Auteur : Philippe Hamou

Daniel, Stephen H., George Berkeley and Early Modern Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2021, 352 p.

Cet ouvrage réunit en 18 chapitres un ensemble d’études sur Berkeley que S. Daniel a fait paraître dans diverses revues et publications au cours des vingt-cinq dernières années. Ces études sont présentées ici dans des versions remaniées et complétées. Elles sont précédées d’une introduction qui en précise le cadre interprétatif, et suivies de deux appendices qui en défendent les principales thèses contre les critiques qui ont été adressées à l’auteur. La question de la nature de l’esprit (humain et divin), le statut berkeleyen des idées, de la représentation et de la conscience sont au centre de ces recherches, lesquelles prennent le plus souvent la forme d’une confrontation entre Berkeley et la pensée de l’un ou l’autre de ses prédécesseurs ou contemporains, parmi lesquels Suárez, Descartes, Hobbes, Arnauld, Spinoza, Locke, Bayle, Leibniz et Collins. Le chapitre V est spécifiquement consacré à « Berkeley and Descartes on mind », mais de fait l’ensemble de l’ouvrage est traversé par la question du rapport de Berkeley qui est désigné ici comme la conception « cartésienne » de la substance spirituelle dont l’auteur estime qu’elle fut très largement diffusée et acceptée au XVIIe siècle, et présente notamment chez Locke ou Malebranche.
S. Daniel s’élève contre l’interprétation consacrée qui fait de Berkeley sur cette question de la substance pensante un cartésien lato sensu admettant l’existence d’une res cogitans conçue comme un sujet d’inhérence, une chose qui serait par essence distincte de ses actes de perception ou de ses idées comme en général une substance est distincte de ses modes. Selon lui, l’esprit, au sens berkeleyen, n’est pas vraiment une chose à part soi dont nous pourrions avoir une « idée », mais une simple « notion » qui permet de se référer à l’existence ou la « subsistance » des idées elles-mêmes. Celles-ci n’existent que par le processus de différenciation et d’identification au terme desquels elles se présentent comme des signes les unes pour les autres dans le système du « langage de la nature ». L’esprit en ce sens est activité pure, autrement dit volonté, donnant son être et son sens aux idées (i. e., chez Berkeley, aux choses mêmes). Si Berkeley le caractérise comme substance c’est, selon l’auteur, parce qu’il s’autorise d’un usage analogique du terme, et d’une distinction entre esse et existere, qu’il rattache à un héritage suarezien.
S. Daniel fait valoir que cette compréhension de la « substance » spirituelle est la seule qui permette de rendre raison de certaines des « Notes philosophiques » de jeunesse marquées d’une croix, dans lesquelles Berkeley dit que l’existence même des idées constitue la pensée (Philosophical commentaries, par la suite PC, 577)) ou paraît adhérer à l’idée que l’esprit n’est rien d’autre qu’une « agglomération de perceptions » (a congeries of perceptions, PC 580) – notes d’allure faussement humiennes qu’on a longtemps jugées incompatibles avec la pensée mûre de Berkeley. Il estime aussi que cette lecture permet de mieux comprendre l’unité de l’œuvre dont l’intuition majeure persisterait encore dans les derniers écrits comme la Siris, une intuition qu’il rattache à une vision néostoïcienne de l’esprit comme principe actif, feu ou pneuma, animant le monde sensible et le spiritualisant en le rendant intelligible.
Parce qu’il prend le risque d’aller à l’encontre d’une doxa interprétative rarement questionnée, l’ouvrage est assurément séduisant. Il donne à penser sur ce qu’aurait pu être le contenu de la seconde partie, perdue, des Principes de la Connaissance Humaine, consacrée aux substances spirituelles. On peut regretter cependant que la confrontation avec les vues de Descartes reste in fine assez sommaire, et très à distance des apports récents de la littérature cartésienne. Elle se voit réduite à trois ou quatre pages du chapitre V (p. 82-83, 92-93) et instruite principalement à partir d’un passage un peu équivoque de l’Entretien avec Burman, AT V 156, cité p. 82 : « cum mens sit res cogitans, est praeter cogitationem adhuc substantia cogitat » (« puisque l’âme est une chose qui pense, elle plus que la pensée, elle est la substance qui pense », trad. J.-M. Beyssade, Paris, 1981, p. 56). Fort de cette concession cartésienne, l’auteur estime que Descartes, à la différence de Berkeley, pense que la substance reste au moins « conceptuellement » distincte de la pensée, son attribut (principal). On peut s’interroger sur la pertinence de l’adverbe. En Principes I, 62, Descartes présente bien la distinction entre substance et attribut comme l’un des exemples de « la distinction qui se fait par la pensée », mais il insiste alors sur le fait que cette distinction vient de ce que « nous pensons quelquefois confusément à l’un sans penser à l’autre » (nous soulignons). S. Daniel en vient ainsi à minimiser la singularité de la doctrine cartésienne de la substance pensante – une doctrine qu’il n’hésite pas à rattacher, contre toute vraisemblance historique, aux conceptions du substratum d’Aristote et à celles de Locke –, minimisant aussi du même coup ce que Berkeley lui-même aurait pu reconnaître comme sien dans cette doctrine singulière, lui qui, comme Descartes, estimait que c’est non pas la subsistance inerte, mais l’activité volontaire qui est le véritable trait définitoire de la substance spirituelle.
Philippe HAMOU (Sorbonne Université)

Philippe Hamou (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : Daniel, Stephen H., George Berkeley and Early Modern Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2021, 352 p., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 135-180.

