Auteur : Olivier Dubouclez

Brenner, Anastasios & Pérez-Jean, Brigitte, éd., L’Incertitude chez les Anciens et les Modernes, Paris, Honoré Champion, 2022, 238 p.

Ce volume collectif se propose d’opérer la substitution, à la question classique de la certitude, celle trop négligée de l’incertitude – pas de côté qui, non seulement n’a rien de verbal, mais produit plusieurs effets herméneutiques importants sur la manière d’aborder les auteurs de la tradition. Rien de verbal puisque l’incertitude, loin d’être le simple négatif de la certitude comme forme idéale du savoir, désigne une situation d’embarras dans la pensée et dans l’existence qui est plus fréquente et plus originaire que l’état opposé de certitude. Ce décalage initial travaille l’ensemble des textes rassemblés, selon deux axes : il marginalise la question du doute ou de l’activité de douter, notion ordinairement privilégiée pour qualifier l’attitude sceptique ; on se reportera sur ce point aux articles de B. Pérez-Jean (p. 21-37), consacré aux « traditions sceptiques » dans leur relation à la figure fondatrice de Sextus, et de Lorenzo Corti (p. 39-56) qui analyse notamment le scepticisme non « douteur » de ce dernier. Second axe : ce décalage conduit à présenter l’incertitude sous un jour positif ; être incertain apparaît moins comme une raison valable de suspendre son jugement que comme une circonstance à prendre en compte et à élaborer rationnellement au moyen des concepts de vraisemblance et de probabilité. L’incertitude n’est plus une faiblesse épistémique qu’il s’agirait de surmonter coûte que coûte par l’usage de la raison, mais un milieu où cette raison pourra faire varier les points de vue et développer de nouveaux instruments, à la mesure de l’imprévisibilité du réel. La formule de Cicéron, « vivre au jour le jour », résume bien ce nouveau cap : elle est l’affirmation d’un « droit de vivre sans certitude » (p. 58) qui conduira l’esprit en possession des outils de la « conjecture » et de la « discussion in utramque partem » à une authentique « liberté intellectuelle » (voir l’article de Sabine Luciani, p. 57-75). Du côté des travaux consacrés à la période moderne, on insistera sur les analyses éclairantes de Sylvia Giocanti (p. 79-92) qui met en évidence l’originalité de « l’écriture de la certitude » chez Montaigne, bien différente du scepticisme analytique et logique des Anciens. Cette « écriture » possède une fonction authentiquement philosophique de ressaisie de l’incertain, narré, composé, réagencé, favorisant la vitalité du jugement, en constant renouvellement et approfondissement. Delphine Bellis (p. 93-108) propose un éclairage original du scepticisme de Gassendi ; prenant le contre-pied de la vision pyrrhonienne qu’en a donnée R. Popkin dans son Histoire du scepticisme, elle éclaire la relation de Gassendi à la philosophie de l’Académie, celle-ci lui permettant d’« opérer une transformation de l’incertain en probable » (p. 95) et de favoriser une « prudence gnoséologique » (p. 100) qui ne pourra que l’opposer à l’exigence de certitude de Descartes métaphysicien. D. Kambouchner (p. 109-122) s’emploie quant à lui à démontrer qu’il n’existe pas de « crise sceptique » chez Descartes et invite à minorer certaines déclarations du Discours de la méthode (AT VI 4 28-31) (p. 112), insistant au contraire sur la positivité du rapport cartésien au savoir dont témoignent d’abord les Regulæ (p. 117). D’une façon générale, en contexte cartésien, le doute est plutôt « pour les autres », l’incertitude constituant un repoussoir bien plutôt qu’un drame fondateur, même si, dans le domaine moral, la réduction de la certitude pratique, envisagée au début de la Règle I, ne saurait aboutir. Thierry Martin (p. 123-139) offre une analyse de la conception pascalienne de la géométrie du hasard dont il récuse la filiation ordinairement établie avec le calcul des probabilités (il s’agit plutôt d’un « calcul des espérances ») pour la mettre en lien avec la théorie mathématique de la décision telle qu’elle émerge au XXe siècle. La suite de l’ouvrage s’intéresse à Hume et à sa conception de la mesure de la certitude, confrontée à une indétermination irréductible, inhérente au fait même de croire (Claire Etchegaray, p. 143-156) et au « scepticisme métacritique » de Gottlob Schulze qui met au jour une difficulté structurelle de la philosophie critique, imposant le dépassement du kantisme, mais aussi la mise au centre de l’autoréflexivité du philosopher (Olivier Tinland, p. 163-176). Les deux derniers textes sont consacrés à la question de l’incertitude dans l’horizon contemporain, l’un focalisé sur les rapports ambigus de Wittgenstein au scepticisme (Layla Raïd, p. 177-198), l’autre sur le rôle constitutif, historiquement grandissant, du scepticisme et de l’incertitude dans les sciences modernes (Anastasios Brenner, p. 199-214).

