Auteur : Orion Chatziargyros

Antoine Cantin-Brault, Penser le néant. Hegel, Heidegger et l’épreuve héraclitéenne, Paris, Hermann, 2023, 348 p.

À travers une étude des interprétations hégélienne et heideggérienne d’Héraclite, l’ouvrage d’Antoine Cantin-Brault se présente comme l’exploration de deux voies d’accès au concept de néant. Si Hegel et Heidegger s’y sont intéressés, leur démarche s’est en effet accompagnée d’un réinvestissement de la pensée héraclitéenne.
L’auteur commence par analyser le rapport de Hegel avec Héraclite. Partant du rôle de ce dernier tel que le décrivent les Leçons sur l’histoire de la philosophie, l’auteur examine la signification spéculative que la Science de la logique donne à cet événement historique (ch. 1 et 2). C’est dans la découverte du devenir que réside l’apport majeur du philosophe grec. L’étude s’attache ensuite à analyser le traitement hégélien du devenir et son approfondissement progressif dans le concept d’infini, qui en expose la structure, puis dans les essentialités (identité, différence, opposition, contradiction), qui en sont au fondement. La référence à Héraclite se présente alors comme le soubassement de l’articulation logique de différentes modalités du néant, « horizontal » pour le néant pur dans la sphère de l’être, et « vertical » pour la sphère de l’essence, négation en même temps que fondation de l’être. A. Cantin-Brault se penche ensuite sur la thématisation à laquelle le néant donne lieu dans la Realphilosophie, en analysant, au début de la Philosophie de la nature, l’exposition du temps comme forme sensible du devenir (ch. 3). Ici encore, Héraclite est la référence qui sous-tend la réflexion hégélienne, en tant qu’il est conçu comme opérant le passage de la pure logicité éléatique à une pensée du néant physique, donc réel. Le volume ne manque pas de relever certaines difficultés auxquelles donne lieu la lecture hégélienne d’Héraclite, et n’hésite pas à les affronter, en cherchant à déterminer si Hegel tend à résoudre trop facilement la conflictualité inhérente au polemos héraclitéen et si sa compréhension « chronologique » du temps héraclitéen n’est pas contradictoire avec la conception « destinale » qui se dégage des fragments d’Héraclite lui-même.
La deuxième partie de l’ouvrage, en adoptant un découpage en trois périodes de son œuvre, cherche à montrer comment le Heidegger de la période intermédiaire (1930-1960) passe par Héraclite pour penser le néant comme retrait de l’être (ch. 4), tandis que celui des première (1919-1930) et dernière (1960-1976) périodes rejette à chaque fois Héraclite dans le giron hégélien, soit en reprenant à son propre compte l’interprétation hégélienne d’Héraclite, soit en se voyant forcé de reconnaître en Héraclite le premier pas effectué dans la direction de la dialectique hégélienne (ch. 5). Si, au début de son œuvre, Heidegger n’accorde pas d’importance particulière aux présocratiques, il en vient, durant sa deuxième période, à considérer Héraclite comme le seul penseur s’étant focalisé sur le voilement qui est essentiel à l’alètheia (vérité-dévoilement). Héraclite devient alors le nom de la pensée de la finitude essentielle de l’être, et donc du néant qui le constitue structurellement. Toutefois, l’approche héraclitéenne finira par s’avérer insuffisante pour dire l’être, dans sa dimension d’événement appropriant (Ereignis), et même s’il demeure possible de penser la part de néant qui l’accompagne (l’Enteignis) en suivant Héraclite, seule la tautologie parménidienne (ἔστι γὰρ εἶναι, fr. 6) présente un abord discursif adéquat à son objet.
Après une récapitulation, la conclusion entame une réflexion critique sur l’approche héraclitéenne du néant qui conditionne le néant hégélien (négativité) et le néant heideggérien (néantisation). Malgré leurs différences, ces deux pensées supposent toujours une forme d’unité entre le néant et son autre. La question que soulève alors l’auteur, en annonçant un travail à venir, est celle de savoir s’il est possible de penser le néant au-delà de toute unité ou unification.

Orion Chatziargyros (École normale supérieure de Paris)

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Pour citer cet article : Antoine Cantin-Brault, Penser le néant. Hegel, Heidegger et l’épreuve héraclitéenne, Paris, Hermann, 2023, 348 p., in Bulletin hégélien XXXIV, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 155-192.

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