Auteur : Pierre-François Moreau
Baruj Spinoza, Tratado político, edición de Juan D. Sánchez Estop, Madrid, Trotta, 171 p.
Juan Domingo Sánchez Estop, qui avait déjà traduit la correspondance de Spinoza (et en outre publié un ouvrage sur Althusser et Spinoza), aborde cette fois le Traité politique. Une solide introduction souligne que « la présence constante de la pratique dans la théorie obéit probablement à l’influence, déterminante dans cette œuvre ultime, de Machiavel ». Elle analyse les relations entre le TTP et le TP et rappelle que « Spinoza a pu expérimenter en direct l’échec du projet politique implicite dans son premier Traité ». Il fallait donc laisser de côté l’utopie de la démocratie comme régime naturel qui, déjà dans le TTP, était en tension avec le réalisme politique, et s’appuyer désormais sur l’expérience effective des Politici pour penser l’ordre de la Cité sous la perspective des deux grands axes constitués par l’imperium et la multitudo. Une telle analyse permet d’ailleurs de penser la démocratie réelle, « comme principe ontologique transversal à tous les régimes » ; quant à constituer une démocratie comme régime effectif elle-même, qui inclurait à la limite tous les citoyens, sans être impossible, cela apparaît, pour reprendre les derniers mots de l’Éthique, comme « une tâche aussi difficile que rare ».
Le texte choisi comme référence est celui qu’avait publié Gebhardt, modifié parfois selon les lectures de Proietti et Cristofolini. Les mots-clefs sont rendus par des termes proches, sans complication inutile (cf. note p. 56-57 sur bediencia pour obsequium) : estado (imperium), estado civil (status civilis), estado de naturaleza (status naturalis), está sometido al derecho ajeno ou vive conforme al derecho propio (est alterius juris ou est sui juris), derechos comunes (jura comunia), pecado (peccatum), sociedad (civitas). Certains de ces choix s’appuient d’ailleurs sur les études terminologiques des historiens du droit ou des institutions (y compris le Vocabulaire des institutions indo-européennes de Benveniste).
L’annotation sobre indique les références aux auteurs latins (Ovide, Cicéron, Tacite) ainsi qu’à des modernes comme Machiavel et Antonio Perez. La note de la p. 145 souligne le passage de la religion du TTP à la religion civile des chapitres sur le régime aristocratique, analogue à ce que Varron (cité par Augustin) ou Machiavel découvrent dans la République romaine. D’autres notes apportent d’utiles précisions historiques (sur l’exécution du doge Marino Falieri, p. 131, sur l’inspiration machiavélienne chez de La Court, p. 136), et plus généralement sur le modèle vénitien des chapitres consacrés à l’aristocratie. L’ensemble montre bien à quel point Rome, Venise et les Provinces-Unies sont massivement présentes dans le Traité, comme elles l’étaient sans doute dans l’horizon d’attente des cercles de lecteurs spinoziens.
Pierre-François Moreau
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Pour citer cet article : Baruj Spinoza, Tratado político, edición de Juan D. Sánchez Estop, Madrid, Trotta, 171 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLVI, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 193-218.
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Diego Tatián, La filosofía y la vida, San Martin, UNSAM edita, 242 p.
Ces douze leçons constituent non un exposé du système, mais un libre parcours dans ses méandres et leurs résonances culturelles. La vie et l’œuvre de Spinoza, comme le contexte et la réception du spinozisme, sont étroitement liées, en effet, à beaucoup de strates de notre histoire et de notre sensibilité, et leur exploration commune est peut-être un moyen de questionner l’expérience de chacun. Elle passe, selon une métaphore empruntée à l’optique, par six « courbures » convexes – négatives : l’excommunication, l’expérience (c’est-à-dire surtout celle de l’infortune), la haine, la servitude, la servitude volontaire, la superstition ; et six « courbures » concaves – émancipatrices : la prudence, la politique, l’amitié, le matérialisme de la rencontre, la communauté, et enfin ars sive ethica.
