Auteur : Odile Tourneux
David JAMES, Practical Necessity, Freedom, and History. From Hobbes to Marx, Oxford, Oxford University Press, 2021, 230 p.
Professeur associé au sein du département de philosophie de l’Université de Warwick, au Royaume-Uni, David James vient de publier Practical Necessity, Freedom, and History. From Hobbes to Marx aux presses universitaires d’Oxford. L’ouvrage se propose d’étudier le concept de liberté en le confrontant à celui de « nécessité pratique » (practical necessity) au moyen d’une traversée de la philosophie moderne. La lecture des œuvres de Hobbes, Rousseau, Kant, Hegel et Marx lui permet de proposer une troisième voie à l’alternative ouverte par les définitions libérale et néorépublicaine de la liberté. Reprenant la distinction établie par Isaiah Berlin, David James postule que les penseurs libéraux définissent la liberté comme une absence d’obstacle (est libre l’individu que l’État et les institutions laissent agir à sa guise) là où les néorépublicains insistent sur les conditions sociales et politiques nécessaires à une liberté effective (la liberté ne pourrait se comprendre que comme une absence de domination). Ces deux conceptions traditionnelles auraient tendance, d’après l’auteur, à sous-estimer l’implication de l’individu dans la constitution de sa propre liberté. Les entraves à la liberté seraient toujours pensées comme extérieures : c’est l’État qui impose ses lois et ses taxes aux individus ; ce sont les politiciens, les élites, les colonisateurs, etc. qui dominent économiquement et socialement les prolétaires. Or l’histoire de la philosophie permet de penser la façon dont les individus eux-mêmes s’auto-aliènent, en particulier lorsqu’ils se sentent acculés à la nécessité. L’illusion qui intéresse ici David James ne se confond pas avec l’aveuglement mystique dont les masses font par exemple l’expérience dans les pratiques religieuses selon Marx. Il ne s’agit pas de réfléchir à la manière dont les opprimés peuvent se réfugier dans de fausses croyances de façon à mieux supporter la pénibilité de leur condition. L’auteur nous invite à réfléchir à comment nos croyances, qu’elles soient justifiées ou non, modifient nos conceptions de la nécessité. La notion de « nécessité pratique » intéresse particulièrement David James en ce qu’elle constitue l’une des rares occasions dans lesquelles un agent peut consciemment vouloir renier ses choix rationnels. Nos choix politiques, économiques, moraux sont majoritairement mûris, réfléchis au prisme de la raison. Pourtant, il est des situations dans lesquelles « nous n’avons pas le choix » ; les circonstances pratiques semblent nous imposer de renoncer – plus ou moins momentanément – à nos principes. La définition de la nécessité pratique proposée par David James serait ainsi parfaitement illustrée par le slogan attribué à Margareth Thatcher : There is no alternative. Contraints par les faits, nous accepterions d’agir contrairement à la raison et à nos valeurs. La tradition philosophique a principalement compris la nécessité pratique comme un déterminisme causal : l’enchaînement matériel des causes et des effets est alors à ce point inéluctable qu’il est difficile de parler d’entrave à la liberté. La liberté humaine ne pourrait se déployer que dans les interstices laissés béants par le déterminisme matériel. David James propose toutefois de considérer la nécessité comme étant à la fois objective et subjective. Les traditions libérale et républicaine sous-estimeraient la manière dont nos émotions et nos croyances nous poussent à considérer une solution comme inéluctable. Ce sont nos représentations, à la fois affectives et sociales, qui nous donnent l’illusion que les faits nous contraignent à agir d’une façon déterminée. Nos croyances nous donnent l’illusion que, dans une impasse, une seule option s’offre à nous, y compris lorsque celle-ci est contraire à nos principes. Pour être complète, la notion de liberté doit donc prendre en compte une telle dimension subjective de la nécessité pratique. La liberté ne saurait exclusivement se définir comme un concept négatif, privatif : elle doit également se comprendre comme un principe d’auto-détermination. Être libre, c’est se ressaisir de ses représentations en refusant de se laisser contraindre par l’illusion d’une nécessité univoque. David James fait alors de Hobbes le fondateur du problème qui l’occupe. Le déterminisme physique défendu par Hobbes et sa conception de la nature humaine l’auraient conduit à défendre un déterminisme causal implacable, masquant les possibilités humaines d’émancipation. Contre la conception de la nécessité pratique défendue par Hobbes, David James invite dès lors le lecteur à retrouver la puissance libératrice contenue dans les autres corpus de la modernité. L’auteur fonde son analyse de la nécessité pratique hobbesienne sur un – et un seul – texte du Léviathan : un extrait du chapitre 30 consacré aux risques politiques de la pauvreté.
