Auteur : Nicolas Lema Habash

Diego DONNA : Contre Spinoza. Critique, système et métamorphoses au siècle des Lumières, Genève, Georg, 312 p.

Contre Spinoza se focalise sur les usages et les transformations de la philosophie de Spinoza en France au XVIIIe siècle. Son but n’est pas d’être totalement exhaustif à l’égard de la réception de Spinoza, tâche sans doute impossible, mais de se concentrer sur un groupe de penseurs dont les œuvres ont été « moulées » par une sorte de dialogue critique (parfois ouvertement agressif) avec la philosophie spinoziste. D’où la justesse du titre : au-delà des interprétations particulières que Donna propose de certains auteurs sélectionnés, la thèse générale affirme qu’être « contre » Spinoza peut bien sûr impliquer un rejet de sa philosophie, mais qu’il s’agit là toujours d’un rejet producteur ou créateur, dans la mesure où la philosophie spinoziste aide à profiler des perspectives particulières sur la nature de la connaissance, la construction des systèmes philosophiques, de la politique et de la théologie.

Dans une certaine mesure, la démarche de Donna reflète cette méthode selon laquelle le fait d’être « contre » est utilisé de manière créatrice. Dans l’introduction, l’auteur déclare écrire l’histoire du spinozisme à l’ombre des célèbres thèses de Jonathan Israel sur les « Lumières radicales » et sur l’influence capitale de Spinoza dans ce processus historique. Donna propose en quelque façon d’écrire « contre » Israel, non pour invalider le concept de « Lumières radicales », mais pour débattre sur le fait que cette catégorie pourrait « synthétiser des paradigmes culturels et des courants philosophiques très divers sur la base de la référence commune à l’œuvre de Spinoza » (p. 10). À la suite d’autres auteurs, Donna souligne en outre le « danger de cette lecture » et propose d’ouvrir à nouveaux frais le champ de recherche sur la réception de Spinoza, en faisant valoir qu’une lecture autour d’un concept trop fermé, et qui synthétiserait la réception de Spinoza, impliquerait de « donner comme démontré ce qui est justement en question, c’est-à-dire les équivoques qui ont marqué les images de Spinoza au XVIIIe siècle » (p. 10-11).

Ainsi, la notion de « Lumières radicales » est une sorte d’arrière-fond contre lequel Donna agit ; c’est un concept face auquel il peut mettre en valeur une autre histoire du spinozisme, fondée sur l’hypothèse que la figure de Spinoza n’a pas été reçue en bloc ou de manière figée. Au cours du XVIIIe siècle, le spinozisme se trouve en construction, tout autant récupéré et revendiqué par les mouvements clandestins, qu’attaqué et critiqué de toutes parts : « Au XVIIIe siècle la pensée de Spinoza est dénoncée comme absurde et contradictoire, ou bien réduite aux instances d’une réception culturelle qui se partage entre adversaires et apologues » (p. 14).

Le livre propose ainsi un parcours qui se focalise sur les lectures que Bayle, Boulainvilliers, Condillac, Voltaire et d’Holbach ont faites de Spinoza. En prenant comme point de départ l’idée de Bayle selon laquelle Spinoza est un « athée de système », ce terme de système devient une clé conceptuelle qui noue le rapport entre ces diverses lectures de la philosophie spinoziste. Donna montre que l’interprétation critique des contradictions du système de Spinoza par Bayle a été le début d’un processus au cours duquel d’autres ont radicalisé cette critique autour de la « systématicité » philosophique du spinozisme. C’est le cas notamment des interprétations de Condillac et de Voltaire, qui, quoique de façons différentes, se positionnent tous deux contre Spinoza dans la mesure où ce dernier construit sa philosophie, non à partir de la sensation et de l’expérience, mais à partir d’une systématicité abstraite. Dans tous ces cas, de Bayle à Voltaire, l’accusation d’athéisme chez Spinoza s’actualise aussi de manière différente. Le parcours se termine par une interprétation de d’Holbach, chez qui une réduction matérialiste de la philosophie de Spinoza s’opère au-delà des critiques non-originelles. Ainsi, l’ombre de Spinoza joue un rôle important pour faire renaître et justifier la notion de système, désormais ancrée dans l’idée de « système de la nature ». C’est cela qui permet de libérer « pour la première fois et de façon définitive l’athéisme de Spinoza », dans la mesure où l’équivalence entre Dieu et la nature se manifeste « en faveur de l’hétérogénéité concrète et autosuffisante des productions matérielles » (p. 241).