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LIBRAL, Florent, Le Soleil caché. Rhétorique sacrée et optique au XVIIe siècle en

Mehl, Édouard, Descartes et la fabrique du monde. Le problème cosmologique de Copernic à Descartes, Paris, PUF, Épiméthée, 2019, 424 p.

Un mot de Descartes adressé à Mersenne en 1641 sert de prétexte pour l’enquête saisissante proposée dans cet ouvrage. Descartes y évoquant le peu de difficulté qu’il y aura à « accommoder la Théologie à [sa] façon de philosopher », suggère qu’il donnera dans sa Physique, outre une explication de l’eucharistie accordée à ses principes, celle du « premier chapitre de la Genèse » – qu’il se propose de faire examiner par la Sorbonne « avant qu’on l’imprime » (AT II 295-296). E. Mehl (E. M.) s’étonne du silence qui entoure cet hapax évoquant l’existence d’un In Genesim cartésien – un texte perdu (si jamais il fut écrit), « une œuvre mystérieusement absente de tous les inventaires et de tous les commentaires » (p. 372). Sans longuement spéculer sur la matérialité de cet objet textuel incertain, il s’attelle à la tâche de reconstituer les linéaments de ce que devait (ou devrait) être cette cosmo-théologie cartésienne, tant à partir des éléments, épars dans l’œuvre, mentionnant la Genèse, que par comparaisons, rapprochements et contrastes avec un grand nombre d’écrits antérieurs et postérieurs à D, proposant une « physique mosaïque » ou cherchant une voie permettant de concilier la cosmologie copernicienne nouvelle avec le texte biblique. Les résultats de cette enquête, dont l’érudition foisonnante n’altère jamais la profondeur, sont extraordinaires et font de ce livre assurément l’une des plus importantes études sur D. et son milieu parues au cours des dernières décennies.

Trois thèses interprétatives et méthodologiques fortes, exposées pour partie dans l’introduction, permettent de caractériser le projet par contraste avec certaines lectures dominantes de Descartes.

1/ La première porte sur la place de D. dans le tournant de la « modernité ». L’A. ne la conteste pas, mais, à rebours de la lecture heideggerienne selon laquelle la métaphysique cartésienne n’aboutit qu’à la position d’un sujet isolé et « sans monde » (weltlos), rapportant la totalité de l’étant à l’esse objectivum, il propose d’assigner la modernité de D. relativement à sa contribution à la question cosmologique, la question du monde. L’importance de D. pour les temps modernes réside selon lui dans son effort pour penser à sa racine le nouveau monde copernicien, un effort qui reconduit et prolonge celui de Kepler qui entendait aussi démontrer Copernic par les causes – Kepler, notons-le, reçoit ainsi une place décisive, rarement reconnue par les historiens de la philosophie, tant pour la constitution de la pensée cartésienne, que pour l’histoire des temps modernes. L’A. présente donc D. comme l’auteur qui creuse plus profondément le sillon képlérien, un « hypercopernicien » en ce triple sens qu’il accomplit les virtualités anti-anthropocentriques de la réforme copernicienne ; qu’il assume pleinement la nouvelle extension spatiale, mais aussi temporelle, que le nouveau système du monde impose de considérer ; enfin qu’il rend justice, dans le théorème fondamental identifiant la matière à l’étendue, à l’exigence copernicienne d’une « symmetria mundi », que l’A. entend, suivant la voie ouverte par Alexandre Koyré, comme absolue soumission de l’espace cosmique à l’intelligibilité mathématique.

2/ En second lieu, l’A. s’oppose à une représentation également répandue, inspirée par les travaux de H. Blumenberg et A. Funkenstein, qui donne à D. une place centrale dans le mouvement de sécularisation, ouvrant à la science moderne un espace cosmique dans lequel Dieu n’intervient plus que comme l’auteur superfétatoire d’une simple « chiquenaude ». La fable du monde, présentant l’émergence du monde par les effets des lois du mouvement appliquées à une matière originellement divisée en parties égales, offrirait un paradigme « d’auto-constitution » destiné à tirer un trait sur l’idée même de genèse et de création continuée. S’inscrivant en faux contre cette thèse, l’ouvrage défend l’ancrage théologique du discours cosmologique cartésien et l’importance décisive qu’y revêt le thème de la Création (celle de l’espace, et celle des vérités éternelles qui le structurent). En ce sens, la physique de D. est « plus théologique que métaphysique » (p. 47). En se proposant de réévaluer le rapport de D. aux « physiques mosaïques » de ses contemporains, l’intention qui anime l’ouvrage n’est cependant pas d’identifier la résurgence de préoccupations archaïques ou d’un quelconque atavisme religieux, mais au contraire d’y enregistrer, comme il l’explique (p. 18) « la mort clinique » du « ‘Dieu cosmique’, ce reste de paganisme que la théologie chrétienne médiévale, loin d’anéantir comme elle le croyait, perpétuait par son incapacité à se défaire d’un certain héritage aristotélicien… » (p. 18). Ainsi, comme il l’écrit encore, « l’objectif de Descartes n’est pas de déthéologiser Aristote mais de désaristotéliser la théologie » (p. 135), notamment en cessant de chercher à concevoir ou prouver Dieu à partir du monde, comme premier moteur, inféré à partir du mouvement circulaire et uniforme de la sphère des fixes.

