Auteur : Philippe Danino

Richard LABÉVIÈRE, Liberté radicale. Spinoza contre la philosophie, Éditions Delga, 130 p.

Cet ouvrage, d’un journaliste et écrivain, diplômé en sciences politiques, histoire et philosophie, n’entend pas présenter la doctrine de Spinoza, mais mettre en relief sa conception de la liberté à travers les déconstructions qu’il opère, qui viennent ébranler « un millénaire d’aliénation religieuse, politique et théologico-politique » (p. 11), et aller ainsi « contre la philosophie » (p. 12). À travers une vie faite de « ruptures successives, géographiques, familiales et communautaires » (p. 17), il pointe la pensée d’une « liberté radicale, pleine, entière et sans concessions à l’encontre de tous les pouvoirs établis » (p. 18). C’est l’étude de ces ruptures qui organise le plan de l’ouvrage et fait apparaître son enjeu : l’élaboration, par Spinoza, des fondations, des méthodologies et de la formation de l’esprit scientifique des sciences humaines et sociales.

La première rupture est celle que marque le herem, dont l’A. retrace des éléments d’explication à travers le statut de la communauté juive d’Amsterdam, comme le désir, de la part de Spinoza, de s’en émanciper. La deuxième rupture s’effectue (dès les Principia) à l’égard de Descartes ; l’importance, en particulier, que Spinoza accorde au corps, amène à rompre avec les conceptions cartésiennes de la liberté et de la distinction entre entendement et volonté. Dans la troisième partie, l’A. montre combien Spinoza, dans les Cogitata, prend ses distances avec l’héritage et le langage scolastiques, puis combien l’Éthique, quant à elle, signe la rupture avec Platon sur bien des points, surtout sur la dévalorisation du corps. La quatrième rupture, d’ordre politique, a lieu à l’égard de Hobbes, pour lequel l’établissement de la Cité marque une sortie, et non une continuité de l’état de nature. On voit enfin le spinozisme rompre, par anticipation, avec l’idéalisme kantien, critique de la métaphysique dogmatique, au premier chef celle de Spinoza, pour qui Dieu est objet de connaissance, non de croyance, et le corps, partie prenante de la béatitude. Dans sa conclusion, l’A. revient sur l’enjeu annoncé : déconstruisant en définitive « la » philosophie (p. 108), Spinoza invente une science des choses humaines qui a contribué à « l’affirmation de la sociologie comme une science à part entière, une science plus humaine que toutes les métaphysiques » (p. 108). Enfin, l’ouvrage s’achève par un post-scriptum polémique qui se veut une « Réponse à Luc Ferry », qui ne comprend pas en quoi la reconnaissance du déterminisme n’interdit pas la liberté, ni que la suspension du jugement moral et le fait de comprendre ne signifient pas accepter tout et n’importe quoi.

Il n’y a bien évidemment rien à redire au projet de mettre à nouveau en relief un Spinoza subversif, iconoclaste, congédiant nombre de thèses de doctrines antérieures. Encore eût-il été bon, même à travers de légitimes humeurs, de s’embarrasser de nuances. Les propos parfois péremptoires et généraux (la pensée de Spinoza est la « récusation radicale de toute espèce de philosophie », p. 20) côtoient l’à-peu-près, voire le confus : l’inachèvement du TIE tient de ce que Spinoza se rend compte « qu’on ne peut pas arrêter une feuille de route principielle avant d’avoir basculé complètement dans le concret […] » (p. 17) ; l’Éthique « accorde la liberté du sujet avec celle des autres individus dans un “paradis terrestre” retrouvé » (p. 57-58)… En outre, pas plus les ruptures effectuées par Spinoza ne sont mises en perspective avec ce que serait son rapport à l’histoire de la philosophie, pas plus l’A. ne s’encombre, au sein même de son lexique, d’un minimum de distinctions (qui ne seraient pas seulement conceptuelles) entre « rupture », « opposition », « déconstruction » et « démarcation ». Enfin, s’il y a bien des philosophes à l’égard desquels Spinoza fait rupture, on ne comprend pas vraiment en quel sens il est « contre la philosophie ».

Philippe DANINO

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Pour citer cet article : Richard LABÉVIÈRE, Liberté radicale. Spinoza contre la philosophie, Éditions Delga, 130 p., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 205-230.

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Hélène BOUCHILLOUX : Spinoza. Les deux voies du salut, Paris, L’Harmattan, 95 p.

