Auteur : Olivier Guerrier

Éric MARQUER, Art de penser et art de parler – Politique et poétique du langage dans la philosophie moderne, Paris, Classiques Garnier, 2019, coll. « Les Anciens et les Modernes – Études de philosophie », 552 p.

Voici un livre de grande envergure à bien des égards.

Selon les termes de sa conclusion, il présente une « histoire des théories du langage dans la philosophie moderne » (p. 503), à distinguer d’une « histoire de la philosophie du langage ». Ceci à partir de trois pôles : celui du pouvoir de la parole, centré sur Hobbes ; celui du sens et de l’usage des mots, avec Locke au premier plan ; celui enfin des tropes et du langage de l’imagination, qui aborde quant à lui Du Marsais, Vico, Condillac, Rousseau et Hume. La même conclusion indique l’origine et l’ambition de cette enquête sur le « statut du signe à l’âge classique » (Ibid.). L’origine : si Éric Marquer reconnaît dans Les mots et les choses la source de son ouvrage, la filiation ne s’arrête pas là, puisque le texte de Borges où Michel Foucault trouvait le « lieu de naissance » de sa propre somme est comme on le sait un texte de 1952 sur John Wilkins (« El idioma analitico de John Wilkins » in Otras inquisiciones), à savoir sur l’auteur de l’Essay Towards a Real Character and a Philosophical Language publié à Londres en 1668, auquel est consacrée une section de la seconde partie d’Art de penser et art de parler (« La grammaire naturelle de John Wilkins », p. 265-280). C’est déjà suggérer l’ambition du travail : revenir sur cet « âge classique » mobilisé dès l’Histoire de la folie, afin d’en préciser les inflexions internes, par sollicitation d’autres corpus et d’autres veines que ceux que convoquait Foucault. Ainsi, là où ce dernier procédait à une « survalorisation de la tradition française et du modèle cartésien » (p. 455), Éric Marquer adopte une perspective beaucoup plus comparatiste. Ce n’est certes pas la première fois qu’on insiste sur la « dimension européenne de la philosophie moderne » (p. 506), ni même sur la place au sein de cette dernière de la « philosophie empiriste de langue anglaise » (p. 507), mais le propos se resserre adroitement ici sur le langage, et sur l’impact que l’empirisme britannique a pu avoir sur ses théories.

Au centre de cette revalorisation, l’Essai sur l’entendement humain de Locke, absent des Mots et les choses, ce alors que l’une de ses tâches principales est de « défaire le rapport des mots et des choses » (p. 248), et dont du coup est mis en évidence le rôle dans une histoire qui va des conceptions port-royalistes à celles de Du Marsais, Condillac ou Rousseau, ce par relais de lectures : « Locke, lecteur de Port-Royal ; Condillac et Rousseau, lecteurs de Locke et de Port-Royal, commenté par Duclos » (p. 455). Le tout pour porter un regard nouveau sur la constitution des Lumières françaises, et plus largement, et dans leur prolongement, revisiter l’épistémè de l’« âge classique ». Éric Marquer sait se montrer prudent en la matière : « Cela n’autorise certainement pas à parler de changement d’épistémè » (p. 455). Mais la tentation pourrait être forte, puisqu’on observe à l’intérieur de la période elle-même, d’un siècle à l’autre et de Descartes à Condillac, des changements qui « sont certainement aussi importants que ceux qui caractérisent le passage de la Renaissance à l’âge classique, ou […] de la ressemblance à la représentation » (p. 456). En substance, au « cercle des mots et des idées » vient ainsi se substituer le « cercle théorique du langage et des mœurs » (Ibid.), qui implique désormais, pour rendre compte de l’histoire du langage, de considérer de nouveaux éléments tels que le climat, le gouvernement, les mutations et vicissitudes historiques. Finalement, on peut dire que « la notion d’épistémè gomme l’analyse des transformations du problème du langage à l’intérieur de l’âge classique, au sens large » (p. 305).