3/ Enfin, cet ouvrage se présente aussi comme un manifeste méthodologique. Sur le terrain des études cartésiennes qui, dans leurs formes continentales comme analytiques, présupposent bien souvent « l’auto-suffisance herméneutique du discours philosophique », en d’autres termes pèchent par un excès d’internalisme, l’A. se propose d’appréhender « l’histoire de la raison classique par ses causes prochaines et ses ressorts internes », lesquels selon lui ne sont pas exclusivement métaphysiques mais relèvent aussi en large partie de la théologie et de la philosophie naturelle. Il défend ainsi en matière d’histoire de la philosophie « une perspective historiciste et hétérologique », se réclamant du projet d’E. Gilson cité p. 46 : « nous avons voulu tenter sur la philosophie cartésienne une expérience […] qui consiste à replacer une œuvre dans son milieu […] un milieu essentiellement théologique ». Ce milieu, il semble que l’A. le conçoive non pas seulement, à la manière gilsonienne, comme un ensemble de « sources », plus ou moins fiables et attestées, de la pensée cartésienne, mais comme un environnement aux contours beaucoup plus larges et plus lâches, une sphère ou un tourbillon intellectuel que le livre recrée avec une impressionnante maestria, s’étendant largement en amont et en aval de D, incluant ceux qu’il a (probablement) lus, ceux qui l’ont lu, mais aussi tous ceux qui par leur positions théoriques ont construit le terreau théologique et scientifique sur lequel ou contre lequel s’est élevé sa pensée. Pour cela, l’A. mobilise une érudition considérable qui fait largement la part aux sources philosophiques et théologiques médiévales (Oresme, Maïmonide entre bien d’autres), à la patristique, aux traditions des commentaires de la Genèse d’Augustin à Mersenne, aux cercles des coperniciens de la première heure, à Kepler et à son milieu allemand, mais aussi au cartésianisme hollandais du second demi-siècle et aux lectures « mosaïques » de la cosmogenèse cartésiennes qu’elles proposent.

Dans le premier chap., « Descartes in Genesim – le texte perdu », l’A. rappelle que l’objet initial de sa recherche concernait la physique et la cosmologie cartésiennes du Monde aux Principia Philosophiae, l’objectif étant d’évaluer les limites que la théologie imposait aux constructeurs de monde, en particulier dans le contexte de la crise déclenchée par la publication du De revolutionibus orbium cœlestium de Copernic (1543), sa mise à l’Index en 1616 et le procès et la condamnation de Galilée en 1633. C’est dans le cours de cette recherche que s’est imposé le motif théologique de la Création, un motif dont l’A. constate qu’il a été trop souvent négligé, de par la focalisation du commentaire sur « l’architectonique » cartésienne, subordonnant la physique à la métaphysique, et considérant donc que, du point de vue de cette dernière, le récit de la Genèse ne peut être entendu qu’allégoriquement, comme création des natures spirituelles, et non comme celle du corps dont l’existence, et partant la création, presque tout au long des Med., restent suspendues au doute. L’A. pour sa part invite à considérer qu’il y a place chez D. pour une reprise, cette fois dans la physique, d’un autre projet herméneutique : un projet prenant la Genèse au mot, sinon à la lettre, et s’attachant à en tisser le lien avec la science nouvelle. Il insiste sur l’importance nouvelle de ce projet dans un contexte post-copernicien, illustré par Kepler et Mersenne, où un nouveau concept de physique céleste vient mettre au rencart les intelligences tractrices et les moteurs immobiles des aristotéliciens. Ce contexte, mais aussi les attaques dont les coperniciens firent l’objet au nom d’arguments scripturaires, conduisirent ces derniers à se pencher de novo sur le texte de la Genèse, dont E. M. montre qu’il offrait un soutien inattendu à la physique mécaniste, en particulier parce qu’il faisait porter l’attention, non pas sur les anges tracteurs, totalement absent du texte biblique, mais sur la matière céleste et la fluidité des cieux.

Le second chap., « la métaphysique du nouveau monde », essentiel au propos, a une structure quelque peu énigmatique, et aurait sans doute gagné à voir présenter ses tenants et aboutissants de manière moins elliptique. Nous y lisons en premier lieu une exploration des débats touchant à l’unicité du monde ou au contraire la pluralité des mondes. Descartes y a sa place, lui qui défend la thèse selon laquelle il n’y a qu’un seul monde… parce que nous ne saurions découvrir en nous l’idée d’aucune autre matière (Principia II, 22) – thèse « formellement aristotélicienne » mais en réalité aux antipodes d’Aristote, en ce que la « pluralité des mondes n’a disparu que pour céder sa place à celle des tourbillons », et partant à l’accueil légitime d’une spéculation sur ces terrae incognitae où Dieu aurait pu loger une infinité d’autres créatures intelligentes, et les pourvoir des mêmes avantages que nous, jusqu’à l’Incarnation elle-même (AT V 54). De ces débats, dont Mersenne est particulièrement bien informé (il s’en fait l’écho dans le chap. II des Quaestiones in Genesim, où E. M. croit lire une référence directe aux discussions que Mersenne aurait eues avec D. sur ces questions dès 1623), se dégagerait un certain échec de la théologie à surmonter les secousses violentes que non seulement les promoteurs du nouveau monde copernicien, mais ses propres contradictions internes auront infligées au dogme d’un Dieu Créateur d’un monde unique, exclusivement centré sur l’homme. C’est en tout cas à cet échec que répondrait l’entrée en métaphysique de D., documentée dans les lettres de 1630, et sa décision de placer sous l’horizon d’une philosophie première les questions théologiques de l’existence de Dieu et de la Création du monde. Sur ces bases, E. M. parcourt de façon particulièrement concise (pour ne pas dire elliptique) le dispositif médiéval des preuves de l’existence de Dieu, en s’efforçant d’identifier l’impasse dans laquelle s’était fourvoyé le thomisme, s’attachant à prouver Dieu par la Création plutôt que la Création par Dieu. Le Dieu de D., s’il se prouve aussi par les effets, se prouve par ce seul signe qui ne soit du monde, « l’idée » en moi d’un être infini, et Il se prouve comme Dieu Créateur, un être qui se définit « comme celui qui veut et par là fait exister ce qu’il veut, et non comme un simple fonctionnaire de l’ordre et des lois de la nature. » Tendu dans un jeu de références complexe entre Maïmonide et Heidegger, ce chap. dense se conclut par une discussion de la manière dont se résout à partir de l’idea Dei la question de la réalité extérieure, mise entre parenthèses dans le doute. C’est, écrit E. M. dans un passage essentiel, « la seule considération de la puissance divine [qui] suffit à donner l’idée de l’universitas rerum, et tout ce que nous ignorons nous l’ignorons sous le présupposé d’un monde, et d’une création dont il est d’ores et déjà acquis qu’elle ne peut s’épuiser dans la production du seul être que je suis » (p. 122). Ce monde est donc celui dont la seule chose que l’on sache est que l’on y tient le rang de simple « partie », une notion qui n’est donc pas seulement réservée à la res extensa mais permet d’identifier le statut cosmique et la position de la mens humaine, située dans un univers qui la déborde et dont elle ne voit que le voisinage.

