Auteur : Paul Rateau

Matteo FAVARETTI CAMPOSAMPIERO, Mattia GERETTO, Luigi PERISSINOTTO (dir.), Theodicy and Reason. Logic, Metaphysics, and Theology in Leibniz’s Essais de Théodicée (1710), Venise, Edizioni Ca’ Foscari, Philosophica 2, 2016, 240 p.

Ce volume, qui rassemble les contributions de dix chercheurs italiens, porte sur les Essais de Théodicée, ainsi que sur la réception de certaines des thèses qui y sont développées. Les auteurs ont choisi d’aborder le fameux texte de 1710 à travers trois principaux thèmes, qui forment les trois grands chapitres : (1) la logique et la rhétorique, (2) la métaphysique, (3) le rapport entre raison et Révélation et la question du mal. Le but est de montrer la raison leibnizienne pour ainsi dire à l’œuvre : quel usage est fait du langage, des fictions et des métaphores, comment sont employés certains arguments pour élaborer des thèses métaphysiques majeures (telles que l’action des créatures, la nature du temps, les mondes possibles ou encore l’harmonie préétablie), enfin de quelle façon sont pensées la confrontation de la philosophie à l’enseignement scripturaire et la justification du mal dans le cadre d’une théologie naturelle.

Stefano di Bella ouvre la première partie par une comparaison entre la fable de Sextus qui clôt la Théodicée et le mythe de Deucalion et Pyrrha qui sert d’apologue au De libertate, fato, gratia Dei (écrit vers 1686-1687). Il montre que la fonction de ces deux histoires n’est pas seulement illustrative, dans la mesure où elles sont l’occasion pour Leibniz de préciser certains aspects théoriques importants, concernant le choix des possibles, la nature des contrefactuels, ou encore la connexion des individus appartenant au même monde. Cristina Marras partage également l’idée que les images, les analogies, les métaphores qui fourmillent dans le discours leibnizien n’ont pas un rôle uniquement ornemental et didactique, mais qu’elles participent de la pensée philosophique elle-même, sans qu’elles soient pour autant toujours susceptibles d’être ramenées à un discours « littéral » (non métaphorique). S’appuyant notamment sur l’étude de l’image du labyrinthe, l’auteure étudie comment les métaphores (structurées en réseau) permettent de relier différentes parties de la philosophie leibnizienne. Enrico Pasini se consacre plus particulièrement aux comparaisons de nature mathématique utilisées dans la Théodicée. Il s’intéresse à l’expression, récurrente sous la plume de Leibniz, essentiae rerum sunt sicut numeri, que d’aucuns ont cru d’origine pythagoricienne ou platonicienne, alors que sa source est aristotélicienne. Il examine également le rôle que joue la référence au calcul de maximis et minimis et aux « lieux géométriques » de points dans la doctrine des mondes possibles.

La deuxième partie commence par une contribution de Francesco Piro sur l’action des créatures et le concours divin, objet des paragraphes 381-404 de la Théodicée. À travers Bayle, Leibniz vise les « nouveaux cartésiens », c’est-à-dire les « occasionalistes » (tel Malebranche), et défend contre eux l’efficace des créatures. Il montre que, quoique conservées à chaque instant par la puissance de Dieu, celles-ci produisent leurs propres accidents. Cette conception des rapports entre substances et accidents se fonde sur une métaphysique des dispositions et des propriétés dispositionnelles. Federico Perelda, pour sa part, aborde la doctrine leibnizienne du temps à partir d’un cadre théorique et de débats contemporains. À ses yeux, Leibniz soutiendrait une forme d’« éternalisme » (conception selon laquelle passé, présent et futur seraient également réels) qui serait « dynamique ». Les deux contributions suivantes ont en commun de traiter de la réception de thèses leibniziennes dans la philosophie allemande du XVIIIe siècle. Matteo Favaretti Camposampiero analyse avec précision la doctrine de l’infinité des mondes possibles telle qu’elle est développée dans la Théodicée, puis examine quels arguments les successeurs de Leibniz (Wolff, Bilfinger) ont déployés pour la justifier. Trois principaux arguments apparaissent : la possibilité de concevoir des contrefactuels, l’imagination de fictions non-contradictoires ou encore l’affirmation de la contingence des lois de la nature. Gualtiero Lorini étudie, pour sa part, la place de l’hypothèse de l’harmonie préétablie dans le débat sur la causalité et montre de quelle manière et, éventuellement, avec quels aménagements elle est reprise par Wolff et Baumgarten.

Dans la dernière partie – dont l’unité apparaît sans doute moins que dans les deux premières –, Mattia Geretto souligne le lien étroit qui unit philosophie et théologie révélée dans les Essais de Théodicée. Il montre que la complémentarité entre raison et révélation est rendue possible par l’affirmation de la pureté de la première, qui, selon Leibniz, outre qu’elle est présente en chaque homme, n’a pas été corrompue par le péché originel. Geretto relie cette idée au concept médiéval de synderesis. Il termine sa contribution par un commentaire des paragraphes 91 et 397 qui traitent de la manière dont les âmes humaines parviennent à la raison. Le rapport de la raison avec la foi est également traité par Stefano Brogi, mais par le biais de la confrontation avec Bayle. Brogi voit dans la Théodicée un ouvrage écrit d’abord et avant tout contre l’auteur du Dictionnaire historique et critique, car celui-ci conteste, comme on sait, la conciliation entre philosophie et théologie au profit d’un « fidéisme » (réel ou de façade). Le volume s’achève par un texte de Gian Luigi Paltrinieri qui, reprenant à Deleuze l’image du pli et l’idée d’une pensée baroque, critique la lecture proposée par Heidegger du rationalisme de Leibniz.

