Auteur : Peter Ullrich

 

Eberhard Knobloch, « Der Beginn der Determinanten-Theorie, Leibnizens nachgelassene Studien zum Determinanten-Kalkül », Studia Leibnitiana, numéro spécial 60, 2025, 228 p.

Pour Leibniz, l’algèbre était la science des nombres généraux (p. 26). Il la rangeait sous l’ars combinatoria (préface, p. 101) et utilisait des méthodes correspondantes pour résoudre des équations polynomiales à une inconnue ou des systèmes de telles équations à plusieurs inconnues. Le point de départ de ses réflexions était la recherche de solutions pour les équations du cinquième degré ou de degré supérieur. (Déjà dans l’Antiquité, puis à la Renaissance, des méthodes de résolution furent élaborées progressivement jusqu’aux équations du quatrième degré. Ce n’est qu’au tournant des xviiie et xixe siècles que l’on comprit qu’il n’existait pas de méthodes similaires pour les degrés plus élevés).

Dans le cadre de son travail sur ce problème, Leibniz arriva à la conviction que sa solution dépendait des méthodes de résolution des systèmes d’équations linéaires – c’est-à-dire des systèmes dans lesquels toutes les inconnues apparaissent au plus à la puissance un (p. 72). Pour résoudre ce type de systèmes, il développa la théorie des déterminants (même s’il ne l’appelait pas ainsi). Dans l’esprit de l’ars combinatoria, cette théorie fournit une formule explicite apte à résoudre les systèmes ayant autant d’équations que d’inconnues. Cette formule est aujourd’hui connue sous le nom de règle de Cramer, du nom de Gabriel Cramer (1704-1752), bien que Leibniz l’ait connue bien plus tôt (p. 103-107). (Le mathématicien japonais Takakazu Seki, vers 1642-1708, avait cependant introduit les déterminants avant Leibniz et mené avec ses élèves des recherches allant au-delà de celles de Leibniz). Toutefois, Leibniz n’a pratiquement rien publié sur sa théorie des déterminants, à l’exception de ses réflexions sur la notation des grandeurs utilisées.

Depuis 1972, Eberhard Knobloch s’est consacré à l’étude des écrits posthumes de Leibniz sur la théorie des déterminants et a analysé très tôt les textes clés, tels que l’écrit sur la théorie des déterminants du 12 (22) janvier 1684 (Studia Leibnitiana 4 [1972], p. 163-180) et le traité De Condenda Tabula Dichotomica (Archive for History of Exact Sciences 12 [1974], p. 142-173). Il a également édité la majorité des écrits posthumes les plus pertinents sous le titre Der Beginn der Determinanten-Theorie, Leibnizens nachgelassene Studien zum Determinanten-Kalkül (arbor scientiarum, Beiträge zur Wissenschaftsgeschichte, Reihe B: Texte Band II, Hildesheim, 1980), abrégé : LDK.

Fort de ces décennies de travail, l’auteur propose dans le présent ouvrage une vision globale des écrits posthumes de Leibniz sur le calcul des déterminants. Il comporte des analyses non seulement des résultats de Leibniz, mais aussi des voies par lesquelles il y est parvenu. Le sommaire qui suit ne fournit donc qu’un aperçu général. Les résumés (Zusammenfassung[en]) insérés par E. Knobloch aux chapitres 3 (systèmes linéaires, p. 111-113) et 4 (systèmes d’équations de degré supérieur, p. 197-199) offrent une synthèse générale utile. La postface (Nachwort) (p. 214-216) donne une vue d’ensemble des travaux de Leibniz en algèbre.

À noter que les citations originales en latin de Leibniz sont également traduites en allemand – les sources complètes se trouvent en général dans le volume LDK. L’opus contient aussi un index des passages traitant de manuscrits particuliers (p. 225-228), ce qui facilite son utilisation.

Le volume est divisé en quatre chapitres.

Dès l’introduction, E. Knobloch souligne que la notation des indices utilisée par Leibniz pour la théorie des déterminants dérive de sa pratique consistant à ajouter, en préfixe des termes algébriques, des « nombres fictifs » – non comme coefficients ordinaires, mais comme marqueurs de propriétés de ces termes. Dans la section 1.1, cette notation est expliquée ainsi que ses stades de développement : dans les cas les plus simples, les nombres fictifs, qui ne sont pas objets du calcul algébrique, servent à numéroter les termes. Plus tard, ils indiquent l’équation d’origine du terme ou le numéro de l’inconnue, voire son exposant – parfois combinés dans une version à plusieurs chiffres. Comme cette méthode est pratiquement la seule chose que Leibniz ait communiquée à d’autres concernant sa théorie des déterminants, la section 1.2 analyse les extraits de lettres à ce sujet, notamment celle adressée au marquis de l’Hospital en mars 1693, où Leibniz évoque aussi les résultats obtenus (p. 24).

