qu’ils ont des conditions de vie authentiquement humaines, l’état de nature les vouant à une vie précaire ou instable. Et c’est dans l’état démocratique qu’ils trouvent ce qui leur est le plus utile. Le concept spinoziste de conatus, pris en compte dans le chapitre suivant, justifie de telles orientations. Pris dans la dynamique existentielle qu’il induit, l’homme s’efforce d’exister en adossant l’unité de son corps et de son esprit à son utile propre et en augmentant par là sa puissance d’agir. Spinoza qui n’a jamais cherché à « être sage comme une image » a été vertueux, mais pas pour avoir écouté ceux qui se plaisent à sermonner, à « commander » ou à donner des leçons à leurs semblables. La vertu n’est pas affaire d’injonction mais de production. D’où le chapitre trois qui passe des vertus, sans les nier totalement (celles de la morale ou de la religion), à la vertu. La vertu spinoziste ne se dissocie pas de la puissance. En les articulant l’une à l’autre, l’homme est utile à lui-même et aux autres. Plus les hommes s’accordent ensemble, plus ils sont utiles à eux-mêmes et aux autres. Cette re-conceptualisation de la vertu invite à y voir autre chose qu’un acte conforme aux valeurs sociales ou religieuses.

C’est donc à une nouvelle mythologie que s’associe l’ouvrage d’Alain Billecoq : celle de l’odyssée d’un penseur et de sa raison qui affrontent et surmontent ensemble tout ce qui fait obstacle aux voies de la rationalité, celles du second et du troisième genre de connaissance. De quoi justifier ce que Spinoza dit au sujet du troisième : c’est une voie « difficile » et « rare ».

Myriam MORVAN

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Pour citer cet article : Myriam MORVAN, « Alain BILLECOQ : Spinoza ou L’« athée vertueux », Montreuil, Le Temps des Cerises, 2016 » in Bulletin de bibliographie spinoziste XXXIX, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 803-833.


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