Dans le chap. III, consacré à « l’herméneutique du liber naturae », E. M. se propose d’apprécier le rapport des coperniciens et de D. à la question herméneutique et au principe d’accommodation. Comme il l’écrit en conclusion du chap., la vérité de l’Écriture ne fut pas remise en cause par Copernic mais c’est le type de vérité de l’Écriture et la manière de comprendre le texte sacré qui se sont vus profondément modifiés. La question de l’accommodation (dans ses variétés « séparatistes » et « unitaristes ») est prise à la fois par l’amont – chez les premiers coperniciens, singulièrement chez Rheticus, dont l’Epistola de terrae motu offre une remarquable explication copernicienne de la Genèse, anticipant sur les principes cartésiens de conservation du mouvement – ; et par l’aval, dans le cadre du débat hollandais sur l’orthodoxie du cartésianisme, chez un Lambertus Van Velthuysen, et chez le biographe de D., Daniel Lipstorp, auteur des Specimina philosophiae Cartesianae en 1653. Ce dernier n’hésite pas à identifier l’extension cartésienne à l’expansum ou l’extensum, une des traductions autorisée des « cieux »/rakhia créés par Dieu au premier jour, terme que la Septante rendait par stereoma, et la vulgate firmamentum. Si D. pour sa part s’est refusé à entreprendre une démarche de « physique sacrée » par laquelle il s’agirait de déduire une vérité physique des textes révélés (à cet égard il reste, selon E. M., « séparatiste »), sa conception singulière de l’extension comme ens creatum l’engage déjà dans une exégèse de fait de la Genèse. Son refus absolu de considérer que l’espace puisse préexister à la création, confirme en large partie l’intuition crue de Lipstorp – « Comprendre la Création et la novitas mundi, écrit E. M., suppose qu’on saisisse l’ens creatum dans sa contingence radicale, et que tout quelque chose apparaisse comme l’antithèse du nihil dont la puissance divine le sépare originellement » (p. 168).

La question de l’espace comme objet de la création divine reste au cœur du chap. suivant sur l’espace et les limites du monde. Le chap. s’attache à l’une des conséquences « embarrassantes » du copernicianisme » : le recul des fixes à des distances « immenses ». Il entend montrer que seul parmi les coperniciens, D. était capable d’assumer métaphysiquement le caractère indéfini du monde, lequel découle chez lui a priori de la connaissance des attributs du créateur. Pour des raisons analogues, D. seul pouvait répondre au défi soumis à Galilée par Urbain VIII, lequel s’appuyait sur la toute-puissance de Dieu pour déclarer qu’une connaissance apodictique des voies de la nature est impossible, Dieu pouvant toujours choisir de faire les choses autrement que par les voies que nous concevons possibles. Pour surmonter cette aporie sceptique, il ne fallait rien moins que la doctrine de la création des vérités éternelles, lesquelles, l’A. y insiste à maintes reprises, ne sont rien d’autre que l’espace créé lui-même dont elles expriment les propriétés formelles. Ainsi, et c’est une thèse très forte et tout à fait convaincante de cet ouvrage, « la création des vérités éternelles vaut comme création simpliciter » (p. 220), et c’est parce qu’elles sont aussi fondamentalement structurantes pour le monde créé, qu’elles le sont pour l’esprit humain que l’apodicticité des lois de la nature peut être préservée. Au reste, ici encore, comme en bien d’autres lieux, l’originalité de D. est mesurée finement, non pas dans l’exhibition d’un contraste absolu avec ses prédécesseurs, mais dans l’identification de minces écarts avec des positions presque semblables, en l’occurrence ici celles prises, quelques décades plus tôt par un auteur jésuite de Louvain, Leonardo Lessius, affirmant de manière presque aussi énergique que D. la nécessité de penser la création des essences quasi comme par une cause efficiente.