Si la multitude des hommes pauvres, mais pourtant vigoureux, continue de s’accroître, il faut [ they are to be] les transplanter dans des contrées insuffisamment habitées ; ils ne devront pas [they are not to be], néanmoins, exterminer ceux qu’ils y trouveront : mais ils devront les contraindre à adopter un habitat plus resserré, et, au lieu de courir de vastes étendues pour se saisir de ce qu’ils y trouvent, à cultiver amoureusement chaque parcelle de terrain, d’une façon habile et laborieuse, pour en recevoir leur subsistance le temps venu. Et si le monde entier arrive à être trop empli d’habitants, le dernier recours est alors la guerre, qui, par la victoire ou par la mort, pourvoit au sort de chacun (T. Hobbes, Léviathan : traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, traduction F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 369-370).
Hobbes serait à l’origine d’un double péché originel en ce qu’il aurait décrit la colonisation comme nécessaire et aurait présenté cette solution pratique comme inéluctable. La conception de la nécessité pratique sous-jacente à ce passage jouerait ici une « fonction idéologique » (p. 15) en faveur de l’entreprise coloniale. Contre le positionnement inacceptable de Hobbes, il conviendrait alors de relire les œuvres de Rousseau, Kant, Hegel et Marx afin de repenser la notion de nécessité pratique et de renoncer à l’idée qu’il est possible de justifier la colonisation et l’impérialisme comme des nécessités. Si insister sur la dimension subjective de la nécessité pratique paraissait stimulante, la lecture de Hobbes proposée par David James nous semble fautive sur plus d’un point. Méthodologiquement tout d’abord, il est problématique de concentrer son étude du déterminisme hobbesien sur un seul extrait de quelques lignes. Cela d’autant plus qu’il n’est pas ici question de nécessité et que la thématique de la colonisation nous semble en réalité sous-déterminée. Nous avancerons trois éléments textuels permettant de remettre en cause la pertinence du choix de cet extrait dans l’analyse menée par David James. Tout d’abord, et de façon assez évidente, Hobbes n’insiste pas vraiment dans l’extrait cité sur l’idée d’une nécessité univoque. La formule employée ( they are to be) est tout à fait neutre et ne porte pas spécifiquement en elle-même l’idée d’une nécessité implacable imposée par le contexte. D’autre part, le chapitre 30 dont sont tirées ces quelques lignes est dans son ensemble tout à fait étranger au principe d’une nécessité historique. Reprenant les analyses des Éléments de la loi naturelle et politique (1640) et Du Citoyen (1642), Hobbes transforme les conseils tactiques adressés au souverain en véritable moment de réflexion sur les pratiques gouvernementales. Pour réaliser son office (le chapitre 30 du Léviathan s’intitule en effet « De la fonction [office] du représentant souverain »), pour assurer l’effectivité de la puissance souveraine, le monarque ou les membres de l’assemblée devront éviter un certain nombre de situations, dont la pauvreté (Sur l’évolution des théories du gouvernement dans l’œuvre de Hobbes, lire : Jean Terrel, Hobbes : vies d’un philosophe, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008 ; Jauffrey Berthier, « La théorie du gouvernement : l’institution comme devoir du souverain », dans N. Dubos et al. (éd.), Hobbes, Paris, Ellipses, 2013, p. 281-304). Hobbes ne décrit pas ici ce qui nécessairement adviendra, il conseille le souverain afin de lui permettre d’établir et de maintenir son pouvoir. Par ailleurs, l’idée d’une conquête territoriale semble difficilement pouvoir être décrite ici comme le fruit d’une idéologie impérialiste. En effet, cet extrait est l’un des rares, sinon le seul, dans lequel Hobbes aborde cette thématique. On ne trouve pas trace de l’idée de colonisation dans les parties des ouvrages précédents de Hobbes correspondant au chapitre 30 du Léviathan. Ni l’idée ni le terme ne sont présents aux chapitres 8 et 9 de la deuxième partie des Éléments ou dans les chapitres 12 et 13 de la deuxième partie Du citoyen. L’évolution textuelle des analyses de Hobbes tend au contraire à montrer que la colonisation n’est évoquée dans le Léviathan (1651) qu’en réponse à un problème de gouvernement qui n’avait jusque-là pas réellement été pris en compte. Hobbes présente en effet la colonisation comme une solution possible au chômage, c’est-à-dire à l’inemploi et donc à la