Auteur : Orion Chatziargyros
Robb Dunphy & Toby Lovat (dir.), Metaphysics as a Science in Classical German Philosophy, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2024, 370 p.
Les contributions réunies dans ce collectif édité par Robb Dunphy et Toby Lovat offrent un panorama étendu du questionnement sur la nature et la méthode de la métaphysique à travers la période de la philosophie allemande classique.
Les trois premiers chapitres exposent la manière dont Wolff, Baumgarten et Lambert conçoivent la scientificité métaphysique. Les quatre suivants s’attardent sur le moment kantien, en dessinant l’évolution de Kant, depuis la Critique de la raison pure jusqu’à l’Opus postumum. Les chapitres 8 à 10 étudient l’apport de Reinhold et Schulze, puis les quatre suivants (11 à 14) traitent de Fichte, Schelling et Hegel. Le dernier chapitre expose une critique de l’« abductivisme » métaphysique contemporain en se fondant sur une lecture de Kant. Malgré une focalisation quelque peu excessive sur ce dernier (sept chapitres sur quinze), l’ouvrage a le grand mérite de se pencher sur des figures souvent négligées : des auteurs prékantiens et postkantiens souvent perçus comme « mineurs » reçoivent chacun un traitement dédié. Aussi ne sont-ils pas réduits à leur statut habituel de simples précurseurs de Kant, ou d’intermédiaires entre celui-ci et Fichte, Schelling et Hegel. Si toutes les contributions ne sont pas de qualité égale, certaines d’entre elles se démarquent par le choix de leur sujet et son traitement rigoureux et conceptuellement robuste. C’est le cas notamment des chapitres 10 et 14.
Le chapitre 10 (Robb Dunphy) consiste en une discussion de la position de Jessica Berry, selon laquelle le scepticisme défendu par Schulze dans l’Énésidème est essentiellement pyrrhonien, contrairement à ce que les idéalistes (surtout Hegel, dans son article de 1802 sur la relation du scepticisme avec la philosophie) ont pu croire. Selon l’auteur, même si la thèse de J. Berry a le grand mérite de mettre en lumière une filiation passée sous silence entre Schulze et Sextus Empiricus, elle présente deux défauts. Premièrement, le texte même de Schulze n’autorise pas sa dissociation radicale d’avec le scepticisme moderne représenté par Hume. Dans cette mesure, la lecture hégélienne de Schulze, bien que réductrice à certains égards, n’est pas entièrement erronée. Deuxièmement, les critiques idéalistes (celles de Fichte et Hegel notamment) de Schulze sont moins le signe d’un antiscepticisme que d’un antidogmatisme. Dès lors, la distance qui sépare Schulze et ses adversaires idéalistes n’est pas aussi grande que J. Berry semble le penser.
Le chapitre 14 (G. Anthony Bruno) engage un dialogue avec deux interprétations contemporaines de Hegel, celles de John McDowell et de Graham Priest. Selon l’auteur, il s’agit là de deux manières d’enrôler Hegel dans un projet philosophique qui n’est pas le sien : dans un cas, il devient l’allié du « quiétisme », c’est-à-dire d’une conception thérapeutique de la philosophie, tandis que dans l’autre il devient un défenseur du dialethéisme puisqu’il permet de remettre en cause l’idée d’une exclusion mutuelle de la vérité et de la fausseté. L’auteur montre alors comment chacune de ces deux positions trahit l’esprit de la logique hégélienne parce qu’elle s’en tient unilatéralement à un seul de ses moments. J. McDowell s’empresse de rejoindre le troisième moment, positivement rationnel, en passant par-dessus le moment négatif. Il néglige ainsi les éléments sceptiques de la pensée hégélienne, qui est présentée comme un moyen de neutraliser le scepticisme en retournant au bien-fondé du sens commun. G. Priest, quant à lui, s’installe définitivement dans le deuxième moment de la logique, négativement rationnel, laissant de côté la nécessité de résoudre la contradiction.
Outre le traitement de certains thèmes fondamentaux, ce collectif offre donc aussi un bon aperçu de l’état actuel de la recherche sur cette période de la philosophie allemande.
Orion Chatziargyros (École normale supérieure)
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXXV chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Robb Dunphy & Toby Lovat (dir.), Metaphysics as a Science in Classical German Philosophy, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2024, 370 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXV, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 131-172.