Dès la correspondance avec Blyenbergh, Spinoza admet l’existence de deux voies de salut hétérogènes : l’une par la philosophie et l’intelligence, l’autre par la religion et la charité ; l’une relève d’une certitude démonstrative, l’autre, d’une certitude morale. H. Bouchilloux, dans cet ouvrage court et dense, en hommage à Jean-Marie Beyssade, s’attache à rendre compte de la coexistence, singulière au XVIIe siècle, de ces deux voies de salut, qui « appartiennent l’une et l’autre à l’immanence » (p. 95).

Comment situer le salut par l’intelligence par rapport au salut par l’obéissance ? Blyenbergh, d’un côté, admet la lumière de l’intelligence, mais dit préférer la loi dès que les vérités de la lumière naturelle contredisent celles que fait connaître la foi. Pour Descartes, d’un autre côté, le salut par la foi vient couronner le salut par la raison. Or, pour Spinoza, la philosophie se suffit à elle-même et donne à la fois la certitude et le bonheur.

Toutefois, si la libération spinozienne relève des progrès de l’intelligence accroissant continûment sa puissance de penser, et donc tout autant de la joie qui s’attache à cet accroissement, alors l’affect de joie n’est pas un mode ontologiquement différent de l’idée. Ce contenu du salut philosophique conduit l’A., dans un deuxième temps, à l’examen du fameux problème de l’indétermination du mode infini médiat dans l’attribut de la pensée, à partir de la discussion d’un bref article de J.-M. Beyssade (1994). C’est, selon ce dernier, l’amour intellectuel de Dieu qui répond aux critères permettant d’identifier un tel mode, critères parmi lesquels figure la différence modale entre l’amour et l’idée. Mais l’A. s’attache à montrer qu’il est impossible, comme le fait Beyssade, de rabattre la conception spinozienne du rapport de l’affect à l’idée sur celle de Descartes : là où l’affect est un mode différent de l’idée (Descartes), il n’y a, chez Spinoza, qu’une distinction de raison. Et pas plus l’affect, dans l’esprit humain, ne diffère de l’idée, pas plus l’amour intellectuel de Dieu (aux deux sens du génitif) ne diffère de l’idée de Dieu (aux deux sens du génitif). La démonstration de Beyssade ne vaut donc pas : ce n’est pas dans l’amour intellectuel de Dieu qu’il est possible de repérer le mode infini médiat dans l’attribut de la pensée.

Un troisième moment s’attache dès lors à montrer qu’il peut, en droit, ne pas y avoir de mode infini médiat dans l’attribut de la pensée : de ce que Dieu n’a pas l’intelligence de lui-même sans s’expliquer par l’intelligence des hommes, « il y a dans l’attribut pensée un seul et même intellect divin qu’on peut considérer soit immédiatement, soit médiatement » (p. 49). De mode de constitution (de l’essence de tous les esprits) qu’il est immédiatement, l’intellect divin est médiatement mode constitué (de toutes les intelligences humaines). Aussi n’y a-t-il pas lieu de « chercher dans l’attribut de la pensée divine un autre mode infini que l’intellect divin ou l’idée de Dieu » (p. 62), idée unique et constituée de toutes les intelligences humaines.

La « voie de l’intelligence », celle du sage, consiste à percevoir, démonstrativement, que la nécessité et la perfection divines s’expriment en toute chose comme en lui-même. Mais la « voie de la charité », montre l’A. dans un dernier moment, consiste à mener une vie et à être uni à Dieu, comme le philosophe vit sous la conduite de la raison et est uni à Dieu. Aussi y a-t-il « une parfaite analogie » (p. 74) entre les deux voies du salut, même si elles sont et doivent être indépendantes. Que le philosophe, de la sorte, juge possible le salut par l’obéissance à la loi de la charité, voilà qui interroge l’accusation récurrente d’athéisme à l’encontre de Spinoza. Certes, la philosophie, connaissance vraie de Dieu, se suffit à elle-même, et le Dieu des philosophes est inconciliable avec celui de la religion chrétienne. Cependant, pas plus identifier Dieu à la nature n’est être athée et matérialiste, pas plus le salut par la philosophie – dont la voie religieuse est « une transposition imagée et parabolique » (p. 91) – n’a quoi que ce soit d’athée et de matérialiste.

L’ouvrage établit ainsi « la compatibilité de la philosophie et de la religion sur la base de leur hétérogénéité » (p. 80) en traçant, pour ce faire, une solution indéniablement intéressante au problème de l’absence – finalement normale – du mode infini médiat dans l’attribut de la pensée.

Philippe DANINO

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Pour citer cet article : Philippe DANINO, « Hélène BOUCHILLOUX : Spinoza. Les deux voies du salut, Paris, L’Harmattan, 2018 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XLI, Archives de Philosophie, tome 82/4, octobre-décembre 2019, p. 853-890.

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