Concentrons-nous sur quelques étapes spécifiques de cette immersion en un temps où ne règne pas une idée « souveraine et discrète » du langage comme le prétendait Foucault, mais bien au contraire un « pessimisme linguistique » (p. 508), lequel fait écho au « pessimisme anthropologique » qu’Éric Marquer avait préalablement identifié chez Hobbes, autour du commerce et de la civilité (Léviathan et la loi des marchands, Paris, Classiques Garnier, 2012). La « poétique du langage » annoncée par le sous-titre du livre est envisagée, d’abord via la question de la catachrèse puis celle de la métaphore, « demeure empruntée » selon le Traité des tropes de Du Marsais de 1730 (X), dont l’examen de la réception par Locke (p. 331-348) est le point d’orgue de la troisième partie de l’ouvrage – et du reste de celui-ci tout court. Le texte permet en effet d’installer la figure dans son ordre d’alors, qui n’est ni celui d’un Vaugelas soucieux du « bon usage » (p. 334), ni celui d’une rhétorique où elle ne serait qu’un simple ornement du discours, ce à quoi la bornent le plus souvent les théoriciens contemporains postérieurs au linguistic turn, qui s’arrogent le privilège de l’invention de la « métaphore conceptuelle » (p. 448). Or, c’est bien déjà à un constituant de la pensée qu’on a affaire avec Du Marsais et, à sa suite et au bout de la chaîne étudiée, avec Rousseau – lequel bénéficie également, ainsi que le note Éric Marquer, de Gracián et des théoriciens de l’agudeza (p. 448). Le propos s’élargit ensuite à l’imagination, dont la place cruciale est entrevue chez Vico qui institue l’homme en « animal métaphorique » (p. 432), puis dont les « lois » sont analysées dans un arc qui va de Hobbes à Hume (p. 459-490), c’est-à-dire en ce temps qui, tout en la vouant souvent aux gémonies, ne lui accorde pas moins quelques pouvoirs, comme le montrent par exemple les « associations d’idées » de Locke (p. 470 sq.). Cependant, tout intéressants qu’ils soient en l’état, ces derniers développements apparaissent comme une sorte d’appendice, ce que l’auteur reconnaît d’ailleurs lui-même fort honnêtement : « La question des rapports entre langage et imagination reste encore à éclaircir : on pourrait dire que nos recherches sur l’imagination se sont en quelque sorte greffées sur notre étude du langage » (p. 489). Et le chapitre ultime « Fiction et imagination – Entre philosophie et littérature » (p. 491-502), sur quelques œuvres de fiction de la fin du xvie siècle et au-delà rapidement évoquées, revêt quant à lui une allure franchement programmatique : « Une étude du mode de fonctionnement de l’imagination apparaît […] comme un domaine privilégié ou un axe de choix pour étudier de manière conjointe philosophie et littérature » (p. 497). Un chantier s’ouvre, à n’en point douter passionnant, où serait de notre point de vue nécessaire de prendre en compte entre autres la dimension philosophique de la « fantasia » à la fin de la Renaissance, telle qu’elle est exploitée notamment par un Montaigne et théorisée par un Giordano Bruno.

Justement, le traitement que la fresque réserve à cette dernière période requiert quelques lignes supplémentaires. Sans doute moins mal délimitée par la critique que l’« âge classique » (p. 452-453), et d’ailleurs par Foucault lui-même qui en fait un moment de forte « rupture épistémologique », elle semble à plusieurs reprises servir de repoussoir, au nom de ce qu’elle promeut : l’exaltation de l’homme, la confiance en la parole (p. 11) et les belles lettres (p. 102), le poids de la fides (p. 111), ou encore la liberté républicaine, propre selon Quentin Skinner à son « humanisme civique » (voir p. 130 sq.), et auxquels viennent se heurter l’antihumanisme d’un Hobbes (p. 100), sa condamnation de la rhétorique (p. 96) et du primat des valeurs du bien parler (p. 139), c’est-à-dire son « anthropologie de l’homme infidèle » (p. 111), laquelle substitue aux premières la loi (p. 137), l’état représentatif (p. 141) et l’égalité. On peut se demander si le trait n’est pas un peu forcé et la représentation quelque peu irénique, si l’on considère aussi bien la dimension critique et sceptique de l’humanisme tardif (qu’en réalité Éric Marquer ne méconnaît aucunement – voir page 108) que la théorie de la souveraineté d’un Jean Bodin (allégué au demeurant lui aussi page 299). Surtout peut-être, le problème s’accuse sur la question des signes en tant que tels. Certes, l’étude de référence de Marie-Luce Demonet, Les voix du signe – Nature et origine du langage à la Renaissance (1480-1580) est une fois citée (p. 361, n. 2), mais les théories d’un Hobbes ou d’un Locke en la matière sont beaucoup plus volontiers rapportées à leurs pendants médiévaux (voir p. 154, 165, 213), avec l’appui de La parole efficace. Signe, rituel, sacré d’Irène Rosier-Catach (Paris, Le Seuil, 2004), voire de Logique et théorie du signe au XIVe siècle de Joël Biard (Paris, Vrin, 1989). Or, n’y a-t-il aucun lien entre la conception conventionnaliste lockienne des mots forgés par chaque homme « à loisir » (« as he pleased » dans le texte original anglais), selon la lettre à Stillingfleet qui sert d’épigraphe au chapitre « Locke, philosophe du langage » de la seconde partie d’Art de penser et art de parler (p. 177), et celle régie par le « à plaisir » (ad placitum) d’un Rabelais dans le Tiers Livre, et dont Marie-Luce Demonet toujours a montré l’importance à la Renaissance ? Bref, peut-on, même dans le domaine anglais, faire totalement l’économie des débats ayant eu lieu sur le sujet en France et sur le continent juste avant l’« âge classique »?