Olivier Dubouclez (Université de Liège)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien LIII chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Brenner, Anastasios & Pérez-Jean, Brigitte, éd., L’Incertitude chez les Anciens et les Modernes, Paris, Honoré Champion, 2022, 238 p., in Bulletin cartésien LIII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 185-240.

♦♦♦

 

MULLER, Jill, éd., L’imagination chez Descartes et ses contemporains, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2020, 300 p.

Ce volume issu du colloque strasbourgeois « Image, imaginaire et imagination chez Descartes et ses contemporains » (29 au 30 mars 2017) suit un fil globalement chronologique dans son traitement de l’imagination cartésienne. Il mène d’abord des écrits de 1619 aux Méditations métaphysiques, puis dans un second moment, place l’accent sur les dialogues qui, directement ou indirectement, se nouent sur la question de l’imagination avec plusieurs contemporains – mais aussi avec Montaigne. L’originalité de cet ouvrage consiste à dépasser la conception traditionnelle d’une imagination soit trompeuse soit simplement reproductive pour montrer comment elle intervient originairement dans les processus de connaissance et de représentation et participe positivement à la solution d’apories d’ordre scientifique et moral.

Dans un premier temps, Denis Kambouchner (« Descartes et la force de l’imagination ») s’intéresse au double héritage de la vis imaginationis des Cogitationes privatae qui, dans le corpus postérieur, aboutit d’une part à la conception physico-géométrique de l’imagination et, d’autre part et de façon plus inattendue, à la puissance d’invention de l’ingenium. Frédéric Lelong (« Le plaisir cartésien d’imaginer la matière dans la ‘fable du monde’ et dans la physique ») s’intéresse ensuite à l’amabilité de la vérité et au plaisir d’imaginer chez Descartes ; suivant une piste malebranchiste, il montre la place qu’occupent l’agrément et le contentement dans le processus cartésien de connaissance, dès que le bon usage en est assuré par l’entendement. Elodie Cassan (« La représentation de la pensée dans les Regulæ ad directionem ingenii et la lettre à Mersenne du 20 novembre 1629 ») s’emploie à montrer comment l’imagination, des Regulæ à la lettre à Mersenne du 20 novembre 1629, est appelée à jouer une fonction topique, comme pouvoir de figuration et de symbolisation, comparable à celle des lieux de la rhétorique ; en reconnaissant la manière dont les images participent à la composition des idées, on assiste à l’émergence d’une rhétorique cartésienne. Deux articles abordent ensuite les Méditations métaphysiques. Igor Agostini (« Le statut de la sensibilité et de l’imagination dans la Méditation II ») revient sur la nature de la distinction entre sensation et imagination dans la Méditation II, distinction que masque ordinairement leur assimilation comme cogitationes. Soucieux de les différencier autant que de les rapprocher, Descartes recourt, dans le temps même où il performe l’une et l’autre (ainsi en AT VII, 27, 18-22 pour l’imagination) à une description de nature phénoménologique qui, réflexivement, permet d’accéder à la connaissance de l’imagination et de la sensation comme modes distincts. Frédéric de Buzon (« ‘Imaginer distinctement’. À propos d’un passage de la Cinquième Méditation ») étudie quant à lui l’expression du début de la Méditation V, « j’imagine distinctement » (AT VII, 63, 16), qui permettra d’accéder aux « natures vraies et immuables » (64, 11) ; cette expression pose néanmoins le problème de sa compatibilité avec l’imagination distincte d’une chimère dans le Discours (AT VI, 40), problème auquel Descartes a donné une solution dans l’Entretien avec Burman (AT V, 160) ; l’auteur examine ensuite le statut des objets géométriques inimaginables chez Descartes et propose une explication détaillée du fonctionnement de l’imagination distincte de la « quantité continue » et de ses « parties » dans la Méditation V. Dans la suite du volume, l’accent porte davantage sur les dialogues qui se nouent autour de la conception cartésienne de l’imagination. La notion d « imagination distincte se retrouve au cœur de l’article de Jean-Pascal Anfray (« Étendue, impénétrabilité et imagination chez Descartes ») : l’argument cartésien de l’impénétrabilité de l’étendue, exposé dans deux lettres à Henry More (5 février 1649, AT V, 271 ; 15 avril 1649, AT V, 342) s’éclaire à partir du recours à l’imagination qui, prise dans sa conception strictement « imagiste », définit le cadre théorique au sein duquel l’argument acquiert sa force conclusive – aux yeux de Descartes en tout cas. Jill Muller (« Montaigne et Descartes. L’imagination dans les passions ») étudie ensuite la filiation existant entre la théorie cartésienne des passions et la pensée de Montaigne, notant une similitude dans l’explication des mouvements corporels et dans la mise au premier plan de la force de l’imagination, prépondérante par rapport à la volonté, quant au déclenchement et au contrôle des passions ; Descartes marque néanmoins sa différence par la production d’une science physiologique des passions mais aussi et surtout par la reconnaissance de la capacité qu’a la volonté d’utiliser l’imagination pour imposer un mouvement aux esprits animaux. Delphine Bellis (« Vision, image et imagination chez Descartes et Gassendi ») étudie quant à elle le rôle de l’imagination dans l’optique et la théorie de la vision, montrant comment chez Descartes l’étude de la propagation des rayons lumineux se complète d’une théorie de la « reconstruction mentale » indispensable pour rendre compte du « tableau visuel » (et contrastant avec la solution gassendiste), Descartes recourant à une imagination active, substitut à l’ancien artifice des species. Enfin, Guido Frilli (« Imagination et passions chez Descartes et Hobbes ») revient sur la théorie des passions et s’intéresse à la manière dont l’imagination, comme pouvoir d’anticipation de l’avenir, participe à la production des passions et d’abord de l’admiration et de l’amour ; conception qui prend une forme plus explicite et plus systématique chez Hobbes lorsque ce dernier thématise le rapport de l’esprit humain au futur. Opérant à la jonction de l’âme et du corps, l’imagination – et cette conclusion vaut pour un grand nombre des études rassemblées ici – est moins facteur de brouillage qu’opératrice de relation et de continuité.