Les deux chap. suivants (« Démêler le Chaos I. Opus creationis », « II. Opus distinctionis ») forment un diptyque dont le fil directeur est un commentaire (encore une fois très largement contextuel) de la cosmogénétique cartésienne développée dans le Monde et dans les Principia Philosophiae. Ils s’attachent notamment à rendre compte de l’évolution de D. entre ces deux textes, sur le chaos originel et sur la question du sens qu’il y a à dire, y compris en régime copernicien, que la terre « se meut ». L’enquête s’ouvre par une discussion des raisons pour lesquelles la physique cartésienne, comme animée par le fiat lux biblique, devait s’ancrer dans l’explication de la lumière, laquelle s’impose non seulement comme la ratio cognoscendi de tous les phénomènes de l’univers, mais aussi comme un paradigme pour penser le mouvement imprimé par Dieu à la matière. Ce préambule permet à E. M. de situer la doctrine de D. dans le sillage des cosmogenèses mosaïques inspirées par le modèle émanationniste de la lumière – notamment celui des héritiers latins de l’optique d’Ibn Al Haytham, les « perspectivistes » Grosseteste et Vitellion ainsi que l’auteur d’un De intelligentiis, identifié à un certain Adamus Pulchrae Mulieris, selon lequel « toute forme influant dans une autre est lumière de manière essentielle » (p. 241). Selon E. M., Descartes hérite de leur réinterprétation de l’ontologie traditionnelle laquelle confère à la lumière toutes les fonctions et prérogatives dévolues traditionnellement à la forme et l’entéléchie. C’est sur cette base qu’il développe sa critique et sa destruction du « firmament » des Anciens. Loin d’en faire un corps solide et impénétrable marquant la limite du monde, il l’associe à la surface de notre tourbillon, limite entre deux matières liquides, manifesté par un indice de réfraction spécifique, et que l’étude de la trajectoire des comètes (comprises comme des astres errant de tourbillon en tourbillon) permettra peut-être un jour de mesurer. Dans le chap. sur « l’opus distinctionis », E. M. commente la manière dont D. explique la formation des éléments et des corps célestes à partir du chaos en sollicitant uniquement des mouvements de séparation et de division de la substance étendue. Il propose un rapprochement suggestif avec le récit de la Genèse qui ne cesse d’employer les verbes d’action séparer ou diviser (p. 274). L’examen de cet opus divin produisant successivement les trois éléments puis les astres conduit l’A. dans un itinéraire complexe, replaçant les hypothèses du Monde et des Principia sur la naissance des astres et des planètes dans le contexte scientifique de son temps (chez Willebrord Snell, Christoph Scheiner, Kepler) mais étudiant aussi les extrapolations et dévoiements « gigantomachiques » auxquels elle a pu donner lieu (chez Jean Terrasson et Claude Gadroys), évoquant des mondes en désagrégation qui se remplacent et s’absorbent les uns les autres, où E. M. voit les prémisses de l’interprétation sécularisante de la cosmologie cartésienne.

Le dernier chap., « La fin des temps », n’est pas le moins riche, ni le moins original. Il montre de manière très suggestive combien la question du temps fut au cœur de la révolution copernicienne, laquelle est née dans le contexte de la réforme calendaire. Copernic a cherché l’exacte « raison » du mouvement de précession dans les étoiles fixes, mouvement qu’il voulait pouvoir rendre commensurable à celui des autres sphères célestes afin de permettre de calculer « l’année parfaite », au terme de laquelle tous les orbes célestes se verraient de nouveau alignés. E. M. qui montre comment ce thème de la grande année fut investi, y compris par les coperniciens, de significations apocalyptiques, insiste sur le fait que c’est à Kepler qu’il revint (contre ses propres tendances pythagoriciennes), de progressivement dénouer le lien entre l’harmonia mundi copernicienne (qu’il assigne désormais aux seules lois de la géométrie) et la commensurabilité des mouvements célestes, libérant ainsi l’astronomie tout à la fois de la « hantise de la circularité », et de la « hantise astrologico-religieuse de la fin du monde ». D. une fois de plus est présenté comme s’inscrivant dans le mouvement initié par Kepler. Le chap. propose à cet égard, une très belle discussion de l’anti-anthropocentrisme cartésien, sa critique nuancée de l’omnia propter hominem, tissé, comme dans un « intertexte » maïmonidien, et aux antipodes de la vulgate sur l’homme « maître et possesseur de la nature », une expression dont l’A. rappelle la signification biblique et la source textuelle dans les Commentaires des Sentences du Lombard (cité p. 358). L’homme n’est que la moindre partie de la Création, situé en un lieu inassignable du temps autant que de l’espace. Il semble à l’auteur de ces lignes que c’est précisément cette conscience de « localité » (plus sans doute que la considération de la toute-puissance de Dieu, avancée p. 333) qui explique le fameux renversement des Principia au terme duquel D. peut dire paradoxalement que la terre est littéralement immobile, puisqu’elle ne se sépare jamais de son environnement immédiat.