La leçon sur l’excommunication envisage bien les dix explications possibles du herem, des plus vraisemblables aux moins assurées ; mais surtout, elle s’interroge sur les dimensions qui en sont proches dans beaucoup de vies humaines : l’exclusion, l’exil, la proscription, l’annihilation… Un invariant dont on retrouve des instances chez Ovide ou Mandelstam. De même, l’expérience de l’infortune et de la vacuité décrite au début du Traité de la réforme de l’entendement prend une autre portée une fois rapprochée de la métaphore du « naufrage avec spectateur » dont Blumenberg a suivi la trace tout au long de l’histoire ; et la réflexion sur la servitude renvoie à la fois à la longue série des « justifications » philosophiques de l’esclavage et de la hiérarchie des races, et à la servitude éthique de l’akrasia. C’est tout un monde de négativité qui s’inscrit ainsi dans les connexions des passions tristes et la géométrie spinozienne s’enracine dans le terreau de la souffrance humaine et de ses multiples formes. Quant aux étapes de la libération, elles aussi trouvent des résonances et des consonances dans la culture de Spinoza comme dans la nôtre : chez les humanistes italiens et espagnols pour la prudence, chez Machiavel pour la politique, dans les liens paradoxaux entre Blanchot et Foucault pour la rencontre…
Il faut faire un sort particulier à la dernière leçon, où l’esthétique est pensée comme expression des lois des corps. Loin de toute pensée idéaliste et normative du Beau, et sur un autre terrain que la discipline qui se constituera entre Baumgarten, Winckelmann, Lessing et Kant, on voit Spinoza appuyer sur les significations du mot ars une méditation sur « l’expression de la puissance productive du corps », à même la vie et les activités quotidiennes. Diego Tatían discute les thèses de Filippo Mignini et de Jean-Clet Martin, il aurait pu citer aussi le livre d’Adrien Klajnman, Méthode et art de penser chez Spinoza. En tout cas, on a là une tentative de prendre au sérieux ce que pourrait être une analyse matérialiste de l’art dans le sillage du spinozisme.
Pierre-François Moreau
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Pour citer cet article : Diego Tatián, La filosofía y la vida, San Martin, UNSAM edita, 242 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLVI, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 193-218.
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Baruch Spinoza, Etica, introduzione, traduzione e commento di Alberto Tettamanti, Roma Armando editore, 895 p.
Alberto Tettamanti présente sobrement son travail dans une solide introduction où il rappelle les étapes de la composition, maintenant bien connues, avec le passage de trois à cinq parties et l’interruption imposée par la rédaction du TTP ; il analyse le contenu de chaque partie et explique ce qu’est l’ordre géométrique ; il insiste sur l’inutilité de caractérisations trop générales comme « monisme », « athéisme », « acosmisme » et sur le fait que « la seule voie d’accès à cette philosophie est celle qui passe par la compréhension “adéquate” du texte » – autrement dit :
avant d’interpréter la pensée de Spinoza d’une façon ou d’une autre, il faut s’efforcer de savoir ce qu’il a dit effectivement, et la seule façon pour le faire est de lire et de chercher à comprendre le texte selon l’ordre et l’enchaînement des propositions, comme le faisaient les membres du cercle spinozien d’Amsterdam qui, comme nous le savons par Simon de Vries, lisaient à tour de rôle une proposition et en donnaient une explication selon leur capacité.
Surtout, l’introduction nous livre les principes suivis dans la traduction (effectuée à partir de l’édition Gebhardt). Les termes techniques « doivent être traduits littéralement et de manière univoque, parce que Spinoza les entend en une acception unique ». C’est le cas par exemple de acquiescentia (soddisfazione), affectio (affezione), (affetto), conatus (sforzo), modus (modo). Cette fidélité s’applique aussi aux termes ou expressions-outils qui « permettent de définir des concepts ou d’en préciser la signification », comme nihil aliud quam, seu/sive, quatenus… eatenus. Certains termes sont pris par Spinoza dans un sens éloigné de leur usage commun (et on comprend alors que, sans doute, « littéralement » devait se comprendre comme : conforme à l’usage commun) ; ceux-là demandent une traduction spécifique : ce serait le cas de desiderium, impossible à traduire par « désir » : rimpianto doit alors remplacer desiderio (on pourrait faire remarquer qu’il a parfois l’un de ces sens et parfois l’autre). Les choix sont souvent explicités en note, par comparaison avec les traductions italiennes antérieures : conatus et conatur (note 132), cupiditas (cupidità et non desiderio, note 135), veneratio (rispetto, et non venerazione, note 180), humilitas (humiltà, en précisant qu’il ne faut pas l’entendre dans le sens chrétien). Il s’agit donc d’une traduction conceptuellement réfléchie ; mais peut-être aurait-il été utile de placer à la fin du volume un glossaire rassemblant tous ces choix.
Le commentaire, curieusement mêlé à la traduction (avant et après les blocs de définitions et propositions, réunis en sections) vise essentiellement à éclairer la logique du texte. Il s’attache néanmoins parfois à élucider le rapport à Descartes (sur la cause de soi, sur la distinction de l’âme et du corps, sur le statut de la volonté, etc.), à indiquer la relation avec le reste de l’œuvre (principalement Principia et correspondance), à préciser un rapprochement textuel (avec Cicéron et Sénèque pour les motifs stoïciens de la IVe Partie, avec Platon et Cicéron pour la formule finale « aussi difficile que rare »). Il ne s’interdit pas, parfois, l’évocation rapide de philosophies ultérieures : il cite Schopenhauer sur la nomination de la substance unique par le terme Dieu et rappelle une page du Crépuscule des idoles où Nietzsche semble s’approcher de la pensée spinoziste.
Pierre-François Moreau
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Pour citer cet article : Baruch Spinoza, Etica, introduzione, traduzione e commento di Alberto Tettamanti, Roma Armando editore, 895 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLVI, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 193-218.