pauvreté d’hommes pourtant en capacité de travailler. L’inactivité et la pauvreté d’une partie de la population représentant un danger pour le pouvoir, il conviendrait de trouver dans des colonies un moyen d’occuper ces bras vigoureux. Ce n’est que de façon tardive que Hobbes fait de la pauvreté un facteur social de possible sédition. Le texte de 1640 ne fait pas mention de la pauvreté ni du chômage dans les causes risquant de déstabiliser un régime ; l’idée apparaît en 1642, mais Hobbes comprend alors la pauvreté liée à l’inoccupation comme le résultat d’un vice. C’est à cause de leur fainéantise que les hommes seraient pauvres. Seule la contrainte pourrait alors régler le problème social que représente la pauvreté. C’est uniquement en 1651, dans le Léviathan, que Hobbes envisage la possibilité du chômage comme un effet structurel du développement de l’industrie et de l’amélioration des conditions de vie. Le problème devenant légitime, Hobbes esquisse une réponse à cette difficulté : les inactifs doivent pouvoir tenter leur chance ailleurs que sur le territoire national afin d’éviter le mécontentement de la population. Hobbes propose donc une solution possible (et non nécessaire) à un problème dont il n’a que tardivement pris conscience. Il est d’autant plus probable que cette proposition soit une ébauche de raisonnement que Hobbes multiplie les concessions : les colons ne devront pas combattre les populations locales ; ils devront les conduire à partager le territoire. L’équilibre d’une telle position (pas de combat mais un partage des terres) est si précaire que l’on peut douter de l’aboutissement de la réflexion de Hobbes sur ce point. On comprend d’autant moins l’insistance sur ces quelques lignes de Hobbes, inédites dans toute son œuvre, que David James passe sous silence les ambiguïtés (voire les errements tout à fait significatifs) de Kant, de Hegel et de Marx sur la question coloniale. Pourquoi faire de Hobbes un défenseur de la colonisation sur la seule foi de cet extrait du Léviathan quand d’autres penseurs de la modernité ont quant à eux explicitement fait du colonialisme un vecteur de civilisation ? Cette lecture des motifs de la nécessité et de la colonisation dans le corpus hobbesien est à plus forte raison surprenante quand on connaît l’importance accordée par Hobbes à l’imagination. Bien qu’il défende un mécanisme matérialiste, Hobbes est le théoricien moderne qui a le plus finement pensé la dimension affective et cognitive de notre rapport au monde. Ses analyses de l’imagination (au chapitre 2 du Léviathan) et de la personnalité juridique (au chapitre 16 du même ouvrage) étudient avec précision la façon dont notre perception des interactions sociales est toujours composée de sensations et d’affects. Si la volonté ou la personnalité existent dans un système dominé par le déterminisme physique, c’est parce que nous imaginons que les êtres que nous percevons sont doués de spontanéité, c’est parce que nous prêtons en imagination une existence à ce qui n’en a pas (par exemple la République). Le grand Léviathan est bien une fiction dont l’existence n’est due qu’à notre capacité à l’imaginer collectivement. Il serait aisé dès lors de trouver dans l’anthropologie hobbesienne les leviers conceptuels nécessaires pour penser la dimension subjective de la nécessité pratique. David James aurait sans aucun doute gagné à s’appuyer sur ces éléments du corpus hobbesien. Notre vision du monde, et donc notre conception de la nécessité également, ne relève pas uniquement d’une perception sensible. Notre compréhension de l’enchaînement des phénomènes est toujours compliquée de nos projections affectives. Notre imagination colore l’ensemble de nos perceptions, y compris notre vision de ce qui apparaît comme implacable. Hobbes est sans doute celui qui a pensé le plus finement la part fictive et affective de nos ressources intellectuelles, il aurait donc été possible de trouver dans ses œuvres les notions nécessaires à l’explication – et à la transformation – de ce que David James identifie comme la part subjective de la nécessité. Prendre conscience du rôle joué par l’imagination dans notre capacité à percevoir le monde, c’est en effet se donner la possibilité de modifier, d’infléchir, de transformer, cette interprétation. Il est dommage que David James ait ainsi sous-estimé l’anthropologie hobbesienne au profit d’une lecture tronquée et discutable du Léviathan.