On ne cachera pas que cette Fabrique du Monde est un ouvrage difficile, exigeant, souvent abrupt dans des transitions qui font passer sans ménagement d’un siècle à un autre, de la patristique à Heidegger, de D. à ses sources et de ses sources à ses lecteurs. Le parcours argumentatif est rarement balisé d’avance, et son caractère « zététique », à l’image de son objet (une cosmologie cartésienne en constante quête d’elle-même) est patent. Il y a chez l’A. une forme de funambulisme herméneutique qui pourra sans doute déconcerter plus d’un lecteur et plus d’un cartésien. Sur le fil ténu de ce commentaire « perdu » de la Genèse, dont rien en réalité, de l’aveu même de l’A., n’assure qu’il ait jamais existé, et que les strictes déclarations « séparatistes » de D. du Discours de la Méthode (AT VI 8) ou de la lettre à Hogelande (AT II 347-8) font dangereusement tanguer, il fallait une certaine audace pour s’avancer. E. M., qui n’en manque pas, pas plus qu’il ne manque du soutien d’une incroyable érudition – capable d’en remontrer à Mersenne lui-même (cf. p. 322, n. 5) –, parvient à convaincre du caractère absolument décisif de la théologie du Dieu créateur pour l’intelligence de la physique cartésienne. On pourra s’interroger ici et là sur la pertinence d’un rapprochement textuel, la vraisemblance d’une rencontre biographique ou la justesse d’une lecture, mais la fresque d’ensemble est d’une puissance de conviction incontestable et dessille les yeux sur nombre de textes cartésiens que l’on croyait bien connaître. Sans doute l’image du philosophe qui s’en dégage est-elle quelque peu déceptive – en particulier parce que D. y apparaît beaucoup moins original, beaucoup plus ancré dans son temps, ses lectures et ses rencontres que ne le veut l’imagerie d’Épinal qui a fait de lui le héros absolu de la modernité. L’image que nous en propose cet ouvrage n’en reste pas moins celle d’un auteur singulièrement profond et essentiel, y compris dans la manière dont il est parvenu à synthétiser et clarifier l’héritage philosophique de ses prédécesseurs coperniciens pour le transmettre à son siècle comme au nôtre.

Philippe HAMOU (Université Paris-Nanterre)

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Pour citer cet article : Philippe HAMOU, « Mehl, Édouard, Descartes et la fabrique du monde. Le problème cosmologique de Copernic à Descartes, Paris, PUF, Épiméthée, 2019, 424 p. », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.

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France

, Paris, Classiques Garnier, 2016, 558 p.

Ce fort ouvrage d’histoire littéraire et religieuse s’intéresse à l’usage et à l’évolution des thèmes optiques dans la littérature sacrée du XVIIe siècle français. Une certaine métaphysique de la lumière se cristallise au début du siècle dans une forme littéraire spécifique, celle de la « similitude » qui prend en charge l’analogie supposée de Dieu avec la lumière, ou celle du regard charnel et du regard spirituel, et l’explore selon les divers registres symboliques, sur le modèle des quatre sens de l’Écriture de l’exégèse religieuse (cf. p. 77). Dans ce travail, le discours sacré est envisagé comme « lieu d’échange entre science, religion et rhétorique ». L’auteur exhume tout un continent méconnu de la littérature classique : poètes chrétiens tels Claude Hopil, Barthélémy, Pierre Rabbi, Arnauld d’Andilly ; prédicateurs, tels Pierre de Besse, Jean-Pierre Camus, Charles Hersent, Jaques-Bégnine Bossuet ; auteurs de manuels et de traités apologétiques, parmi lesquels Pierre de Bérulle, Joseph Filère, et tout particulièrement Marin Mersenne, dont l’« optique moralisée », développée depuis les Quaestiones in genesim (1623) jusqu’à l’Harmonie Universelle (1636), offre le pendant théorique aux entreprises littéraires des poètes et prédicateurs. La période étudiée (1600-1670) est, selon l’A. (p. 28-9), marquée par le passage « d’un ordre ancien du regard » dominé par les emprunts à l’optique médiévale et par des références occultistes, ou néo-platoniciennes, à un « ordre nouveau », képlérien et cartésien qui, affirmant « le caractère construit de la perception », autorise l’usage de thèmes catoptriques et perspectifs pour manifester l’imperfection de notre perception de l’ordre sacré voulu par Dieu dans la disposition confuse des choses humaines, et l’importance du point de vue christique pour redresser cette confusion. Un modèle dominant dans ce nouveau régime de la similitude est l’anamorphose, décrite dans les traités de perspectives curieuses tel celui du frère minime Jean-François Nicéron : représentation d’une perspective excentrée ou incurvée, qu’un changement de point de vue ou un miroir cylindrique permettent de redresser et de rendre lisible. Ce sont de tels dispositifs perspectifs qui sont évoqués tant par Pascal (Pensées, LG 19) que par Bossuet dans un passage du Carême du Louvre, cité au seuil de l’ouvrage (p. 13), présentant l’anamorphose comme une « image assez naturelle du monde, de sa confusion apparente et de sa justesse cachée, que nous ne pouvons jamais remarquer qu’en le regardant par un certain point que la foi en Jésus Christ nous découvre ».

Selon le schéma historique proposé par l’A., les « similitudes » optiques se développent intensément entre 1600 et 1620, d’abord dans la poésie religieuse puis le sermon, se raréfient de 1635 à 1650 ou se voient réélaborées dans des ouvrages en prose tels le Miroir sans tâche du jésuite Filère (1636), enfin, à partir de 1650 elles déclinent rapidement en tant que forme littéraire spécifique. Selon Libral, ce déclin, dans un contexte où l’autonomie de l’entreprise scientifique devient de plus en plus patente, signale que le discours sacré n’a pas su « se libérer d’une utopie finissante selon laquelle la science optique et la science morale resteraient soumises au religieux » (p. 400). L’imagerie optique cesse alors d’être conçue comme un instrument de savoir religieux, elle est recrutée par les moralistes, et tend à devenir plus formelle et rhétorique lorsqu’elle se voit mobilisée dans le discours galant, ou utilisée comme instrument d’exhibition et de magnification politique des « hiérarques post-tridentins », entre tous le Roi-Soleil.