À partir de sa propre lecture de Spinoza, Donna propose des réflexions critiques très fines des auteurs traités, afin de discuter leurs interprétations respectives de la philosophie spinoziste. Il combine toutes ces interprétations avec des sections historiques très utiles pour comprendre l’arrière-fond plus général de la réception de Spinoza en France (notamment dans le milieu libertin), dont il maîtrise de manière tout à fait exhaustive la bibliographie secondaire, historique et philosophique. Même s’il se focalise sur la réception et les usages de Spinoza au XVIIIe siècle, l’ouvrage essaie de tirer une série de conclusions plus générales, notamment autour de la nature de la modernité. Telle est la fonction de l’annexe qui clôt le livre et offre un espace pour prolonger la réflexion sur l’idée de « système » au-delà de l’époque moderne. En somme, il s’agit là d’un livre très bien construit, érudit et panoramique ; un ouvrage important pour celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire du spinozisme.

Nicolas LEMA HABASH

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Pour citer cet article : Diego Donna : Contre Spinoza. Critique, système et métamorphoses au siècle des Lumières, Genève, Georg, 312 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLV, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 187-216.

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Yitzhak Y. MELAMED and Hasana SHARP (ed.) : Spinoza’s political Treatise, A critical Guide, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 215 p.

Ce volume collectif entend remplir un manque ; comme l’expliquent ses éditeurs, le Traité politique représente l’expression la plus mature de la pensée politique de Spinoza, mais « very few scholars, especially among those writing in English, examine the TP in any detail » (p. 1). Les raisons en sont variées : le fait que Spinoza n’ait ni terminé ni fait circuler le TP de son vivant ; la primauté de l’Éthique et du Traité théologico-politique dans les discussions sur l’œuvre de Spinoza ; et enfin le « choc » comparativement plus important, par rapport à la politique, produit par les perspectives métaphysiques et théologiques de Spinoza.

On note cependant désormais un accroissement des études consacrées au Traité. Pour sa part, le livre se propose d’en étudier plus profondément différents aspects, d’alimenter une discussion plutôt que de la conclure. Les sujets abordés dans les douze contributions sont variés : le statut du réalisme (Rosenthal) ; la méthode de Spinoza (Cooper) ; la notion de nature humaine (Gatens) ; la perspective passionnelle à travers des affects comme l’envie et le désir de vengeance (James, Jaquet) ; le rapport entre les domaines public et privé, oikos et polis (Sharp) ; la relation entre la religion et l’État (Lærke, Garber) ; les différentes modalités de fonctionnement et de fondation des régimes politiques (Verbeek, Steinberg, Del Lucchese) ; la nature du pouvoir (Melamed).

Le volume parvient à remplir son objectif d’être à la fois une « invitation » et une « ouverture » à l’étude du TP. Une invitation d’abord : bien que tous les articles témoignent d’une rigueur propre aux scholars, ceux-ci prennent soin d’expliquer de manière pédagogique des notions clés du corpus spinoziste ; l’article de James est exemplaire à cet égard par son analyse des passions comme l’envie et l’imitation des affects. Entre présentations introductives et analyses plus particulières, les contributions réunies offrent d’utiles ressources aux spécialistes comme aux non-spécialistes. L’ouvrage constitue en même temps une ouverture à l’étude du TP dans la mesure où il fait droit à une large diversité d’interprétations : pour Sharp et Melamed il exprime un relatif optimisme, pour Verbeek une perte de confiance dans la philosophie politique ; pour Cooper il néglige l’histoire et l’expérience, tandis que pour Gatens, il s’appuie sur elles ; pour Lærke une religion nationale est « valid across the board for all forms of government » (p. 116), mais pour Garber elle est destinée aux « Aristocracies alone » (p. 129). De façon positive, cette diversité d’approches ne nuit pas à la cohérence de la réflexion ; elle montre la vitalité des débats, la multiplicité des questions soulevées par le Traité politique.

Nicolas LEMA HABASH

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Pour citer cet article : Nicolas LEMA HABASH, « Yitzhak Y. MELAMED and Hasana SHARP (ed.) : Spinoza’s political Treatise, A critical Guide, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2018 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XLI, Archives de Philosophie, tome 82/4, octobre-décembre 2019, p. 853-890.

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