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Tracie Matysik, When Spinoza met Marx. Experiments in Nonhumanist Activity, Chicago, The University of Chicago Press, 368 p.
Le jeune Marx, au sortir de sa thèse sur Démocrite et Épicure, recopie quarante-quatre pages du Traité théologico-politique (ainsi que de la correspondance). Il n’y ajoute pas un mot de commentaire, mais recompose le texte en redistribuant selon une autre logique les passages qu’il reproduit. Ce faisant, il aboutit en quelque sorte à un autre ouvrage, comme l’avait montré Alexandre Matheron lorsque nous avions publié une traduction de ces extraits en 1977, dans le premier numéro des Cahiers Spinoza. Un autre ouvrage, c’est-à-dire un manifeste jeune-hégélien. Par la suite Marx n’écrira ni livre ni article sur Spinoza, mais des citations apparaîtront çà et là dans ses œuvres, souvent en des points nodaux ; et il reste, au-delà des citations, à évaluer ce que pourrait être une confrontation des deux pensées.
Tout cela est maintenant bien connu des spinozistes. Mais Tracie Matysik rappelle que le cas de Marx est loin d’être isolé : tout le XIXe siècle est parcouru de rencontres entre des penseurs socialistes et révolutionnaires et le spinozisme. Elle souligne qu’a priori la convergence n’était pourtant pas évidente entre une doctrine déterministe et un appel à changer le monde (donc impliquant, semble-t-il, une part de téléologie). Pourtant, le fait est là : Feuerbach, Heine, Moses Hess, le romancier Berthold Auerbach (qui traduisit les Œuvres de Spinoza et en fit aussi un héros de roman) comme Jakob Stern (rabbin puis militant social-démocrate, qui lui aussi traduisit l’Éthique et rédigea une « présentation populaire » du spinozisme) – autant de vies et d’œuvres où une certaine réception du philosophe néerlandais se glisse dans des revendications libérales, démocratiques puis franchement révolutionnaires. Le plus étonnant est peut-être Johann Jacoby, sans doute moins connu des lecteurs français, mais personnage fascinant, adversaire résolu de la Prusse de Frédéric-Guillaume IV, puis de celle de Bismarck, se confrontant à Spinoza en prison, et surtout initiant une lecture de celui-ci qui marquera durablement la seconde moitié du siècle : celle d’un « monisme » non réductible à celui de Haeckel, qui inscrit la pensée de l’Éthique dans le contexte du naturalisme scientiste – qu’il allie à une conception de plus en plus radicale de la démocratie.
On ne s’étonnera pas de voir le dernier chapitre traiter de Plekhanov, dans la mesure où ce dernier, exilé en Suisse, aborde Spinoza, entre autres, à l’occasion du débat intérieur à la social-démocratie autour du révisionnisme de Bernstein : on est donc encore en climat germanique, même si la querelle en dépasse vite les frontières. Plekhanov, qui avait cherché d’abord un appui dans la tradition matérialiste des Lumières, plutôt que dans celle du XIXe siècle (Büchner et alii), trouve un soubassement théorique chez un Spinoza lu de façon matérialiste (mais un matérialisme où, plutôt que de produire l’esprit, le monde physique exprime avec lui un même dynamisme).
Reste à chercher, outre les itinéraires singuliers, ce qui a pu rendre possible cette connexion massive, dont on a souligné qu’elle n’allait peut-être pas de soi à première vue. La réponse, selon Tracie Matysik, tient à la réflexion marxienne sur la notion d’activité. Elle montre comment celle-ci consonne avec une interprétation du spinozisme qui met l’accent sur la place que la causalité assigne à la liberté des hommes : dès ses notes de 1841, Marx choisit les passages du TTP qui insistent sur l’action humaine – à une époque où il s’interroge sur la façon dont les êtres humains existent dans la Nature, sont déterminés par elle et malgré cela (ou à cause de cela) ont la liberté de construire les circonstances où ils vivent. Cette interrogation se développe et se précise à travers les critiques faites à Hegel, à Bauer, à Feuerbach. On notera en particulier une lecture novatrice de l’Idéologie allemande, qui montre comment une lecture non téléologique de la notion de substance (qui réapparaîtra dans Le Capital) fournit les éléments pour penser les rapports entre histoire et nature sans abstraction spéculative.
Ce livre, par sa connaissance des milieux et son analyse solide des textes, représente à la fois un apport majeur à l’histoire du spinozisme et une contribution convaincante à la réflexion sur l’anthropologie spinoziste.
Pierre-François Moreau
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Pour citer cet article : Tracie Matysik, When Spinoza met Marx. Experiments in Nonhumanist Activity, Chicago, The University of Chicago Press, 368 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLVI, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 193-218.
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Philippe CAUCHEPIN : Quatre enquêtes pour comprendre Spinoza, Paris, L’Harmattan, 231 p.