Dans cet ouvrage touffu et érudit (comprenant une copieuse bibliographie, p. 441-527, un index nominum et un index rerum, p. 529-551, ainsi que des notices biographiques et un glossaire, p. 413-439), dont l’organisation complexe n’est pas strictement chronologique, la philosophie et l’histoire des sciences constituent un arrière-plan à la fois omniprésent et néanmoins sans doute trop timidement investi, évoqué à travers des références à une littérature secondaire dont l’autorité ou les éventuels différends ne sont pas, ou guère, discutés. La contribution cartésienne à la transformation de ce paysage littéraire est présentée comme décisive, et néanmoins elle se voit décrite de façon très indirecte, parfois réduite à des formules hâtives ou empruntées : « ruine d’un modèle représentationnel de la vision » (p. 26), « philosophe au masque », passant « au crible du doute méthodique » l’héritage scolastique (p. 104-105), « logique du désenchantement » (p. 206). Une vue un peu moins figée de ce que représente la pensée cartésienne, et des liens profonds qu’elle tisse entre science et métaphysique aurait sans doute permis de mieux cerner l’importance du dialogue critique qu’elle entretient avec le modèle solaire et l’exemplarisme bérullien, tel qu’il s’illustre de manière très symptomatique dans l’œuvre de Mersenne. Malheureusement l’ouvrage n’accorde aucune considération à la critique cartésienne de l’analogie, pas même dans le sous-chapitre intitulé « crise de l’analogie » (p. 221-227), évoquant le jésuite Benet Perera et Pierre Gassendi, et leur approche « nominaliste » des signes divins que peuvent représenter des météores comme l’arc-en-ciel et les parhélies. L’historien de la pensée cartésienne reste donc quelque peu sur sa faim, en dépit de l’intérêt de cet énorme travail d’exhumation d’une littérature aujourd’hui presque entièrement oubliée.

Philippe HAMOU

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Pour citer cet article : Philippe HAMOU, « LIBRAL, Florent, Le Soleil caché. Rhétorique sacrée et optique au XVIIe siècle en France, Paris, Classiques Garnier, 2016, 558 p. » in Bulletin cartésien XLVII, Archives de Philosophie, tome 81/1, Janvier-mars 2018, p. 171-223.

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Michel FICHANT et Paul RATEAU (éd.), Leibniz en 1716 : une dernière philosophie ?, Les Études Philosophiques, PUF, juillet 2016-3.

Ce numéro des Études philosophiques regroupe sept articles consacrés à différents aspects de la « dernière philosophie » de Leibniz. L’idée d’une « dernière philosophie » est brièvement discutée dans l’avant-propos du volume, signé par Michel Fichant et Paul Rateau. Les auteurs estiment qu’il serait vain de croire qu’existerait un moment – autour par exemple de la publication de la Théodicée en 1710, ou de la rédaction de la Monadologie et des Principes de la nature et de la grâce en 1714 – où la philosophie de Leibniz trouverait une forme d’achèvement systématique. « Le Système de Leibniz, écrivent-ils, est une chimère », une illusion d’interprètes que les progrès de l’édition des très nombreux inédits conservés à Hanovre ont largement contribué à dissiper. L’œuvre de Leibniz, expliquent-ils encore, est semblable à un être vivant « dont une structure générale peut demeurer (jusqu’à un certain point en tout cas) quoique sa matière ne soit jamais définitivement fixée ».

Évoquer Leibniz en 1716, c’est donc caractériser moins une clôture de l’œuvre qu’un état d’un travail constant de réélaboration, état final par le seul fait contingent de la disparition du philosophe le 14 novembre 1716. Si l’exigence de systématicité n’est jamais absente chez Leibniz, elle s’applique à un corps de principes et de concepts changeants, et, affrontée à de nouveaux interlocuteurs et adversaires, elle réclame un constant travail d’ajustement des arguments et de déplacement des concepts.

Hormis l’article (passionnant) de Catherine Wilson dont la méthode est singulière, les textes réunis dans ce volume poursuivent tous à quelque égard une fin analogue : éclairer les dernières occurrences d’un principe, d’un argument, d’une cellule théorique par l’examen de sa trajectoire, ou de son histoire et de ses fonctions différenciées dans différents états de l’œuvre. Cette méthode est illustrée de manière exemplaire dans l’article d’Arnauld Lalanne « Les dernières évolutions du principe de raison suffisante », et celui de Paul Rateau « Les preuves leibniziennes de l’existence de Dieu, la “voie” du mouvement ». Si le principe de raison suffisante est explicitement nommé en 1702 dans le cadre de la correspondance avec Bayle, A. Lalanne montre que ce n’est qu’en 1712, dans le contexte de la polémique avec Hartsoeker, puis en 1715-1716, dans la controverse avec Clarke, que Leibniz en vient à considérer qu’il s’agit d’un marqueur spécifique de sa philosophie (« mon principe »), dont l’admission ou le refus devient le nœud de toute sa dispute avec Newton et avec ceux qu’il appelle les matérialistes. Le principe devient alors (ou redevient) un principe physico-mathématique, là où deux ans plus tôt, dans les Principes de la nature et de la grâce, il était encore décrit comme le principe qui permet de s’élever au-dessus de la physique.