Ce ne sont toutefois là que vétilles et pures hypothèses, sans doute par trop polarisées sur la période précédant celui-ci. Car outre qu’on ne saurait tout embrasser en cinq cents pages, la perspective de l’ouvrage n’est pas vraiment archéologique. Nous l’avons déjà suggéré, ce dernier s’attache en fait beaucoup plus à ce qui vient après les XVIIe et XVIIIe siècles, et ce d’une façon originale. Car alors qu’il s’emploie à souligner les écarts à l’intérieur de ce laps de temps limité, il tend au contraire à les réduire sur la longue durée. Pour objectif : corriger la vision des théories du langage de l’âge classique qu’a la philosophie contemporaine, pour laquelle la théorie de la signification d’alors se résumerait dans la formule « les mots sont les signes des idées » (p. 175), selon en somme une opposition simpliste entre la vérité des modernes et l’erreur des anciens (p. 510). Pour méthode : une histoire de la réception des textes, on l’a vu, mais également un fonctionnement par cet « anachronisme contrôlé » qu’affectionnent certains historiens, qui revient à « partir du contemporain pour réinterpréter les auteurs du passé » (p. 510). C’est ainsi que, dès la partie liminaire, l’idée du langage comme « force trop faible » de Hobbes est confrontée à la « pragmatique linguistique » (voir p. 37 sq.) puis au « performatif » d’Austin (p. 65 sq.), avant une bifurcation en direction de la sociologie et des conditions socio-historiques négligées par la linguistique, à l’aune cette fois de l’œuvre de Bourdieu (p. 75 sq.) – ce même si celle-ci ne cite qu’une fois l’auteur du Léviathan. Il en résulte une « généalogie du performatif » (p. 73, 166), expression employée dans un autre contexte par Barbara Cassin, où l’on découvre que Hobbes a « posé un problème » plutôt qu’il n’a « anticipé une découverte » (p. 511). La sollicitation de Saussure et de la langue comme système (p. 221-224) aboutit à un constat assez semblable pour l’inventeur du terme « sémiotique » (p. 168), Locke, avec notamment ses « particules » (voir p. 251). Enfin, l’ouvrage de Du Marsais, de son côté, « sans construire bien évidemment une théorie de la métaphore conceptuelle, donne les éléments qui rendent cette théorie possible » (p. 393).

Au final, sous cet éclairage d’ensemble, la « philosophie moderne » devient beaucoup plus espace fluide de transitions souples que discipline gouvernée par les coupures et autres césures brutales. Avec pour conviction que « l’histoire des idées consiste à se tourner vers le passé, non pour marcher à reculons à la manière des écrevisses, comme l’évoque Nietzsche dans Le crépuscule des idoles, mais pour mieux comprendre notre histoire et notre identité » (p. 509-510). Un type de déplacement que Foucault n’aurait en réalité pas renié, lui qui reprenait l’image pour caractériser son pas, « latéral », dans Naissance de la biopolitique (« […] je suis comme l’écrevisse, je me déplace latéralement », cité page 510 note 8). Ce n’est pas le dernier des mérites du livre d’Éric Marquer, fort bien et clairement écrit, et sans cesse euristique, en plus des qualités qu’on lui a déjà reconnues, que d’inviter à une compréhension de ce genre.

Olivier GUERRIER

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin d’études hobbesiennes III (XXXI) chez notre partenaire Cairn


Pour citer cet article : Olivier GUERRIER, « Éric MARQUER, Art de penser et art de parler – Politique et poétique du langage dans la philosophie moderne, Paris, Classiques Garnier, 2019, coll. « Les Anciens et les Modernes – Études de philosophie » », in Bulletin d’études hobbesiennes III (XXXI), Archives de Philosophie, tome 83/2, avril-juin 2020, p. 197-222.

♦♦♦