Odile TOURNEUX
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Pour citer cet article : David JAMES, Practical Necessity, Freedom, and History. From Hobbes to Marx, Oxford, Oxford University Press, 2021, 230 p., in Bulletin de philosophie anglaise I, Archives de philosophie, tome 85/2, Avril-Juin 2022, p. 171-208.
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Céline SPECTOR, Éloges de l’injustice. La philosophie face à la déraison, Paris, Seuil, 2016, 235 pages.
Comment combattre intellectuellement le terrorisme islamiste ? À côté de l’enquête policière, Céline Spector défend l’idée selon laquelle la lutte contre le terrorisme doit également se mener sur le plan des idées. Or, les philosophes contemporains se rendraient bien souvent incapables de conduire une telle critique, et ce pour au moins deux raisons. D’une part, parce qu’ils se font une image erronée du combattant de la foi. Le terroriste n’est pas un fou, ou pas toujours. Les attentats, s’ils sont par définition des actes violents, ne sont pas dépourvus de motifs rationnels : ils sont des réponses, pour ceux qui les commettent, à des injustices subies, des moyens en outre de promouvoir un modèle de justice divine. Combattre le terroriste implique donc tout d’abord d’entendre ses arguments. D’autre part, parce qu’elle tendrait à être de plus en plus rationaliste, la philosophie politique exclurait de son champ tout comportement qui trouve ailleurs que dans le strict usage de la raison les motifs de son action. La théorie du choix rationnel, telle qu’elle se développe dans le monde anglo-saxon, se rendrait aveugle à la foi, au ressentiment, aux penchants violents, aux sentiments communautaires, qui sont cependant des raisons d’agir. Face à ce double constat, face à ces deux sources d’aveuglement, Céline Spector invite le lecteur à se souvenir de l’importance de la figure de l’Insensé dans l’histoire de la philosophie.
L’Insensé, c’est celui qui fait l’éloge de l’injustice, ou du moins qui critique une certaine forme de justice. Il prêche l’égoïsme, la volonté de puissance. Il fait valoir son désir de domination. Mais l’Insensé n’est jamais absurde : il argumente en prenant tour à tour appui sur la raison, sur les faits, sur la sensibilité ou sur la foi. L’Insensé, c’est l’autre du philosophe, son reflet ambigu : il se situe à la frontière de la réflexion, opposant des arguments tantôt extérieurs, tantôt propres au système lui-même. Longtemps la philosophie s’est construite de façon dialogique ; longtemps les penseurs ont intégré à leurs textes ces figures piquantes et provocatrices. L’éristique, l’art de la dispute, est perçue, de l’antiquité jusqu’à l’âge classique, comme un ressort indispensable à l’analyse philosophique. L’objecteur, l’adversaire et l’ennemi sont ceux qui poussent le philosophe à affûter ses arguments, à solidifier son système, à assurer sa pensée. Céline Spector propose ici un cheminement historico-conceptuel à travers les différents visages qu’a pu revêtir cet Insensé. Le lecteur redécouvre avec délice ces figures de contrepoint qui poussent les théories jusque dans leurs retranchements au point parfois de les faire vaciller. La réflexion philosophique a su, pendant longtemps, se mettre en danger. Ces provocations, venues de l’extérieur mais aussi de leur propre fond, sont salvatrices. C’est en affrontant ses propres limites que le philosophe pourra dire quelque chose du monde dans lequel il vit, qu’il pourra convaincre et persuader ceux qui pourraient résister à ses arguments.
De Platon à Rawls en passant par Hobbes, Céline Spector convoque les figures des sophistes Calliclès et Thrasymaque, du séditieux, de l’égoïste, du régicide, du cynique, du raisonneur violent ou encore du libertin. Le propos de l’ouvrage déborde la question de la conviction du fanatique : celui à qui il s’agit de donner la parole pour mieux le combattre n’est pas tant le défenseur de la foi que l’égoïste, celui qui choisit de suivre son intérêt singulier au détriment du bien commun. Les différents chapitres et intermèdes du texte sont traversés par une question générale mais néanmoins décisive : comment convaincre l’individualiste de participer au jeu social ? Socrate n’y parvient pas, mais même lorsqu’il est aporétique, le dialogue engagé avec l’Insensé a le mérite de réintroduire ce dernier dans la collectivité. En accordant une place de choix à l’athée, au séditieux et au régicide, Hobbes se donne l’opportunité d’en dénoncer les fautes logiques : l’Insensé comprend mal où se place son intérêt particulier. Diderot quant à lui n’a pas raison des figures du raisonneur violent et du cynique insolent mais sa conception du droit naturel sort renforcée de ces critiques indépassables. Quant à Rousseau, c’est dans la religion civile et dans la religion naturelle qu’il trouve le moyen de réintégrer dans le giron de la communauté l’homme indépendant ou le rentier impudent.