Si les textes sont de qualité inégale – comme c’est le lot de tout ouvrage collectif –, l’ensemble offre indéniablement des perspectives intéressantes et nouvelles sur un ouvrage majeur – au regard de l’œuvre leibnizienne comme du point de vue de l’histoire de la philosophie – dont les commentateurs n’ont pas fini d’explorer toute la richesse.

Paul RATEAU

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Pour citer cet article : Paul RATEAU, « Matteo FAVARETTI CAMPOSAMPIERO, Mattia GERETTO, Luigi PERISSINOTTO (dir.), Theodicy and Reason. Logic, Metaphysics, and Theology in Leibniz’s Essais de Théodicée (1710), Venise, Edizioni Ca’ Foscari, Philosophica 2, 2016 » in Bulletin leibnizien IV, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 563-639.

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Leibniz – De Volder : Correspondance, traduction, annotations et introduction par Anne-Lise Rey. Préface de Michel Fichant, Paris, Vrin, 2016, 287 p.

ÉTUDE CRITIQUE (suivie de la réponse de l’auteure)

« […] je sens s’allumer de vous à moi une lumière qui me donne le sentiment que je comprends mieux mes positions quand je lis les vôtres [6]. » Par ces mots, Leibniz indique bien l’importance particulière que revêt pour lui la correspondance qu’il a engagée depuis 1698 (et qu’il poursuivra jusqu’en 1706) avec le philosophe hollandais Burchard De Volder (1643-1709), et la fonction qu’elle remplit à ses yeux. Le professeur de Leyde, d’abord cartésien puis critique de Descartes, peut-être tenté par le spinozisme, n’a certes pas l’envergure d’un Arnauld – avec lequel Leibniz entretint l’un de ses échanges épistolaires les plus fructueux. Cependant ses interrogations, ses demandes, ses objections sont pour le philosophe de Hanovre l’occasion d’aller beaucoup plus loin que ce que les exposés publics avaient déjà pu faire connaître [7], sans néanmoins toujours l’approfondir, sur la substance, la force qui lui est attachée et cette science nouvelle, la dynamique – science de la puissance et de l’action – dont il était l’inventeur. La correspondance, dont il faut souligner l’unité thématique, va cependant au-delà du simple éclaircissement, de l’explication ou de la diffusion d’une pensée définitivement fixée et sûre d’elle-même auprès d’un public à convaincre. Dans ses lettres à De Volder, sans jamais se soustraire à ses obligations envers son interlocuteur qui le questionne, Leibniz est d’abord et surtout en colloque avec lui-même. Ce commerce épistolaire – peut-être plus qu’un autre – l’aide à se comprendre lui-même, en ce moment crucial de sa carrière intellectuelle où il se voit progresser conjointement dans la philosophie naturelle, par ses démonstrations de l’estime des forces (les voies a posteriori et a priori), et en métaphysique, avec l’invention du concept de monade, par lequel toute la réalité doit en dernière instance pouvoir être saisie et ordonnée. Le lien entre ces deux domaines théoriques était bien sûr établi depuis longtemps dans son esprit (il l’est depuis la réhabilitation des formes substantielles en 1679). La correspondance permet cependant de mieux le ressaisir et de l’approfondir. Telle est en effet la découverte fondamentale que Leibniz veut partager avec De Volder : que « les sources de l’action et de l’unité sont les mêmes [8] » (p. 224). Dynamique et métaphysique puisent à la même source.

Étant donné l’intérêt philosophique de ces trente-six lettres échangées sur pratiquement huit ans, mais aussi leur caractère parfois très technique [9], l’ouvrage publié par Anne-Lise Rey – et préfacé par Michel Fichant – a deux grands mérites qu’il faut d’emblée saluer. Il offre pour la première fois en français [10] une traduction complète des textes disponibles, établis à partir de l’édition académique et, pour la partie non encore publiée dans celle-ci, de l’édition Gerhardt – que la traductrice a pris soin de confronter aux manuscrits conservés à la bibliothèque de Hanovre. Il est enrichi d’utiles notes et, surtout, d’une introduction – intitulée L’ambivalence de l’action – qui ne se contente pas d’une présentation générale des protagonistes, des différentes étapes et des enjeux de leur discussion, mais constitue un véritable essai interprétatif, qui propose une lecture originale de la philosophie leibnizienne, à partir de la notion d’action et de son usage conjoint dans la dynamique et dans la métaphysique. […]

Paul RATEAU

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Pour citer cet article : Paul RATEAU, « Leibniz – De Volder : Correspondance, traduction, annotations et introduction par Anne-Lise Rey. Préface de Michel Fichant, Paris, Vrin, 2016, 287 p. » in Bulletin leibnizien III, Archives de Philosophie, tome 80/3, avril-juin 2017, p. 561-623.

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Du même auteur :

  • Paul RATEAU, « Lire Leibniz aujourd’hui : présentation du dossier », Archives de Philosophie, 2014, 77-1, 5-15.
  • Paul RATEAU, « L’univers progresse-t-il ? Les modèles d’évolution du monde chez Leibniz », Archives de Philosophie, 2014, 77-1, 81-103.