Olivier DUBOUCLEZ (Université de Liège)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien LI chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : MULLER, Jill, éd., L’imagination chez Descartes et ses contemporains, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2020, 300 p. , in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 180-181.

♦♦♦

 

BELLIS, Delphine, « Un document inédit sur le projet de publication des Opera omnia de Pierre Gassendi », Dix-septième siècle, 2019/1, n° 282, Presses Universitaires de France, p. 149-162.

Cet article introduit et donne à lire un document qui, quoique cité par plusieurs spécialistes de Gassendi, n’avait jamais été publié jusqu’alors. Il s’agit de la copie d’un « mémoire » confié en 1654 à Samuel Sorbière qui contient les instructions de Pierre Gassendi relativement à la publication de ses œuvres complètes (elle aura lieu, après sa mort, en 1658). L’article offre une synthèse précise et documentée sur l’histoire mouvementée de la publication des œuvres du philosophe ; ce faisant, il donne aussi à voir concrètement comment se conçoit et se négocie au XVIIe siècle la publication d’un auteur de premier plan, dans sa relation avec une équipe éditoriale, des libraires et des imprimeurs, et quelles stratégies ou incidents peuvent en modifier le projet. Le document permet à cet égard de prendre connaissance des desiderata de Gassendi en 1654 et de mesurer les différences avec l’édition finalement publiée en 1658, et le prospectus qui l’annonce en 1656. Outre quelques modifications dans la publication de lettres relatives aux polémiques scientifiques avec Jean-Baptiste Morin, on y apprend aussi que Gassendi avait demandé au libraire à être rémunéré en livres de théologie ou d’histoire religieuse (« près de cent volumes in folio », p. 159) – ce que l’A. juge une demande incompatible avec l’idée d’un Gassendi libertin ou « crypto-athée » (p. 156) ou, à tout le moins, une pièce à verser au dossier problématique de la signification théologique de sa pensée.

Olivier DUBOUCLEZ (Université de Liège)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien L chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Olivier DUBOUCLEZ, « BELLIS, Delphine, « Un document inédit sur le projet de publication des Opera omnia de Pierre Gassendi », Dix-septième siècle, 2019/1, n° 282, Presses Universitaires de France, p. 149-162. », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.

♦♦♦

BELLIS, Delphine, « Un document inédit sur le projet de publication des Opera omnia de Pierre Gassendi », Dix-septième siècle, 2019/1, n° 282, Presses Universitaires de France, p. 149-162.