La première et la plus longue de ces études est consacrée à la « connaissance intuitive de Dieu » – une expression qui n’apparaît qu’une seule fois dans le corpus spinoziste (E IV, App. 4) ; et pourtant cet hapax désigne « l’unique et certaine voie d’accès au salut ». Pour en élucider le sens et la portée, P. Cauchepin procède méthodiquement, en s’attachant aux traits significatifs portés par chacun de ces termes, en écartant minutieusement les interprétations trop rapides, en explorant les termes voisins, pour en arriver à la conclusion : « le spinozisme est un eudémonisme » – mais à condition de comprendre que la recherche du bonheur, qu’il soit individuel ou collectif, n’a de sens qu’à s’ouvrir sur l’universel « que sont les lois de la nature et […] les vérités qu’elles recèlent ».
Ce nouage du conceptuel et du souci éthique perdure dans les chapitres suivant, à propos de la « démythologisation » (de l’Écriture sainte comme de la métaphysique) ; à propos de l’analyse du corps, y compris dans son rapport aux passions et à la stratégie éthique : contre la tradition millénaire d’opposition entre corps et esprit, « le corps contribue par son activité à l’acquisition d’une certaine liberté à l’égard de la pression des causes extérieures » ; à propos enfin de la concorde (sur les textes énigmatiques qui abordent l’unanimité, voire la fusion des esprits) : contre l’« élitisme » que certains croient lire dans les dernières pages de l’Éthique, il faut rappeler que tous les hommes sont ontologiquement semblables.
C’est peut-être dans le soin de rendre compte de la réalité concrète, naturelle et humaine, à travers la précision de la lecture, que réside l’originalité de ce livre. On pourrait contester telle ou telle de ses positions, mais on doit reconnaître la constance de la démarche. C’est dans cette perspective qu’il faut lire ses dernières phrases : « seul le troisième genre de connaissance, le meilleur qui soit, a la puissance de nous faire percevoir comprendre et aimer les hommes dans leur “essence singulière”. Seul il a la puissance de nous les faire aimer dans leur réalité ontologique, et cela quels que soient les jugements moraux et politiques que nous pouvons et devons porter sur eux et sur leurs actes ».
Pierre-François MOREAU
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Pour citer cet article : Philippe Cauchepin : Quatre enquêtes pour comprendre Spinoza, Paris, L’Harmattan, 231 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLV, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 187-216.
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Jean YHEE : Konfliktfähig. Die politische Streitkultur in Nietzsches Spinoza-Rezeption, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 309 p.
L’ouvrage part du problème de l’ambivalence de Nietzsche à l’égard de Spinoza, problème qui en implique un autre : au-delà des jugements fluctuants de Nietzsche, il est aussi question de la proximité et de la tension entre les deux philosophies elles-mêmes. L’auteur considère que les appréciations portées durant tout son itinéraire par l’auteur du Gai Savoir sur celui de l’Éthique, loin d’être anecdotiques, révèlent aussi son rapport plus profond à l’édification de sa propre pensée. Il prend ainsi ses distances avec les plus importants parmi les commentateurs récents : Deleuze (qui a tendance à surévaluer l’homogénéité entre les deux philosophies), Wurzer (qui, lui, note bien cette ambivalence, mais rapporte le conflit possible principalement à l’ignorance ou à l’incompréhension de Nietzsche à l’égard de Spinoza), Gawoll (qui explique l’ambivalence apparente par la différence entre écrits exotériques – où Nietzsche critiquerait Spinoza – et ésotériques – les fragments et carnets où il marquerait au contraire leur proximité), enfin Brobjer (qui pense résoudre le problème de façon radicale en affirmant que Nietzsche n’a jamais lu Spinoza : la connaissance qu’il en a viendrait uniquement de la littérature secondaire et notamment de Kuno Fischer).
Jean Yhee reconstruit minutieusement la chronologie et les contextes de lecture. Il s’attache à repérer les indices qui font voir que Nietzsche a pu lire Spinoza directement ; qu’il a été en constant dialogue intellectuel avec lui – y compris dans la période 1881-1885 où les commentateurs croient voir un silence de cette relation ; et surtout que sa réception ne porte pas uniquement sur la métaphysique ou sur les relations conatus/volonté de puissance, mais concerne aussi la politique. Il entend sur ce point montrer la portée actuelle de leur débat, comme iI le souligne d’ailleurs dans son introduction : Spinoza, représentant de l’ « Aufklärung radicale » a défendu la démocratie comme forme idéale pour la coexistence harmonieuse entre les hommes. Nietzsche est le plus vigoureux critique de la démocratie dans la modernité. Il s’agit là non de la banale opposition de deux dispositions singulières, mais de positions philosophiques fondamentales concernant la capacité de conflit individuelle de l’être humain et la façon de résoudre ces contradictions interhumaines.