Les deux dernières sections du chapitre 1 concernent la datation des étapes de développement des coefficients fictifs : la section 1.3 analyse et corrige des interprétations d’utilisations prétendument précoces. La section 1.4 présente des résultats confirmés : l’utilisation de coefficients fictifs à un chiffre pour numéroter les termes est attestée chez Leibniz dès 1675 (p. 43), tandis que les coefficients à deux chiffres (le premier indiquant l’équation, le second l’exposant) apparaissent seulement en 1678.

À ce stade, Leibniz semble avoir fondé sa théorie des déterminants. En juin 1678 (chap. 2, p. 60), il propose dans LDK n° 2 une méthode de résolution des systèmes linéaires. Pour la première fois, il utilise des coefficients fictifs à deux chiffres jouant le rôle de doubles indices (p. 53) : le premier chiffre indique l’équation, le second l’inconnue ; aucun symbole alphabétique n’est utilisé pour les inconnues. À partir de ses déclarations concernant les systèmes de trois équations linéaires à trois inconnues (p. 55), on peut déduire qu’il lui était déjà clair à cette époque qu’il devait, pour déterminer le numérateur et le dénominateur de la solution, additionner des produits avec signes, chacun composé de trois coefficients numériques fictifs à deux chiffres, qui prennent en compte chacune des 3 trois équations et chacune des trois variables ou le terme absolu. Il applique cela de manière analogue à la situation des systèmes d’équations 4 x 4 (p. 59-61), bien qu’il soit conscient de ne pas avoir correctement saisi le choix des signes (p. 57)

Entre 1678 et 1680, Leibniz élargit ses réflexions aux systèmes d’équations de degré supérieur, d’abord à deux équations quadratiques (p. 62-64), puis à trois équations cubiques (p. 63-67). Il donne également dans LDK n° 30, 34, 37 des règles pour le degré des équations obtenues par élimination de deux équations à plusieurs inconnues (p. 73-74). Mais globalement, à cette époque, Leibniz ne résout que des cas particuliers ou des cas réductibles à des équations linéaires (p. 77). Les résultats ultérieurs de Leibniz sont abordés séparément : les systèmes linéaires au chapitre 3, les systèmes de deux équations de degré supérieur avec une inconnue commune au chapitre 4.

Au chapitre 3, E. Knobloch analyse le traité du 12 (22) janvier 1684 et les écrits contemporains sur le même sujet. La section 3.1 traite des textes de 1678 à 1684 (LDK n° 14-17) montrant que Leibniz cherche toujours une règle pour le signe des termes d’un déterminant. La section 3.2 couvre le traité du 12 (22) janvier 1684 et ses avant-projets (LDK n° 7 et 8), où Leibniz tente de généraliser la situation d’un système de deux équations à un système à quatre équations. Il connaît la structure numérateur/dénominateur, mais pas encore la règle exacte des signes.

Ce n’est qu’avec le traité de janvier 1684 qu’il résout le problème : il compte les transpositions nécessaires pour permuter les indices (p. 103-104). Il découvre aussi que le signe d’un déterminant change si on échange deux lignes ou deux colonnes, et introduit la méthode de développement par ligne (p. 107). La section 3.3 discute d’études postérieures où les résultats précédents sont partiellement reformulés.

Le chapitre 4 aborde les tentatives de Leibniz pour éliminer une inconnue commune à deux équations de degré supérieur. Il s’organise autour du manuscrit central De Condenda Tabula Dichotomica. Les esquisses de 1678 à 1683 montrent surtout des essais de calcul, mais aussi des tentatives de ramener le problème à un système linéaire (section 4.1). Vers 1683-1684, Leibniz adopte une démarche plus systématique (section 4.2), examinant par exemple des cas où une équation est fixe et l’autre de degré croissant, avec quatre méthodes : multiplication croisée, division, substitution, et multiplication par des polynômes auxiliaires. La section 4.3 traite des études de 1684 à 1693, sans progrès linéaire (p. 146). La section 4.4 est dédiée au manuscrit De Condenda Tabula Dichotomica, où Leibniz tente de systématiser l’élimination par une table d’explication précisant les règles de formation des coefficients (p. 186-187).

Mais ce manuscrit ne conclut pas ses recherches, comme le montrent des textes postérieurs à 1700 (section 4.5). La section 4.6 discute enfin de la division algébrique, notamment d’un échange indirect avec Charles Reynaud sur la création d’un « canon de division ».

Grâce à sa connaissance approfondie des écrits posthumes de Leibniz sur la théorie des déterminants, E. Knobloch procède à une analyse perspicace et convaincante. Le présent ouvrage constituera, pour longtemps, l’exposé de référence sur ce sujet.

Peter Ullrich

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Pour citer cet article : Eberhard Knobloch, « Der Beginn der Determinanten-Theorie, Leibnizens nachgelassene Studien zum Determinanten-Kalkül », Studia Leibnitiana, numéro spécial 60, 2025, 228 p., in Bulletin leibnizien XI, Archives de philosophie, tome 88/3, Juillet-Septembre 2025, p. 235-238.

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