Cet article introduit et donne à lire un document qui, quoique cité par plusieurs spécialistes de Gassendi, n’avait jamais été publié jusqu’alors. Il s’agit de la copie d’un « mémoire » confié en 1654 à Samuel Sorbière qui contient les instructions de Pierre Gassendi relativement à la publication de ses œuvres complètes (elle aura lieu, après sa mort, en 1658). L’article offre une synthèse précise et documentée sur l’histoire mouvementée de la publication des œuvres du philosophe ; ce faisant, il donne aussi à voir concrètement comment se conçoit et se négocie au XVIIe siècle la publication d’un auteur de premier plan, dans sa relation avec une équipe éditoriale, des libraires et des imprimeurs, et quelles stratégies ou incidents peuvent en modifier le projet. Le document permet à cet égard de prendre connaissance des desiderata de Gassendi en 1654 et de mesurer les différences avec l’édition finalement publiée en 1658, et le prospectus qui l’annonce en 1656. Outre quelques modifications dans la publication de lettres relatives aux polémiques scientifiques avec Jean-Baptiste Morin, on y apprend aussi que Gassendi avait demandé au libraire à être rémunéré en livres de théologie ou d’histoire religieuse (« près de cent volumes in folio », p. 159) – ce que l’A. juge une demande incompatible avec l’idée d’un Gassendi libertin ou « crypto-athée » (p. 156) ou, à tout le moins, une pièce à verser au dossier problématique de la signification théologique de sa pensée.

Olivier DUBOUCLEZ (Université de Liège)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien L chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Olivier DUBOUCLEZ, « BELLIS, Delphine, « Un document inédit sur le projet de publication des Opera omnia de Pierre Gassendi », Dix-septième siècle, 2019/1, n° 282, Presses Universitaires de France, p. 149-162. », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.

♦♦♦

LELONG, Frédéric, Descartes, Paris, Les Belles Lettres, 2018, 255 p.

Ce livre, à vocation pédagogique, propose un exposé général sur les principaux aspects de l’œuvre cartésienne (science, métaphysique, morale) en préférant à une contextualisation historique une problématique formulée dans une perspective contemporaine (que complètera la dernière section, « Actualité de Descartes », p. 193-210). Selon celle-ci, le projet cartésien serait menacé par un « relativisme anthropologique » (p. 29) qui minerait sa conception de la rationalité et, du fait du primat de la représentation subjective, compromettrait l’accès de la pensée au réel. A contrario, suggère l’A., on pourrait lire la conception de la subjectivité et le rationalisme de D. comme les expressions d’un « humanisme tempéré » (p. 30) où se combinent la confiance dans les pouvoirs de l’homme et la reconnaissance de la finitude, combinaison qui, comme il sera expliqué plus loin, rend possible l’accès à la vertu (p. 166-167). Les exposés particuliers qui sont proposés sont toujours précis et intéressants et restituent de façon efficace les positions cartésiennes. Le problème initial du « relativisme anthropologique » fait place à une vision plus juste de la subjectivité connaissante cartésienne et de la théorie des idées, ouverte sur une « profondeur de l’essence des choses » (p. 87) comme l’indiquent la théorie de la réalité objective (p. 83) ou celle des « natures vraies et immuables ». On pourra toujours déplorer que tel ou tel point ne soit pas davantage discuté – dans l’exposé sur la substance, la reprise de l’argument de J. Laporte selon lequel l’expérience du morceau de cire impliquerait que « l’entendement conçoive une idée générale de la substance étendue » (p. 79) aurait exigé un complément d’analyse –, mais il faudra aussi et surtout souligner la qualité d’un ouvrage qui, dans des limites restreintes, ressaisit les grandes directions d’une pensée. La section consacrée à la morale est à cet égard la plus réussie : l’A. distingue les différentes dimensions de la morale cartésienne (épistémique, provisoire, « morale des Lettres ») et articule finement la réflexion sur la liberté et ses apories à la question de « force d’âme » et des différences de nature qui, au-delà de la morale rationaliste d’inspiration stoïcienne, ramène au thème crucial de l’union de l’âme et du corps (p. 173), à la théorie des passions et, in fine, à ce modèle de liberté incarnée qu’est la générosité.

Olivier DUBOUCLEZ (Université de Liège)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien XLIX chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Olivier DUBOUCLEZ, « Frédéric Lelong, Descartes, Paris, Les Belles Lettres, 2018 », in Bulletin cartésien XLIX, Archives de Philosophie, tome 83/1, janvier-mars 2020, p. 151-222.