Chacune des citations et allusions est analysée, à sa place, dans cette perspective, et les thèmes récurrents prennent alors une autre dimension. Ainsi, les tirades sur le masque et la solitude, que l’on interprète souvent comme un reproche adressé par Nietzsche à Spinoza, alors qu’en fait on est ici au plus près de leur accord : dans le monde de la massification et du nihilisme, le vrai penseur doit savoir s’isoler pour préserver l’originalité et la force de son message. Au total, Spinoza représente ainsi pour Nietzsche l’image dans un miroir, mais une image renversée qui réoriente la pensée dans une autre direction. Les supposées (et réelles) transformations de son jugement sur son « prédécesseur » (« Ich habe einen Vorgänger und was für einen ! » écrit-il à Overbeck) sont autant d’efforts pour maîtriser la tension interne de sa propre évolution.
On doit noter, comme un signe et une condition de la rigueur nécessaire à une authentique histoire de la philosophie, le souci philologique extrême manifesté par cette recherche, comme en témoignent les nombreuses reproductions de pages manuscrites et leurs commentaires. On remarquera aussi par exemple, l’analyse de la référence au morsus conscientiae, preuve de l’autonomie de Nietzsche à l’égard de Fischer, et tout ce qui est consacré au Chaos sive Natura. Eu égard à un tel souci de précision et d’exactitude textuelles, il n’en est que plus regrettable que les rares fois où un texte est cité en français (dans une bibliographie par ailleurs uniquement allemande et anglo-saxonne, à deux exceptions près, Deleuze et Kofman), cette langue soit écorchée dans presque chaque phrase.
Pierre-François MOREAU
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Pour citer cet article : Jean Yhee : Konfliktfähig. Die politische Streitkultur in Nietzsches Spinoza-Rezeption, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 309 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLV, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 187-216.
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SPINOZA, Éthique, édition annotée et traduite sous la direction de Maxime Rovere, Paris, Flammarion, 955 p.
Nous traiterons successivement des questions textuelles, de l’annotation et de la traduction.
I. Qui traduit s’interroge forcément sur la justesse des leçons du texte source. C’est ainsi que les traducteurs des ouvrages de Spinoza ont beaucoup contribué à la philologie spinozienne. Leur travail reste pourtant bien distinct de celui des éditeurs qui établissent un texte dans sa langue originale. Le collectif (sous la direction de Maxime Rovere) qui a produit cette remarquable publication de l’Éthique, et de belle présentation typographique, offre une traduction, non seulement de cet ouvrage, mais également (en annexe) de la dissertation de Louis Meyer, ainsi qu’un ample commentaire en regard. Un certain nombre de ces annotations traitent de problèmes textuels. C’est une addition bienvenue aux études spinoziennes, mais cela ne constitue pas une édition au sens propre. Sur ce point, la présentation du livre est trompeuse. Sur la couverture, nous lisons « édition annotée et traduite… », à la page de titre « édition et traduction de Maxime Rovere ». On a alors l’impression qu’il s’agit d’une édition du texte latin, accompagnée de notes et d’une traduction. Cette impression est encore renforcée quand on arrive au paragraphe intitulé « Note sur cette édition », qui commence ainsi : « Cette édition est établie d’après le texte latin des Opera posthuma de 1677 en tenant compte des variantes de la version néerlandaise (Nagelate Schriften), du manuscrit du Vatican (V) et des éditions du texte latin par Paolo Cristofolini en 2014 (Edizioni ETS), puis par Fokke Akkerman et Piet Steenbakkers en 2020 (PUF). » Cette déclaration pose des problèmes.
1) En matière textologique le terme technique « établissement du texte » est réservé pour le processus philologique qui constitue un texte critique (constitutio textus). Ce que nous avons devant nous, pourtant, est une traduction française pourvue d’une abondante annotation, et non pas une édition.
2) Pris au pied de la lettre, l’énoncé « d’après le texte latin des Opera posthuma » laisse entendre que l’Ethica telle qu’elle se trouve dans les OP fonctionne comme texte de base, c’est-à-dire que, sauf exceptions, la traduction rend les termes des OP. On attendrait alors que les exceptions soient traitées dans les notes, mais là les questions textuelles ne reçoivent que peu d’attention.
3) Comment interpréter les mots « en tenant compte des variantes… et des éditions » ? Là aussi les notes sont silencieuses dans la plupart des cas. En outre, parmi les sources et éditions mentionnées ici, on ne trouve pas de référence aux autres éditions (comme Van Vloten et Land, Appuhn, Gebhardt) dont la traduction s’est servie.