Ce parcours, toujours stimulant, semble toutefois discutable à plusieurs endroits. Dès l’introduction (p. 20), Céline Spector indique que la figure du sophiste occupe une fonction stratégique dans son exercice de conceptualisation : l’affirmation de Calliclès selon laquelle il est pire de subir l’injustice que de la commettre constitue la matrice au sein de laquelle naît la figure de l’Insensé. Accorder une place déterminante au propos du sophiste a cependant deux conséquences : elle conduit l’auteure à faire de l’Insensé un négateur de la justice et elle tend à réduire la justice à une conception collective. Or, bon nombre des figures dépeintes dans l’ouvrage ne sont pas des apôtres de l’injustice ; ils sont bien plutôt les défenseurs d’une justice profondément individualiste. Loin de faire l’éloge de l’injustice, l’Insensé est souvent celui qui oppose au philosophe d’autres conceptions du juste (est juste ce qui protège l’intérêt particulier, est juste ce qui réalise la parole divine).
D’autre part, il nous semble que si la figure de l’Insensé est une catégorie pertinente pour étudier cet autre du philosophe, l’argumentation aurait sans doute gagné en force à distinguer et à articuler différentes positions. Céline Spector fait usage d’un certain nombre de synonymes (objecteur, sceptique, provocateur, nihiliste, etc.) qu’il aurait peut-être été judicieux de distinguer. Le Thrasymaque de Platon, le régicide hobbesien, l’indépendant rousseauiste n’interpellent pas la pensée philosophique de la même manière. Un certain nombre d’Insensés dépeints dans l’ouvrage sont en effet des objecteurs, des voix qui se font entendre de l’intérieur même des systèmes qui les convoquent. Le Foole du chapitre XV du Léviathan est profondément hobbesien : si, comme l’affirme l’anthropologie déployée au début du texte, les hommes ne sont mus que par leurs désirs, alors il y a fort à penser qu’ils rompront leurs engagements dès que cela leur paraîtra utile. Avec la figure de l’Insensé, c’est de lui-même qu’Hobbes doit en définitive se défendre. L’objecteur force le philosophe à expliciter la systématicité de sa pensée, à préciser l’articulation de ses différents plans. Comme l’a montré Kinch Hoekstra, l’insensé ne parle pas depuis un état de nature atomisé mais depuis une société organisée en groupes. Or, ces prémices de socialité constituent les conditions de possibilité de la paix ; que l’autre partie prenante d’une promesse se soit déjà exécutée me pousse à penser, en vertu de la première loi de nature, que la paix est possible. Le respect des conventions n’est pas uniquement un calcul prudent : c’est fondamentalement le seul choix rationnel possible dans la mesure où il engage à la paix. Plus encore peut-être que la naïveté ou le mauvais calcul de l’Insensé (arguments que met principalement en avant Céline Spector), le Foole est l’hobbesien qui oublie que la poursuite de l’intérêt égoïste implique de rechercher la paix avant toute chose. Le Foole est celui qui oublie que le désir, pour Hobbes, peut être rationnel (c’est-à-dire ordonné aux lois de la nature découvertes par la raison). Ainsi, il nous semble que Thrasymaque, le Foole, l’athée du De Cive, le raisonneur violent de Diderot et le passager clandestin rawlsien sont des objecteurs ; ils sont l’occasion pour les différents philosophes qui les mobilisent de préciser leurs perspectives.
Calliclès, Gygès, le cynique insolent, l’homme indépendant et le libertin sont en revanche des adversaires plus que des objecteurs. Leurs arguments se déploient dans l’horizon d’autres principes, irrecevables pour celui qui leur donne la parole (sensualisme, indépendance, plaisir pris à la souffrance d’autrui). Là où l’objecteur pousse une théorie jusqu’à sa propre limite, l’adversaire conduit le philosophe à étayer sa démonstration ou à diversifier ses procédés argumentatifs. Si l’adversaire ne peut pas être convaincu, il peut encore être persuadé ou contraint.
Le séditieux, le régicide et le fanatique inspiré ne sont quant à eux ni des objecteurs ni des adversaires mais des ennemis. Ils sont ceux contre qui les philosophes écrivent. Non pas ceux qu’il faut convaincre, mais ceux que le projet philosophique vise précisément à faire disparaître. Parce qu’ils font, chacun à leur manière, courir les plus grands risques à la société, ils sont le point de fuite que les penseurs ont sans cesse en ligne de mire.
