Auteur : Olivier CHALINE

DI GIULIO, Sara & FRIGO, Alberto, éd., Kasuistik und Theorie des Gewissens, von Pascal bis Kant, Berlin/Boston, De Gruyter, 2020, 343 p.

Le présent volume est la publication, plutôt rapide, des actes d’un colloque Kant-Pascal tenu à Tübingen du 12 au 14 avril 2018. Après une introduction de Sara di Giulio et Alberto Frigo, on y trouvera une série de savantes contributions dues à des spécialistes renommés.

Maximilian Forschner retrace l’histoire de notre concept de conscience de l’Antiquité à saint Thomas d’Aquin et la distinction entre la synderesis et la conscientia qui, elle, s’avère faillible. Laurent Thirouin s’attache à la quatrième Provinciale de Pascal afin d’en dégager les termes du débat sur ce qu’est un péché et il met en évidence la tension entre un modèle augustinien plus médical et un autre moliniste plus juridique. Alberto Frigo discerne les deux approches de l’amour de charité – que nous nous devons à nous-mêmes et qui s’opposent dans la théologie catholique de l’époque moderne – : le devoir de conserver sa vie et le dévouement désintéressé de soi jusqu’au sacrifice pour autrui, tel que charité bien ordonnée ne commence pas par soi-même. Partant de Descartes, il explore les casuistes sur cette question du sacrifice éventuel de son propre salut pour celui d’autrui. Sylvio Hermann De Franceschi présente les résultats de l’enquête qu’il a menée sur la théologie morale catholique dans les pays d’Empire. Il peut donc faire apparaître la longue prééminence du probabilisme en dépit des attaques dont il est la cible en France et aux Pays-Bas jusqu’au retournement tardif et brutal des années 1750 et 1760 qui précède de peu la suppression de la Compagnie de Jésus en 1773. Jean-Pascal Gay revient sur la question des cas réservés dans la compagnie au XVIIe siècle et sa place dans le gouvernement des consciences. Il part du décret de Clément VIII en 1593 sur la réserve et suit les discussions lors des congrégations générales jésuites pour reconstituer les dispositifs par lesquels les corps et les âmes sont régis dans un ordre religieux.

Les contributions suivantes sont toutes consacrées à Kant. Otfried Höffe présente les questions de casuistique dans la Tugendlehre et envisage quelques aspects de la théorie kantienne de la conscience. Claudio La Rocca s’attache à clarifier le rôle de la faculté morale de jugement dans la définition de la conscience et la compréhension de la casuistique. Rudolf Schüssler traite directement de la critique kantienne du probabilisme catholique – ein Mittel, wodurch sich der Mensch betrügt und überreder recht und nach Grundsätzen gehandelt zu haben –, tout en précisant que Kant lui a néanmoins repris la prérogative du possesseur et le principe qu’une loi incertaine n’oblige pas. La notion de liberté des casuistes probabilistes est ainsi intégrée à une préhistoire de l’autonomie morale. Jens Timmermann pose la question du statut du devoir imparfait dans la théorie kantienne de la conscience. Reprenant le vers d’Ovide Video meliora proboque, deteriora sequor, Sara di Giulio s’intéresse à la possibilité de comprendre le mal moral comme une action contre ce que l’on sait être meilleur. Martin Sticker reprend les débats sur la conscience faillible ou non chez Kant et entend mettre en garde contre des interprétations erronées de la théorie de la conscience, du jugement moral et de la faute. Enfin, Francesco Valerio Tommasi part du texte de 1797 Über ein vermeintes Recht, aus Menschenliebe zu lügen, dans lequel Kant affirme la constante impossibilité morale de mentir, pour développer le paradoxe selon lequel cette thèse est en contradiction avec les prémices mêmes de la philosophie morale kantienne.

A ce savant recueil, il me semble que manquent deux textes qui auraient complété avantageusement le dispositif. Même s’il y a quelques éléments en ce sens dans l’introduction, une contribution traitant de la casuistique probabiliste aurait eu toute sa place. Cela aurait évité que la théologie morale des XVIe et XVIIe siècles n’apparaisse que de manière indirecte, le plus souvent à travers la critique qui en a été faite. Un autre angle d’approche, pleinement pertinent pour la période traitée, aurait consisté à faire place à Alphonse de Liguori, né une génération avant Kant et mort après Rousseau qui était pourtant son cadet. Pour l’Europe catholique, c’est dans l’histoire de la théologie morale une personnalité majeure dont les conceptions nées de la pratique de la confession s’imposent au cours du XIXe siècle. Naples face à Königsberg, en quelque sorte, car une des dimensions des actes de ce colloque est aussi le passage de la critique de la casuistique probabiliste – qui n’est pas la seule casuistique – du monde catholique au monde protestant.

Olivier CHALINE (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : DI GIULIO, Sara & FRIGO, Alberto, éd., Kasuistik und Theorie des Gewissens, von Pascal bis Kant, Berlin/Boston, De Gruyter, 2020, 343 p., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022,p. 151-206.

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