♦♦♦

PERETTI, François-Xavier de, Descartes, Paris, Ellipses, 2018, 255 p.

Conformément à l’esprit de la collection « Pas à pas », cet ouvrage se donne pour but d’introduire à l’œuvre de D. en laissant de côté les querelles de commentateurs pour proposer une interprétation globale de la pensée cartésienne. Le fil conducteur retenu dans le présent ouvrage est à la fois pertinent et original : la question de la liberté, son « intime conviction » qui est comme l’autre versant de la certitude cartésienne (p. 7-8) et de la recherche du vrai. Le livre se construit dès lors autour des « affranchissements » que ce fait premier de la liberté appelle et nourrit : affranchissements à l’égard « du monde et de la culture », « de l’erreur », « du doute » et enfin « de l’irrésolution et de l’emprise de nos passions ». Au sein de ce cadre original, l’exposé se fait toutefois plus consensuel, la nécessité d’introduire à la pensée cartésienne de façon globale et exhaustive reprenant inévitablement le dessus. La présentation de l’A. est volontiers synthétique, économe en citations (ce que l’on peut parfois regretter) et constitue un exposé d’une grande qualité pédagogique, qui revient sur les motifs attendus et/ou passages obligés et délaisse certains points plus polémiques (la mathesis universalis donnée comme équivalente à « mathématique universelle » et « science universelle », p. 87), tout en éclairant plus vivement d’autres problèmes (voir les pages très claires sur « les idées matériellement fausses », p. 105-110). On soulignera aussi l’intérêt des réflexions sur la biographie de D. (p. 17-33), qui appartiennent au cadre préalablement posé, et la manière dont l’A. y retrouve cet appétit de liberté que l’œuvre transcrira conceptuellement. On regrettera peut-être que certains aspects de la métaphysique cartésienne ne soient pas davantage approfondis, ce qui, même dans une visée pédagogique, pouvait sembler nécessaire – ainsi l’interprétation du cogito comme performatif, appuyée sur l’idée d’« inconsistance existentielle » de Hintikka, qui supposait peut-être de mieux distinguer les rapports entre énonciation et pensée au sein du cogito (p. 157-159). Il reste que le présent ouvrage est dans l’ensemble d’une grande justesse et constitue un outil pédagogique intéressant, avec les limites propres à ce type de présentation (qui, c’est manifeste, tiennent moins à la liberté de l’A. qu’au format et aux contraintes de la série).

Olivier DUBOUCLEZ (Université de Liège)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien XLIX chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Olivier DUBOUCLEZ, « François-Xavier de Peretti, Descartes, Paris, Ellipses, 2018 », in Bulletin cartésien XLIX, Archives de Philosophie, tome 83/1, janvier-mars 2020, p. 151-222.

♦♦♦

PALKOSKA, Jan, The a priori in the Thought of Descartes : Cognition, Method and Science, Newcastle Upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2017, 396 p.