La distinction de ces trois attitudes (objecteur, adversaire, ennemi) nous conduit du même coup à interroger la légitimité de l’identification du terroriste islamiste à l’Insensé. Le combattant de la foi n’interroge pas les systèmes philosophiques contemporains de l’intérieur, il n’en constitue pas plus l’adversaire ou l’ennemi explicite (ce que l’on peut légitimement regretter avec l’auteure). Mais il n’est pas même certain qu’il soit possible de le rapprocher des figures dépeintes ici. Le combattant de l’État islamique, par exemple, ne défend ni une morale hédoniste, ni même une position individualiste. S’il sème la terreur, c’est au nom d’une certaine conception de la justice divine et en tant que membre d’une communauté. Le terroriste n’a rien du passager clandestin. C’est depuis un autre lieu – celui de la foi – et au nom d’une autre idée de l’individu – comme membre d’une communauté de croyants – qu’il interroge nos représentations. Le terroriste islamiste est peut-être bien un Insensé, mais il ne ressemble à aucun de ceux que jusque-là la philosophie s’est donnée pour fin d’affronter.
Malgré les limites du propos, Céline Spector a l’immense mérite de faire entendre sa voix : il est capital de prendre au sérieux les propos et les motifs de ceux que l’on souhaite combattre. Le ressentiment, la foi ou la vengeance ne sont pas étrangers à la raison. Reste à savoir, cependant, ce que le philosophe pourra bien répondre.
Odile TOURNEUX
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Pour citer cet article : Odile TOURNEUX, « Céline SPECTOR, Éloges de l’injustice. La philosophie face à la déraison, Paris, Seuil, 2016, 235 pages » in Bulletin d’études hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.
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Serpil TUNÇ ÜTEBAY, Justice en tant que loi, justice au-delà de la loi. Hobbes, Derrida et les Critical Legal Studies, Paris, L’Harmattan, 2017, 262 pages.
L’ouvrage est issu de la thèse de doctorat de l’auteure, soutenue le 25 janvier 2016 à l’Université Paris Diderot – Paris VII, sous la direction de Mme Martine Leibovici. Le sujet de thèse de Serpil Tunç Ütebay trouve son origine dans l’expérience de la violence d’État. Citoyenne turque, outrée par le fonctionnement de l’institution judiciaire de son pays, l’auteure cherche à penser une troisième voie entre positivisme juridique et tradition jusnaturaliste. Si nous estimons parfois que la justice n’a pas été rendue, c’est que nous trouvons, au fond de nous-mêmes, une autre conception du juste. La justice ne saurait résider dans la seule application de la loi. Il ne s’agit pas toutefois de renvoyer la justice à un droit naturel divin ou à un sentiment moral. Quelle que soit la forme qu’il prend, le jusnaturalisme repose sur un fond d’impensé que l’auteure n’entend pas assumer. Serpil Tunç Ütebay trouve dans la déconstruction derridienne de la justice une alternative à ces deux perspectives. Derrida mettrait au jour l’idée d’une justice « au-delà de la loi » sur laquelle il serait judicieux de s’appuyer pour réformer la pratique judiciaire. Ni droit naturel, ni sentiment moral, un « plan juridique réel » (p. 26) apparaîtrait à celui qui accepte de déconstruire la notion de justice. Ainsi, l’ouvrage s’ouvre sur un premier moment négatif de critique du positivisme juridique au cours duquel la figure de Hobbes est convoquée comme repoussoir pour dénoncer le lien intrinsèque qui unirait nécessairement la justice, la loi, la souveraineté et la violence. L’auteure entreprend dans un deuxième temps d’exposer la conception dérridienne de la justice avant d’étudier dans une troisième partie les applications pratiques de cette perspective au sein des Critical Legal Studies.
L’auteure rappelle que, pour de nombreux commentateurs, Hobbes apparaît comme le précurseur du positivisme juridique. S’appuyant sur les chapitres XV et XXVI du Léviathan, Serpil Tunç Ütebay montre que le droit naturel hobbesien ne saurait être opérant dans l’état de nature : il est nécessaire qu’une instance dispose d’un pouvoir absolu, qu’un individu ou une assemblée soient à même d’assurer la paix, pour que les conseils de la raison deviennent à proprement parler des lois qui obligent. La justice, du même coup, ne peut consister que dans le respect des lois (naturelles et civiles) et se présente comme étant irrémédiablement liée à l’institution du souverain. L’exercice et l’efficience de la justice impliquent la souveraineté.