♦♦♦
Antoine Cantin-Brault, Penser le néant. Hegel, Heidegger et l’épreuve héraclitéenne, Paris, Hermann, 2023, 348 p.
À travers une étude des interprétations hégélienne et heideggérienne d’Héraclite, l’ouvrage d’Antoine Cantin-Brault se présente comme l’exploration de deux voies d’accès au concept de néant. Si Hegel et Heidegger s’y sont intéressés, leur démarche s’est en effet accompagnée d’un réinvestissement de la pensée héraclitéenne.
L’auteur commence par analyser le rapport de Hegel avec Héraclite. Partant du rôle de ce dernier tel que le décrivent les Leçons sur l’histoire de la philosophie, l’auteur examine la signification spéculative que la Science de la logique donne à cet événement historique (ch. 1 et 2). C’est dans la découverte du devenir que réside l’apport majeur du philosophe grec. L’étude s’attache ensuite à analyser le traitement hégélien du devenir et son approfondissement progressif dans le concept d’infini, qui en expose la structure, puis dans les essentialités (identité, différence, opposition, contradiction), qui en sont au fondement. La référence à Héraclite se présente alors comme le soubassement de l’articulation logique de différentes modalités du néant, « horizontal » pour le néant pur dans la sphère de l’être, et « vertical » pour la sphère de l’essence, négation en même temps que fondation de l’être. A. Cantin-Brault se penche ensuite sur la thématisation à laquelle le néant donne lieu dans la Realphilosophie, en analysant, au début de la Philosophie de la nature, l’exposition du temps comme forme sensible du devenir (ch. 3). Ici encore, Héraclite est la référence qui sous-tend la réflexion hégélienne, en tant qu’il est conçu comme opérant le passage de la pure logicité éléatique à une pensée du néant physique, donc réel. Le volume ne manque pas de relever certaines difficultés auxquelles donne lieu la lecture hégélienne d’Héraclite, et n’hésite pas à les affronter, en cherchant à déterminer si Hegel tend à résoudre trop facilement la conflictualité inhérente au polemos héraclitéen et si sa compréhension « chronologique » du temps héraclitéen n’est pas contradictoire avec la conception « destinale » qui se dégage des fragments d’Héraclite lui-même.
La deuxième partie de l’ouvrage, en adoptant un découpage en trois périodes de son œuvre, cherche à montrer comment le Heidegger de la période intermédiaire (1930-1960) passe par Héraclite pour penser le néant comme retrait de l’être (ch. 4), tandis que celui des première (1919-1930) et dernière (1960-1976) périodes rejette à chaque fois Héraclite dans le giron hégélien, soit en reprenant à son propre compte l’interprétation hégélienne d’Héraclite, soit en se voyant forcé de reconnaître en Héraclite le premier pas effectué dans la direction de la dialectique hégélienne (ch. 5). Si, au début de son œuvre, Heidegger n’accorde pas d’importance particulière aux présocratiques, il en vient, durant sa deuxième période, à considérer Héraclite comme le seul penseur s’étant focalisé sur le voilement qui est essentiel à l’alètheia (vérité-dévoilement). Héraclite devient alors le nom de la pensée de la finitude essentielle de l’être, et donc du néant qui le constitue structurellement. Toutefois, l’approche héraclitéenne finira par s’avérer insuffisante pour dire l’être, dans sa dimension d’événement appropriant (Ereignis), et même s’il demeure possible de penser la part de néant qui l’accompagne (l’Enteignis) en suivant Héraclite, seule la tautologie parménidienne (ἔστι γὰρ εἶναι, fr. 6) présente un abord discursif adéquat à son objet.
Après une récapitulation, la conclusion entame une réflexion critique sur l’approche héraclitéenne du néant qui conditionne le néant hégélien (négativité) et le néant heideggérien (néantisation). Malgré leurs différences, ces deux pensées supposent toujours une forme d’unité entre le néant et son autre. La question que soulève alors l’auteur, en annonçant un travail à venir, est celle de savoir s’il est possible de penser le néant au-delà de toute unité ou unification.
Orion Chatziargyros (École normale supérieure de Paris)
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin hégélien XXXIV chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Antoine Cantin-Brault, Penser le néant. Hegel, Heidegger et l’épreuve héraclitéenne, Paris, Hermann, 2023, 348 p., in Bulletin hégélien XXXIV, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 155-192.