L’A. se propose d’élucider le sens de l’a priori et de l’a posteriori chez D. qui, somme toute, fait un usage parcimonieux de ces expressions (une quinzaine d’occurrences dans tout le corpus), mais qui, dans un texte célèbre des Secondes réponses (AT VII 156, 6-26) prend une décision théorique capitale en rapprochant l’a priori et l’analyse. Le livre procède en deux moments, engageant dans les chap. 1 et 2 un « travail préparatoire » qui vise à clarifier le contexte épistémologique dans lequel s’insèrent ces termes, à savoir la théorie de la connaissance d’une part et le statut de la méthode d’autre part, avant de procéder à l’examen de l’usage de l’analyse dans le contexte mathématique cartésien pour en évaluer l’impact sur sa conception historique (chap. 3), étudier comment le projet cartésien d’une méthode universelle s’articule avec l’analyse comme technique de résolution des problèmes (chap. 4) et définir le positionnement de l’analyse a priori cartésienne par rapport à l’a priori aristotélicien (chap. 5). L’ouvrage propose une articulation précise des différentes strates du discours cartésien sur l’analyse, combinant La Géométrie, le traitement de l’analyse et de l’a priori dans les Secondes réponses et la théorie de la connaissance des Regulæ, en particulier en ce qui concerne le rôle des natures simples (voir en part. la « praeparatio comparationum » de la Règle XIV, p. 279-295, que l’A. interprète, dans le contexte « paradigmatique » de l’analyse algébrique, comme la désignation d’un maxime absolutum, c’est-à-dire d’une unité susceptible, quel que soit le domaine considéré, de permettre l’expression du connu et du recherché). Si l’A. prend le parti de montrer la cohérence de la démarche de D., il aurait peut-être aussi été intéressant de rendre compte des ruptures et des discontinuités qui font que l’analyse de La Géométrie n’est ni présente ni possible dans les Regulæ ou, plus généralement, des tensions qui existent entre philosophie et géométrie – entre l’exigence fondationnelle du philosophe et la puissance heuristique du mathématicien (voir sur ce point H. Bos, Redefining geometrical exactness, New York, 2001). S’agissant de la caractérisation du geste analytique cartésien, l’A. suit la revendication du DM d’avoir combiné « l’Analyse des Anciens » et « l’algèbre des modernes » pour, dépassant l’algèbre viétienne (p. 195), généraliser la procédure analytique typique du traitement algébrique des problèmes (p. 190). La lecture de La Géométrie permet de mettre en évidence la présence de l’analyse dès les premières pages du texte (AT VI 372-373) en des termes qui rappellent sa conception pappusienne, mais où, plus profondément, l’algèbre s’impose comme un « outil normatif » permettant non seulement de conduire l’analyse des objets géométriques, mais aussi de définir les objets légitimes de la pensée mathématique (p. 209). L’algèbre moderne devient alors « l’unique paradigme de l’analyse mathématique » qui accomplit ici sa mue. Si ce scénario, centré sur la confrontation Viète-Descartes, est bien reconstruit, il aurait été aussi pertinent de considérer l’histoire du rapprochement entre analyse géométrique et algèbre, en particulier dans les milieux ramistes ou chez certains proches de Viète (comme Marin Ghetaldi). La portée critique du texte des Secondes réponses est, quant à elle, mise en perspective par rapport au bouleversement historique provoqué par D. géomètre : elle fait apparaître la reconfiguration de l’analyse, l’écart séparant le connu du recherché devenant chez D. l’écart qui, si l’on suit La Géométrie, sépare une expression de l’égalité du connu et du recherché d’une autre expression de celui-ci (p. 349-350). L’écart de la cause et de l’effet, dont D. inverse l’ordre dans les Secondes réponses, cache une reconfiguration bien plus profonde de la procédure que traduit le « tanquam », outil à la fois d’un rapprochement et d’une mise à distance.

Le problème du raccordement entre ce modèle analytique et la méditation métaphysique reste toutefois entier. Si l’analyse participe bien d’une certaine méthode universelle (p. 308) qui s’étend au-delà des mathématiques, comment la métaphysique peut-elle elle-même relever de cette méthode ? Si l’on peut suivre la suggestion que les natures simples occupent un rôle central dans l’analyse cartésienne (p. 348-351), comment les « absoluta » pourraient-ils prendre place dans la construction du discours métaphysique étant donné que la métaphysique ne peut justement pas procéder à partir des notions premières, mais cherche plutôt à y parvenir ? On peut se demander enfin si l’usage de l’a priori et de l’a posteriori en physique par exemple comme la revendication d’une physique a priori dans la lettre du 10 mai 1632 (AT I 250, 21-251, 2) relève bien du schéma théorique exposé. Le livre, convaincant sur le statut du geste analytique, inviterait donc à poursuivre les investigations dans les différents lieux de la pensée cartésienne.

Olivier DUBOUCLEZ

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien XLVIII chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Olivier DUBOUCLEZ, « PALKOSKA, Jan, The a priori in the Thought of Descartes : Cognition, Method and Science, Newcastle Upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2017 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.


♦♦♦

RAGLAND, C.P., The Will to Reason. Theodicy and Freedom in Descartes, Oxford, Oxford University Press, 2016, 255 p.

Il existe au cœur des Méditations métaphysiques une antinomie qui met en péril la confiance que nous avons en notre raison : si, selon un schéma interprétatif proposé autrefois par H. Frankfurt, cette antinomie n’est que provisoire, au contraire de celle qui habite le sensible, il incombe au méditant de la dissoudre par la voie de l’argumentation. Or une telle dissolution n’aurait pas lieu, selon l’A., au terme de la Meditatio III, mais seulement avec la doctrine cartésienne de la liberté humaine proposée par la Meditatio IV. En effet, alors qu’il est démontré dès la Meditatio III que Dieu est non trompeur, la persistance factuelle de l’erreur signifie le retour de l’antinomie qu’il faut alors affronter sur le terrain du libre arbitre et de la théodicée qui lui est associée.