Serpil Tunç Ütebay propose alors une lecture fine et attentive du dernier séminaire de Derrida sur La bête et le souverain. Comme la bête, le pouvoir souverain possède une phénoménalité propre : celle du phantasme ou du spectre. Le loup est cette bête d’autant plus effrayante que nous ne le voyons jamais ; le loup est présent dans notre imaginaire, il existe, produit des effets quand bien même il ne nous apparaît pas. La peur fait à proprement parler exister la bête. De la même manière, la peur fait exister le souverain et partant la justice. Le souverain est partout et nulle part, il hante l’espace public et se rend présent par les affects qu’il suscite. Rares sont ceux qui ont souligné avec autant de justesse la dimension essentiellement affective de la souveraineté chez Hobbes. La justice, la souveraineté et la peur ont bel et bien partie liée.
L’ouvrage nous semble toutefois doublement problématique. Il n’est pas évident, tout d’abord, que la déconstruction de la justice ouvre véritablement une troisième voie entre positivisme et jusnaturalisme. La « justice au-delà de la loi », de l’aveu même de l’auteure, doit être comprise comme un jugement moral (étudié à partir des travaux d’Emmanuel Levinas). Or, dans quelle mesure la perspective éthique nous fait-elle sortir du droit naturel ? Si Serpil Tunç Ütebay refuse d’ancrer la justice dans une quelconque référence à Dieu, il semblerait qu’elle n’échappe pas néanmoins à l’idée que la justice trouve son origine dans un jugement personnel, voire dans un sentiment naturel. D’autre part, il n’est pas certain que les corpus hobbesien et derridien soient les plus appropriés à la défense de son propos. Loin de conduire à une critique de la souveraineté et de l’État, il nous semble que les textes de Hobbes et de Derrida soulignent au contraire l’intrication extrême et indépassable de l’exercice de la justice et de l’institution souveraine. La non-pertinence des références à Hobbes (comme repoussoir) et à Derrida (comme source d’inspiration) est d’autant plus sensible que l’auteure rend compte de la complexité de leurs pensées. Le lecteur découvre au fil des pages des analyses qui paraissent être en contradiction avec l’intention générale de l’ouvrage.
Le premier moment d’étude de la perspective positiviste nous semble ainsi affaibli par une série de confusions conceptuelles. L’auteure tend en effet à faire de la « force » et de la « violence » des synonymes : le souverain disposant d’une force absolue, l’exercice de la souveraineté conduirait nécessairement à un déchaînement de violence. La position positiviste serait discréditée du fait de la violence intrinsèque à l’exercice du pouvoir souverain. Or, même chez Hobbes, il y a bien une différence entre disposer de moyens de dissuasions et faire un usage indu de la force. Si la peur joue bel et bien un rôle déterminant dans la phénoménalisation du pouvoir et de la justice, elle cesse d’être opérante dès lors qu’elle se change en terreur, en crainte d’une force qui s’exerce effectivement. La persistance d’un droit naturel de résistance (chapitre XXI du Léviathan) une fois la République instituée est l’un des nombreux indices qui permettent de dire que, même chez Hobbes, l’usage de la violence brise la relation de souveraineté. Si l’institution de la loi implique la maîtrise de la force, cette relation ne saurait être critiquée au moyen d’une dénonciation de la violence d’État.
À cette première confusion s’ajoute celle de l’exercice de la justice et du sentiment de justice. L’auteure cherche à montrer qu’il n’y a pas de justice dans le système hobbésien. L’argument consiste à dire que si la justice réside dans l’application de la loi (chapitre XV du Léviathan), et si la loi promulguée par le souverain est emprunte de violence, alors la justice rendue par l’État n’en est pas une. Cependant, Serpil Tunç Ütebay manque ici le partage que Hobbes tient à maintenir entre le sentiment du juste et la publicité de la justice. Les lois naturelles ne révèlent pas autre chose que le fait que nous sommes toujours capables de distinguer le juste de l’injuste. Le droit naturel hobbésien repose en définitive sur un sentiment naturel de justice. Loin de renoncer à toute justice, Hobbes distingue deux formes de justice, la justice en tant que sentiment intime qui se manifeste dans les énoncés rationnels du droit naturel et la justice en tant qu’elle se réalise dans la société civile, promulguée par l’intermédiaire du souverain. Cette dernière confusion rend donc problématique le fait de faire de Hobbes un repoussoir : le positivisme juridique de Hobbes n’en fait pas un négateur du sentiment moral.