Pour clarifier la pertinence de ces points il conviendra de donner quelques exemples.
a) Dans la proposition 30 de la première partie et sa démonstration, notre édition (Akkerman, Steenbakkers, Moreau, 2020) propose d’adopter une leçon de V (manuscrit du Vatican), au lieu de celle des OP. Rovere paraît s’y ranger ; à la p. 135, il traduit la proposition 30 : « Un intellect en acte, fini ou infini ». Ainsi l’expression actu détermine bien intellectus, et non pas (in)finitus, comme dans les OP. Dans la démonstration, en revanche, il retient la leçon (rejetée par nous) des OP : « un intellect, fini en acte ou infini en acte ». Il n’y a pas de note pour expliquer cette ambiguïté.
b) Dans la démonstration de la proposition 11 de la deuxième partie (p. 207), Rovere traduit une conjecture (le renvoi par le même axiome de cette partie) qui ne se trouve que dans l’édition de Van Vloten et Land (et qui fut adoptée par Appuhn et Gentile). Là encore, pas de note.
c) À la p. 721, Rovere cite notre édition (ici et ailleurs nommée à tort « Moreau 2020 »), mais sa traduction de la proposition 66 de la quatrième partie, ainsi que sa note 646, montrent que le problème textuel et sa solution lui ont échappé. Ce qu’il écrit n’est ni la leçon des OP, ni celles des NS, V ou notre édition, mais une conjecture fausse de Land, suivi par Gebhardt (qu’il ne mentionne pas).
d) La note 165 (p. 188) explique pourquoi ici la leçon du manuscrit V est préférable « Nous restaurons le pluriel, conformément à l’esprit de cette édition (voir présentation, p. 13). » Mais en fait la traduction est un bric-à-brac plutôt qu’une restauration : « Je supplie ceux qui me lisent » ne rend ni le texte de V (qui porte Vos rogare volo) ni celui des OP (Lectorem rogo). La raison serait que le pluriel montre plus clairement le travail collectif (raison invoquée également à la p. 284, note 241). Est-ce un argument pour laisser tomber ce qu’il assume comme son texte de base ? Après tout, la décision, prise par les éditeurs des OP, d’adapter le texte provient du même collectif, qui a publié les OP à la prière de Spinoza et selon ses instructions.
e) Dans la note 91 (p. 118), Rovere propose une émendation du texte latin : « L’édition des OP comporte ici une erreur… Il faut remplacer ici determinatur par terminatur, pour que la citation soit conforme au texte qu’elle cite. » Cela ne corrige pourtant pas les OP, mais le philosophe lui-même : Spinoza avait écrit terminari et terminatur dans la définition 2, mais il y renvoie en écrivant determinetur (leçon confirmée par le manuscrit V). Pour Spinoza, qui d’ailleurs ne se soucie pas de la constance littérale, les deux mots sont équivalents dans ce contexte.
En tout cas, un point fort de cette version est qu’elle rompt avec la fâcheuse pratique, entamée par Gebhardt il y a un siècle, d’intégrer les variantes des NS dans le texte latin.
II. « Pourquoi tant de notes ? » : la question est posée explicitement dans la Présentation (p. 25). Voici la réponse : « Pour faire en sorte [que] … lectrices et lecteurs, savants ou non, disposent d’amis informés vers qui se tourner. » Toutefois, même les meilleurs amis peuvent parfois devenir bavards. Déjà la seule abondance des 798 notes risque d’assourdir la voix du philosophe. Les contributions des six commentateurs (Filip Buyse, Russ Leo, Giovanni Licata, Frank Mertens, Maxime Rovere et Stephen Zylstra) sont pour une bonne part informatives et utiles, mais pas toujours indispensables. Il y en a qui sont précieuses (notamment les notes sur le cercle de Spinoza, le cadre historique, l’ascendance des termes, l’ordre géométrique), il y en a d’autres qui aboutissent à un échec. Malheureusement, c’est dans la dernière catégorie que se situent un certain nombre de notes textuelles. La note 250 (p. 290) en est un exemple : le traducteur qualifie l’adverbe mutilate (« de façon mutilée ») de « spectaculaire barbarisme latin », jusqu’ici ignoré, « masqué par la pudeur des traducteurs ». En fait, l’adverbe figure trois fois dans l’Éthique, et le participe passé mutilatus sept fois. Pour Spinoza c’est un terme du système, conjugué à confuse-confusus. Le verbe mutilare et son participe passé se rencontrent chez les auteurs antiques – Térence, Ovide et Quinte-Curce. Seul un cicéronianisme raide pourrait les déconseiller. Il était logique d’en tirer un adverbe, comme cela fut le cas à la Renaissance. On sait que Spinoza puise le vocabulaire dont il a besoin dans l’ensemble de l’histoire de la langue, comme l’avait montré F. Akkerman. L’insistance de la note (« barbarisme criant ») risquerait de laisser planer un doute sur la latinité de son auteur plutôt que sur celle de Spinoza et de ses amis.
