Auteur : Philip Choi
Claude PANACCIO, Ockham’s Nominalism: A Philosophical Introduction, New York, Oxford University Press, 2023, X- 212 p.
La question du nominalisme est peut-être la partie la mieux connue de la philosophie de Guillaume d’Ockham (1287-1347). Souvent, il a été compris dans le contexte des débats contemporains entre réalisme et nominalisme : par exemple, les universaux existent-ils en plus des particuliers, et les entités abstraites (par exemple les nombres, les ensembles, les contenus propositionnels) existent-elles en plus des choses concrètes dans le monde ? Il est bien connu que, tout comme les nominalistes contemporains, Ockham donne des réponses négatives à ces questions. Mais, bien sûr, son nominalisme peut difficilement être réduit à ces deux réponses. Il faut en dire davantage pour en apprécier pleinement les détails et l’évaluer dans un contexte historique et philosophique approprié.
L’ouvrage de Claude Panaccio, Ockham’s Nominalism: A Philosophical Introduction est une excellente introduction à ce sujet. Par une analyse claire et systématique, il en propose une vue d’ensemble complète. Dans le même temps, comme le précédent sur la théorie ockhamiste des concepts (Ockham on Concepts, Aldershot, Ashgate Publications, Routledge, 2004), ce livre est remarquablement accessible. Ainsi, il est idéal pour les étudiants qui voudraient en savoir plus sur la philosophie d’Ockham et sur l’histoire de la métaphysique. Il ne se limite pas à l’analyse ni à l’explication des arguments d’Ockham en faveur du nominalisme, mais aborde aussi les débats sur la meilleure manière de comprendre sa position. De la sorte, il est aussi approprié pour ceux qui veulent approfondir et renforcer leur compréhension en considérant les interprétations des questions les plus pertinentes proposées par l’auteur. Je suis convaincu qu’il deviendra pour longtemps un guide pour comprendre le nominalisme d’Ockham.
Le premier chapitre commence par soutenir que nous avons besoin d’une meilleure définition, plus fine et plus pratique, afin de mieux comprendre ce nominalisme et de le différencier d’autres conceptions du nominalisme à l’époque d’Ockham. Assurément, plusieurs spécialistes l’ont déjà souligné avant lui, mais C. Panaccio fait un pas de plus. En prenant comme indice le texte de Défense du nominalisme au XVe siècle, il propose une définition générale selon laquelle le nominalisme (comme le réalisme) est toujours une conception relationnelle en ce sens qu’elle est relative à quelque chose et notamment aux unités linguistiques (p. 10-11). De ce point de vue, le réalisme à propos des termes généraux peut être compris comme la thèse selon laquelle des entités spéciales, à savoir les universaux, correspondent aux termes généraux, et le nominalisme à propos des termes généraux peut être compris comme un rejet de ce réalisme. Et l’on peut dire la même chose à propos des termes relationnels, quantitatifs, syncatégorématiques ou abstraits, mais aussi des contenus propositionnels, et ainsi de suite. Puisqu’accepter une forme de nominalisme n’implique pas ici que l’on accepte d’autres positions nominalistes, cela procure une compréhension plus fine du débat entre réalisme et nominalisme ainsi que du débat entre les nominalistes. Et ceci est requis pour mieux comprendre la position d’Ockham. Je pense que l’auteur a absolument raison sur ce point, mais cette interprétation relationnelle-linguistique pourrait soulever quelques problèmes. Par exemple, jusqu’où pouvons-nous pousser une telle conception relationnelle du nominalisme ? Pouvons-nous subdiviser les termes généraux en différentes sortes, et soutenir le nominalisme au sujet d’un certain ensemble de termes généraux et le réalisme à propos d’un autre ? Mais comme cela vient d’être dit, il est clair que le bénéfice pratique de cette analyse du nominalisme d’Ockham est important.