Cette difficulté est d’autant plus saillante que l’auteure souligne elle-même la volonté constante de Hobbes de ne pas confondre la loi avec l’expression arbitraire de la volonté du souverain. Une loi n’oblige que si elle est juste, et elle n’est juste que si elle est nécessaire pour assurer la paix. Toutefois, Serpil Tunç Ütebay refuse de voir dans les limites du pouvoir législatif une garantie de justice : bien que Hobbes insiste, au chapitre XXVI, sur le fait que « la loi de nature et la loi civile se contiennent l’une l’autre et sont d’égale étendue », l’intérêt du monarque (ou de l’assemblée) discréditerait nécessairement cet équilibre. Cependant, en quoi l’intérêt – technique – du souverain entacherait-il son pouvoir législatif ? En quoi les lois seraient-elles moins justes si elles permettent d’entretenir le pouvoir souverain en même temps qu’elles assurent la paix ?
Si Hobbes n’est peut-être pas le repoussoir idoine dont l’auteur aurait besoin, ce n’est peut-être pas non plus chez Derrida que l’on peut trouver l’idée d’une justice qui se manifesterait indépendamment du pouvoir souverain. De nouveau, ce sont les analyses mêmes de l’auteure qui conduisent à cette conclusion. Serpil Tunç Ütebay propose en effet une lecture stimulante de la déconstruction dérridienne de la justice. Elle montre comment la justice repose toujours sur une aporie, comment elle se rend toujours en courant tout à la fois le risque du légalisme et celui de l’arbitraire. Lorsqu’il juge, le magistrat doit toujours se déprendre de l’abstraction et de la généralité de la loi : rendre la justice, c’est s’attacher au particulier. Le juge n’applique donc jamais à proprement parler la loi ; il décide en son âme et conscience de ce qui est juste. Toutefois, cette décision se produit dans le cadre de la loi. Sans cela, le jugement rendu serait toujours arbitraire. L’entreprise de déconstruction derridienne rapportée par l’auteure conduit précisément à mettre en lumière cette tension indépassable entre le légalisme et l’arbitraire. La justice se rend, c’est-à-dire s’exprime et se réalise, nécessairement dans cet entre-deux, au croisement de la loi et de la décision. Or, loin de s’écarter de la souveraineté, cette caractérisation de la justice accorde une place fondamentale au pouvoir souverain.
En effet, dans la mesure où, pour Derrida, la justice ne saurait se manifester en dehors du cadre de la loi, il est nécessaire de la penser conjointement à un pouvoir législatif légitime, à une instance qui édicte le droit, c’est-à-dire à un pouvoir souverain. La définition bodinienne de la souveraineté comme pouvoir de faire la loi est au cœur de la déconstruction derridienne de la justice. D’autre part, le pouvoir de décision du juge, son aptitude à décider, n’est en définitive pas bien éloigné du pouvoir souverain lui-même. La décision, chaque fois exceptionnelle du juge, n’est pas sans rappeler la conception schmittienne du pouvoir souverain : comme le souverain qui décide de l’état d’exception, le juge suspend la généralité du droit lorsqu’il rend son verdict particulier. « D’une part, le juge suspend le droit, il invente un état d’exception, d’autre part, il reste fidèle au droit, telle est l’aporie de la justice » (p. 145). Alors même qu’elle rend compte avec justesse de la déconstruction derridienne de la justice, l’auteure ne perçoit pas qu’elle repose en définitive sur deux définitions classiques de la souveraineté : la souveraineté comme pouvoir de faire la loi (Bodin) et la souveraineté comme pouvoir d’exception (Schmitt).
Ces travers de lecture sont d’autant plus regrettables que l’ouvrage est l’un des rares à proposer une étude fine et attentive du séminaire de Derrida sur La bête et le souverain. L’ouvrage est loin d’être dépourvu de qualités pour qui s’intéresse aux lectures contemporaines de Hobbes : le lecteur trouvera dans le travail de Serpil Tunç Ütebay une réflexion stimulante, à aborder toutefois en conservant un regard critique.
Odile TOURNEUX
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Pour citer cet article : Odile TOURNEUX, « Serpil TUNÇ ÜTEBAY, Justice en tant que loi, justice au-delà de la loi. Hobbes, Derrida et les Critical Legal Studies, Paris, L’Harmattan, 2017, 262 pages » in Bulletin d’études hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.