III. La traduction est soucieuse de cohérence, et l’absence de glossaire final est en partie compensée par les notes qui justifient parfois les choix concernant les concepts centraux. Intellectus est rendu par « intellect », mens par « esprit », animus par « cœur » (n. 157), affectio par « modification », affectus par « affect » (n. 311). Pathema animi, véritable croix des traducteurs, est laissé en latin, et la longue note (n. 498) qui commente l’expression ne justifie pas ce recul du traducteur. Appetitus est rendu par « aspiration », ce qui est intéressant, mais est-il sûr qu’« appétit » soit à exclure parce qu’il suggérerait une origine « alimentaire et organique » (n. 338) ? On dit bien en français actuel « appétit de pouvoir ». L’importance de la citation d’Ovide (video meliora proboque…) est soulignée à juste titre (n. 323), mais pourquoi rendre la seconde partie de la phrase par « se laisser aller au pire », qui suggère une passivité quasi totale ? L’un des sens de sequor est bien « poursuivre, chercher à atteindre », qui rend mieux les efforts de l’homme pour aller vers son propre malheur.
Fluctuatio animi est traduit par « hésitation du cœur » et la note qui l’accompagne précise : « Ce terme fournit ainsi un bon exemple de l’écart lexical entre Descartes et Spinoza, et de la nécessité de comprendre les termes de l’Éthique selon leur logique propre. En effet, en ramenant sans cesse le latin de Spinoza à la traduction des Passions de l’âme, on multiplie les faux amis, et l’on suggère la ressemblance de conceptions qui diffèrent souvent largement » (n. 353). On ne niera pas la nécessité de saisir la « logique propre » du lexique spinozien, ni l’écart conceptuel entre les deux philosophies. Cependant, si Spinoza a choisi de reprendre les termes latins de Desmarets (quand il choisit de les reprendre !), c’est apparemment qu’il a estimé pouvoir exprimer sa pensée, avec ce qu’elle a à la fois de proche et de différent de celle de Descartes, avec ces termes justement, comme pour marquer le lieu du clivage théorique ; et le fait qu’il ne le fasse pas toujours (puisqu’il ne reprend pas tous les termes, en introduit d’autres et bouleverse leur équilibre sémantique) souligne plus encore le caractère conscient d’une telle stratégie.
En résumé, la traduction de l’Éthique offerte dans ce livre important ne s’appuie pas vraiment sur le texte des OP, et elle ne tient pas suffisamment compte des autres sources ni des travaux philologiques pertinents. Elle prend les leçons qui lui conviennent, et justifie ses choix au hasard. Sur la totalité du texte, pourtant, les dommages restent limités, si bien que cette traduction, en dépit de tout ce qui a été signalé et discuté, constitue un enrichissement très réel pour les études spinoziennes.
Pierre-François MOREAU et Piet STEENBAKKERS
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Pour citer cet article : Spinoza, Éthique, édition annotée et traduite sous la direction de Maxime Rovere, Paris, Flammarion, 955 p., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 205-230.</p
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Eu JIN CHUA, and Farzaneh HAGHIGHI (ed.), « The Arts of Spinoza + Pacific Spinoza », Interstices: Journal of architecture and related arts. Spinoza special Issue, Aotearoa/ New Zeland, p. 3-89.
Pourquoi consacrer un dossier entier d’une revue d’architecture à un philosophe européen, Spinoza, de nos jours, en Aotearoa (Nouvelle Zélande) ? La longue introduction de Eu Jin Chua envisage les diverses objections possibles – issues des registres esthétique, écologique, postcolonial, historique… Ses réponses lui donnent l’occasion d’aborder à la fois le contexte culturel, la structure du système spinoziste et son intérêt actuel. Le dossier comporte des études (parfois marquées par la lecture deleuzienne) de Sue Ruddick (« Common notions and composite collaborations: Thinking with Spinoza to design urban infrastructures for human and wild cohabitants »), Michael Le Buffe (« Citizen and state in the philosophy of Spinoza »), Carl Mika (« A Māori reflection on Spinoza’s primordial »), Sean Sturm et Stephen Turner (« To see or be seen? The grounds of a place-based university »), Gökhan Kodalak (« Spinoza’s affective aesthetics: Art and architecture from the viewpoint of life »), Jonathan Lahey Dronsfield (« What reading Spinoza’s Ethics out loud brings to and takes from the text »).
Pierre-François Moreau
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Pour citer cet article : Eu Jin Chua, and Farzaneh Haghighi (ed.), « The Arts of Spinoza + Pacific Spinoza », Interstices: Journal of architecture and related arts. Spinoza special Issue, Aotearoa/ New Zeland, p. 3-89., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 205-230.</p
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Thomas DETCHEVERRY et Arnaud LALANNE, « Spinoza et Leibniz : réception et usages croisés dans la pensée moderne et contemporaine », Lumières, 37/38, p. 7-222.