Un autre échantillon de trajectoire conceptuelle nous est proposé par Paul Rateau dans l’enquête très maîtrisée qu’il consacre à la preuve de Dieu « par le mouvement ». Si celle-ci occupe une place centrale dans les textes de jeunesse, c’est qu’elle s’appuie sur la conception des modernes dont Leibniz est alors encore solidaire : celle d’une matière pleinement passive, qui ne peut être elle-même source du mouvement qui l’anime et qu’elle ne fait que transmettre. En 1671, dans l’Hypothesis physica nova, le corps est dit mens momentanea : il est incapable de conserver son conatus, et partant la conservation du mouvement requiert une perpétuelle transcréation, ce qui selon Leibniz doit fermer la bouche aux athées. Après la réhabilitation des formes substantielles, la réduction du mouvement au statut d’effet et de phénomène, cette preuve par le mouvement perd une grande partie de sa force, et se voit logiquement rétrogradée dans l’ordre de l’argumentaire « physico-théologique ». Toutefois l’idée que le mouvement constaté en ce monde nous révèle l’action de Dieu reste présente, intégrée à la preuve a contingentia mundi (le mouvement en ce monde aurait pu être autre), puis subtilement associée à la preuve de Dieu par l’harmonie préétablie qui, selon Leibniz, est seule capable de préserver le principe vénérable selon lequel un corps ne saurait être mu que par un autre corps contigu, principe que ni les scolastiques ni Descartes lui-même n’auront su respecter. L’histoire complexe de cette « preuve » manifeste donc clairement comment certains principes ou certains énoncés d’apparence invariante furent au fil du temps mobilisés par Leibniz dans des configurations théoriques diverses et parfois même opposées.

Dans son article sur « l’autonomie épistémologique de l’analogie », Christian Leduc propose une confrontation des usages du raisonnement analogique et s’attache à montrer, contre une conviction souvent exprimée dans la littérature, que ce mode de raisonnement a une autonomie relative à l’égard de la métaphysique. Les analogies ne sont pas toutes révélatrices des véritables rapports d’expression que le principe métaphysique de l’harmonie impose entre les choses et les différents règnes de choses. Ch. Leduc s’attache à le montrer sur un corpus large, antérieur mais aussi postérieur à la fixation du concept d’expression (à l’époque du Discours de métaphysique) prenant en compte les contextes juridiques, linguistiques, mathématiques, etc., dans lesquels le raisonnement analogique se voit mobilisé et validé indépendamment de la métaphysique.

La question des différents régimes de la rationalité leibnizienne est encore au centre de l’article d’Anne-Lise Rey (« Les antipodes du pourquoi suffisant ») qui montre comment, dans la polémique avec Hartsoeker, le principe de raison permet de qualifier l’atomisme de « fiction raisonnable » ou « fiction métaphysiquement possible », lui conservant ainsi, malgré sa disqualification métaphysique, une forme de rationalité et même une opérativité scientifique.

Francesco Piro étudie l’argument polémique du « miracle perpétuel » et l’importance qu’il prend dans les derniers écrits de Leibniz lorsqu’il s’agit de montrer que les créatures possèdent des dispositions naturelles en vertu desquelles elles sont elles-mêmes causes et agents.

Luca Basso s’attache quant à lui au concept moral et politique de felicitas, et à la dynamique d’inquiétude et de progrès qui lui est propre. Il montre la centralité de ce concept dans la constitution leibnizienne d’une forme de politique morale.

Dans cet ensemble de très haute qualité, le texte de Catherine Wilson, « plénitude et compossibilité » a un statut un peu à part. Il s’agit de la traduction d’un texte déjà paru en anglais dans la Leibniz Review, en 2000. Son objet est moins l’enquête historique qu’une entreprise théorique originale, destinée à éprouver la cohérence ou la compatibilité d’un ensemble de thèses soutenues par Leibniz au sujet de l’actualisation des substances « compossibles » qui constituent le monde actuel. L’argument général de C. Wilson est qu’il n’est pas possible de tenir ensemble l’unicité du « monde » créé et le principe de plénitude en vertu duquel notre monde est le plus riche et le plus complet de tous les mondes possibles. Elle met notamment en doute l’idée que le « mécanisme métaphysique » décrit dans l’opuscule Sur l’origine radicale des choses conduise à la génération d’un seul monde actuel, lequel serait le meilleur des mondes, plutôt qu’à une pluralité indéfinie de mondes parallèles de statut ontologique équivalent, sans connexion les uns aux autres – hypothèse qui n’est pas sans évoquer celle du réalisme modal de David Lewis, ou celle des « multivers » de la cosmologie contemporaine. Si C. Wilson rappelle que la doctrine officielle de Leibniz est bien sûr celle de l’unicité du monde créé fondée sur l’idée d’une liaison perceptive universelle de toutes les créatures, elle souligne que la thèse de l’emboîtement des vivants paraît pointer dans une autre direction, celle d’une pluralité de mondes « compossibles » coexistant dans un même univers mais « vivant dans l’ignorance générale les uns des autres ». Une telle réflexion conduit évidemment à se dégager de la prise textuelle du Leibniz historique, mais elle mérite qu’on s’y attache, ne serait-ce que parce que, menée, comme elle l’est ici, avec tact, elle permet de donner à l’œuvre du philosophe de Hanovre une résonnance singulière dans le débat philosophique contemporain./p>

Philippe HAMOU

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Pour citer cet article : Philippe HAMOU, « Michel FICHANT et Paul RATEAU (éd.), Leibniz en 1716 : une dernière philosophie ?, Les Études Philosophiques, PUF, juillet 2016-3 » in Bulletin leibnizien III, Archives de Philosophie, tome 80/3, avril-juin 2017, p. 561-623.


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