S’agissant de la conception cartésienne de la liberté, l’A. traite principalement du conflit existant entre la caractérisation du pouvoir de choisir en termes d’indifférence et le « déterminisme intellectuel » que D. semble par ailleurs favoriser. L’ouvrage montre que la liberté cartésienne implique bien la possibilité du choix alternatif (« principle of alternative possibilities » ou « PAP », p. 83) et que, bien que D. marque son accord avec Gibieuf lorsque celui-ci rejette la notion d’indifférence (p. 118-120), il faut encore distinguer entre « indifférence absolue » (où l’on peut choisir sans considération de la fin qu’est le bien, et ainsi pécher) et l’« indifférence conditionnée » (où l’on peut choisir, mais en étant soumis au bien comme à une fin) que D. accepte aussi bien que Gibieuf. L’A. s’emploie ensuite à montrer en quoi la liberté ainsi entendue est « compatible » avec le « déterminisme intellectuel » : si les perceptions claires et distinctes inclinent nécessairement la volonté, il demeurerait chez D. une « capacité hypothétique » d’agir autrement, c’est-à-dire de produire l’action contraire dans des circonstances différentes. C’est ainsi que l’A. interprète la possibilité « absolue » (à Mesland, 9 février 1645, AT IV 173, 17-20) qu’aurait le sujet de choisir le parti contraire à celui pour lequel il est déterminé (p. 130-131). L’A. tire la doctrine cartésienne de la liberté du côté d’un déterminisme modéré, minorant en particulier le pouvoir de refus ou de rupture qui serait celui de l’ego. C’est à ce prix que l’on peut rendre consistante cette conception de la liberté et y reconnaître une première réponse au problème de la persistance factuelle de l’erreur.

Il existe toutefois une incohérence insurmontable au sein de la théodicée dans laquelle s’inscrit la doctrine cartésienne de la liberté, interdisant de résoudre de façon satisfaisante l’antinomie de la raison décrite au départ. Ce qui est incriminé alors par l’A., c’est la doctrine de la création des vérités éternelles (dont l’ouvrage ne propose toutefois aucune remise en perspective historique, en particulier pour ce qui regarde son rapport aux Méditations) qui viendrait pour ainsi dire « falsifier » la liberté cartésienne. Le chap. 7 l’expose de façon claire : D. se trouverait à l’intersection de deux conceptions de la providence divine et de son rapport à la liberté humaine, issues de la doctrine thomiste : celle, « causaliste », proposée par les dominicains et celle, « non causaliste », défendue par les jésuites et représentée en particulier par Molina (p. 198-205). D. paraît très proche de ce dernier et de sa conception de l’influence divine selon laquelle Dieu n’agit pas directement sur les agents humains pour qu’ils réalisent le plan de la Providence, mais dispose plutôt les circonstances où ils agissent. Toutefois, là où les molinistes ont une conception cohérente de l’action divine, puisque Dieu, tout en connaissant les possibles avant la Création, ne fixe pas leur vérité (et ne décide donc pas du contenu des actions de chacun), la doctrine de la création des vérités éternelles ferait pencher D. du côté de la position dominicaine : Dieu serait cause de la vérité des énoncés contrefactuels relatifs aux mondes possibles. Le schéma cartésien révèlerait ici sa faiblesse (p. 220-221) : tandis que Dieu n’engagerait pas causalement les agents à agir de telle ou telle manière, la doctrine de la création des vérités éternelles impliquerait que Dieu soit cause de toutes les vérités et aussi bien de celles qui concernent les événements futurs. La doctrine des vérités éternelles condamnerait donc a priori la doctrine de la liberté humaine du fait du « déterminisme logique » qu’elle introduit (p. 225). Si, comme le reconnaît l’A., pareille contradiction relève de l’incompréhensibilité propre à l’action divine selon D., cette contradiction affecte néanmoins le projet des Meditationes compris comme la tentative de résoudre l’antinomie de la raison (p. 232) : l’incompréhensibilité de Dieu ne serait plus la désignation d’une limite de la connaissance humaine, mais le motif d’un scepticisme radical et rétrospectif qui affecterait tout discours sur Dieu. À l’évidence, une interprétation de la doctrine de la création des vérités éternelles aussi coûteuse pour le cartésianisme – qui rappelle celle d’A. Koyré autrefois discutée par H. Frankfurt dans son article « Descartes on the Creation of Eternal Truths » (The Philosophical Review, vol. 86, n°1, 1977, p. 36-57) – aurait demandé une plus ample élaboration et une évaluation précise de son impact sur la raison théologique (comme suggéré p. 234-235).