Le chapitre 2 choisit quelques-uns des principaux arguments d’Ockham en faveur du nominalisme au sujet des termes généraux, relationnels et quantitatifs. L’analyse et l’exposé des arguments sont clairs et précis. Leur meilleure partie consiste à rendre explicite, dans chaque argument, un principe central sur la base duquel Ockham tire la conclusion nominaliste relativement aux termes concernés : du principe d’indiscernabilité des identiques (c’est-à-dire que si a et b sont identiques l’un à l’autre, tout ce qui est vrai de a est vrai de b) vers le principe de séparabilité ontologique soutenu par la puissance divine (si deux choses sont réellement distinctes, chacune d’elles peut exister tandis que l’autre n’existe pas), et vers la version ockhamiste du principe de raison suffisante (i. e., dans le monde naturel, s’il n’y a pas plus de raison pour que l’une ou l’autre de deux possibilités alternatives soit actualisée, aucune ne l’est). Tous ces principes méritent d’être analysés plus en détail. Pour n’en considérer qu’un seul, Ockham utilise le principe d’indiscernabilité des identiques pour réfuter la distinction formelle scotiste entre nature commune et différence individuelle. Sa thèse est que ce principe nous procure le seul moyen valable que nous ayons de prouver que deux choses sont réellement distinctes l’une de l’autre (p. 39), et ainsi, si quelque chose est vrai de la nature commune mais non de l’élément individualisant, d’après ce principe ils sont réellement distincts (ibid.). Mais ce principe vaut-il aussi pour le cas de l’identité personnelle à travers le temps ? Supposons que Socrate ait été assis ce matin puis ait marché dans l’après-midi ; Ockham dirait que Socrate-le-matin et Socrate-le-soir sont numériquement identiques, c’est-à-dire sont le même être humain. Donc cela semble être contraire au principe. Ockham parvient-il à sauver le principe face à ce défi ? Si oui, comment ? – pour une étude récente de cette question, voir John Morrison, « Three Medieval Aristotelians on Numerical Identity and Time », Oxford Studies in Medieval Philosophy n° 10 (2022), p. 153-194.
Le chapitre 3 est consacré à l’ontologie d’Ockham. Ici, l’auteur donne de bonnes explications, non seulement sur ce qui existe réellement dans l’ontologie d’Ockham, mais aussi sur comment les choses dont on prétend qu’elles existent peuvent être réduites à ce qui existe réellement. Selon la théorie de la maturité d’Ockham, en laissant de côté les cas surnaturels, n’existent réellement que deux sortes de choses : les substances et les qualités. Dans cette conception, tous les autres items que les réalistes considèrent comme existants peuvent y être réduits. Ainsi, la réduction ontologique semble être selon Ockham la clé pour maintenir une telle ontologie minimale. Reste à savoir s’il y a un principe plausible de réduction ontologique. C. Panaccio en mentionne un lorsqu’il se demande pourquoi Ockham doit postuler, comme existant réellement, des qualités en plus des substances. Selon ce principe, il est impossible à une chose de passer d’un contradictoire à un autre sans acquérir ou perdre quelque chose, lorsque l’on ne peut rendre compte de ce passage soit par le simple passage du temps soit par un mouvement local (voir p. 66). Puisque le changement qualitatif, comme le changement de Socrate étant pâle à Socrate étant bronzé, ne peut être pleinement expliqué en termes d’existence dans le temps et dans l’espace, Ockham conclut que ces qualités individuelles existent réellement et c’est ce qui explique la vérité d’énoncés à propos d’un tel changement, mais aussi que les vérités des jugements qui incluent des items tels que les relations, les quantités et les artefacts peuvent être déchiffrées en énonçant comment les substances et les qualités existent dans le temps et dans l’espace. – Pour une étude récente de ce principe ockhamiste et le débat entre lui et Gautier Chatton à ce sujet, on peut se reporter à Susan Brower-Toland, « Deflecting Ockham’s Razor: A Medieval Debate about Ontological Commitment », Mind n° 132 (2023), p. 659-679.
La dernière partie du chapitre 3 et les deux suivants sont consacrés à la manière dont l’ontologie d’Ockham, comprise de cette manière, est reliée aux autres parties de sa philosophie, en particulier la sémantique (chapitre 4) et la théorie de la connaissance (chapitre 5). Concernant la première, l’interprétation de Claude Panaccio est fondée sur l’idée que le critère ockhamiste implicite de l’engagement ontologique a quelque chose à voir avec le contenu référentiel des mots et des concepts dans les phrases vraies, et ainsi la sémantique est très importante pour son projet nominaliste (p 97). Une des applications les plus intéressantes et controversées de cette idée peut être trouvée dans la thèse selon laquelle Ockham est engagé aux purs possibles. Ces entités sont nécessaires pour expliquer la vérité de jugements modaux tels qu’« un homme peut être blanc » où le terme sujet peut supposer pour des hommes purement possibles. À première vue, cette conception semble être la lecture naturelle d’Ockham. Mais je pense aussi que cela requiert plus de justifications. Comme l’ont montré les discussions contemporaines sur la sémantique des mondes possibles, utiliser une telle sémantique n’implique pas nécessairement que l’on soit ontologiquement engagé à des mondes possibles et à des individus habitant ces mondes. Il faudrait donc en dire plus pour valider le passage de la sémantique d’Ockham à une ontologie des possibilia.
Philip Choi
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Pour citer cet article : Claude PANACCIO, Ockham’s Nominalism: A Philosophical Introduction, New York, Oxford University Press, 2023, X- 212 p., in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXV, Archives de philosophie, tome 87/3, Juillet-Septembre 2024, p. 199-202.