En somme, cet ouvrage offre une discussion stimulante de la métaphysique cartésienne, en particulier de sa doctrine de la liberté ; il propose aussi une remise en perspective historique des thèses de la Meditatio IV, même si ses conclusions les plus radicales auraient mérité davantage de développement. En outre, en suivant la perspective proposée par l’A., celle d’une antinomie de la raison parcourant le texte des Meditationes, il aurait pu être intéressant de considérer sous cet aspect la Meditatio VI où D. semble affronter une dernière fois le spectre d’une telle antinomie.

Olivier DUBOUCLEZ

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien XLVII chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Olivier DUBOUCLEZ, « RAGLAND, C.P., The Will to Reason. Theodicy and Freedom in Descartes, Oxford, Oxford University Press, 2016, 255 p. » in Bulletin cartésien XLVII, Archives de Philosophie, tome 81/1, Janvier-mars 2018, p. 171-223.

♦♦♦

SCHWARTZ, Élisabeth, « Le Descartes de Jules Vuillemin et sa contribution à sa Philosophie de l’algèbre », Les Études philosophiques, 2015/1 (112), p. 31-50.

Il ne s’agit pas à proprement parler d’un article sur D., ni même sur l’interprétation de D. par J. Vuillemin, mais d’une réflexion sur le cheminement méthodologique et philosophique de ce dernier où l’ouvrage de 1960, Mathématiques et métaphysique chez Descartes (Paris, PUF, 1960) constitue un important « point d’inflexion » (p. 32). Vuillemin s’y sépare en effet d’une certain modèle historiographique, hérité de M. Gueroult, pour s’engager dans une démarche où histoire de la philosophie et histoire des mathématiques s’éclairent réciproquement, ouvrant la voie à une théorie de la classification des systèmes (sur ce point, voir en particulier Nécessité ou Contingence. L’aporie de Diodore et les systèmes philosophiques, Paris, Minuit, 1984). « L’intrication de considérations structurales proprement mathématiques avec les maximes gueroultiennes » (p. 41) est ce qui fait alors le cœur de cette la méthode de Vuillemin, celui-ci ayant précisément découvert chez D. un modèle algébrique dont l’originalité et les limites importent à la réflexion historique, mais aussi à l’ambition de constituer une philosophie au présent. Cette « méthode des structures » solidaire de la voie de « l’intuitionnisme » – dont l’analyse de la résolution cartésienne du problème de Pappus dans Mathématiques et métaphysique chez Descartes constitue, selon nous, la manifestation la plus nette – est ce qui fait émerger l’idée de « classe de système ». Son grand principe est que « l’analyse des structures précède l’analyse des problèmes particuliers » (p. 38), ce qui a pour principale vertu, en philosophie comme en mathématiques, que l’esprit fini puisse se porter là où précisément il n’a pas immédiatement accès. Dans une tradition qui relie D. à Fichte, cette méthode signifie concrètement que tout problème philosophique s’engendrera à partir de l’intuition du moi fini, déterminant les objets considérés tout en traçant les limites de cette détermination. Le rapport de D. aux courbes transcendantes incarne ce double mouvement heuristique et limitatif. Car, comme y insiste l’A., Vuillemin hérite aussi de Gueroult l’idée d’une auto-limitation du cartésianisme (p. 43) qui ruine toute extension de la géométrie analytique au-delà de ce qu’elle met précisément au jour : « Les Mathématiques de Descartes sont plus riches que sa Géométrie », écrit J. Vuillemin au début de son ouvrage (Mathématiques et métaphysique chez Descartes, p. 9). Une telle ambivalence ne doit toutefois pas être restreinte à D. : elle porte en germe l’histoire future de l’idéalisme, Vuillemin opposant le « quasi-criticisme de la Règle VIII » et sa doctrine de la limitation de la connaissance au clair et distinct au « fichtéanisme » que rend justement possible l’analogie cartésienne entre mathématiques et métaphysique (p. 44 ; voir aussi la conclusion p. 49). Au total, Mathématiques et métaphysique chez Descartes constitue à la fois le lieu d’une vision globale de l’histoire de la philosophie moderne et le laboratoire d’une méthode dont Vuillemin, sans pouvoir la mener entièrement à son terme, voulait tirer une compréhension nouvelle de la philosophie.

Olivier DUBOUCLEZ

Lire l’intégralité de ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien XLVI chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Olivier DUBOUCLEZ, « SCHWARTZ, Élisabeth, « Le Descartes de Jules Vuillemin et sa contribution à sa Philosophie de l’algèbre », Les Études philosophiques, 2015/1 (112), p. 31-50. » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

♦♦♦