Les organisateurs du dossier notent que le courant interprétatif principal, récemment renouvelé par « Mogens Lærke dans sa grande étude Leibniz lecteur de Spinoza » a le plus souvent mis l’accent sur l’opposition entre les deux auteurs. Il s’agit cette fois d’insister sur d’autres stratégies de réception, où l’on a tenté de disqualifier Leibniz en y pointant un spinozisme latent, ou au contraire d’opposer Leibniz à Descartes en compromettant ce dernier par son disciple Spinoza, ou enfin de réhabiliter Spinoza en le rapprochant de Leibniz et Wolff. Ce sont ainsi trois époques qui sont prises en vue : les Lumières, par François Duchesneau (« Schème leibnizien et spinoziste en conflit : Diderot critique de Maupertuis »), Claire Fauvergue (« La réception contrastée de Leibniz et Spinoza dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert »), Guillaume Coissard (« Penser une radicalité cartésienne ? Le cas des réceptions matérialistes de Leibniz ») ; le XIXe siècle, par Lucas Pétuaud-Létang (« Hegel, lecteur de Spinoza et Leibniz »), Arnaud Lalanne (« Foucher de Careil, lecteur et interprète des écrits de Leibniz sur Spinoza »), Romain Hacques (« Spinoza et Leibniz dans la psychopathologie du XIXe siècle »), Mattia Brancato (« Cantor on the notion of infinity in Spinoza and Leibniz ») ; la période contemporaine enfin, par Thomas Detcheverry (« Deleuze lecteur de Spinoza et Leibniz : éthique, puissance et limite »), Mattia Geretto (« Further considerations on the question of Deleuze’s Neo-Leibnizianism »), Fernando Bahr et Griselda Gaiada (« Spinoza, Leibniz, Borges : de la métaphysique aux Belles-Lettres »).
Pierre-François MOREAU
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Pour citer cet article : Thomas DETCHEVERRY et Arnaud LALANNE, « Spinoza et Leibniz, réception et usages croisés dans la pensée moderne et contemporaine », Lumières, 37/38, p. 7-222., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 205-230.</p
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Ernst BLOCH, Spinoza. Quatre conférences, traduit de l’allemand et annoté par Arno Münster, Éditions Delga, 140 p.
Il suffisait de regarder les index des œuvres d’Ernst Bloch pour deviner la place que tenait Spinoza dans sa culture. En voici une preuve de plus : de 1950 à 1956, Bloch professe à Leipzig un cours complet d’histoire de la philosophie, qui ne sera publié qu’après sa mort, par les éditions Suhrkamp, en 1985 (seule la partie sur Moyen Âge et Renaissance était reprise dans le t. XII des Œuvres complètes). Dans ce cours, près d’une centaine de pages, soit quatre leçons du semestre d’hiver 1955-1956, sont consacrées à Spinoza, que Bloch considère comme « l’apogée suprême du rationalisme » (p. 53). Elles paraissent dans une version d’A. Münster, depuis longtemps traducteur et interprète de Bloch.
La première leçon, sur la vie, le milieu et la réception, souffre du fait qu’en ce milieu des années 1950, avant la renaissance des études spinozistes, Bloch est encore dépendant de l’état de la recherche d’avant 1933 (il s’appuie notamment sur Altkirch) ; par exemple, outre quelques inexactitudes d’ailleurs sans importance, il croit encore à la fable de l’influence de la kabbale sur le spinozisme. Mais il souligne avec perspicacité deux traits essentiels : que Spinoza n’est pas un isolé (« sa vie entièrement consacrée à la science n’était pas indifférente au monde qui l’entourait, bien au contraire », p. 47) ; et que sa philosophie s’inscrit dans une tradition philologique qui remonte à Ibn Ezra (et là, ce n’est pas une légende). Dans la deuxième leçon, consacrée à la méthode, dans la troisième (l’Éthique) et la quatrième (la politique), on découvre en permanence, à côté de Bruno, une référence clef : l’œuvre de Goethe et notamment le Faust, qui apparaît comme l’illustration et la mise en œuvre du « panthéisme ». Et Bloch indique, par-delà les héritages et les dénonciations, les figures qui font écho à Spinoza : Lessing, Vico, Marx ; il conclut en montrant en quoi on peut rattacher cette doctrine au matérialisme, selon la définition d’Engels : « explicitation du monde par lui-même ou bien compréhension de la nature sans ingrédients étrangers » (p. 118).
La préface du traducteur est sympathique par l’enthousiasme qu’il montre pour les deux auteurs ; on regrettera cependant quelques approximations, comme dans la bibliographie, pourtant plus évitables aujourd’hui qu’en 1956.
Pierre-François MOREAU
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Pour citer cet article : Ernst BLOCH, Spinoza. Quatre conférences, traduit de l’allemand et annoté par Arno Münster, Éditions Delga, 140 p., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 205-230.</p
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Spinoza, Éthique, édition annotée et traduite sous la direction de Maxime Rovere, Paris, Flammarion, 955 p.
Nous traiterons successivement des questions textuelles, de l’annotation et de la traduction.
I. Qui traduit s’interroge forcément sur la justesse des leçons du texte source. C’est ainsi que les traducteurs des ouvrages de Spinoza ont beaucoup contribué à la philologie spinozienne. Leur travail reste pourtant bien distinct de celui des éditeurs qui établissent un texte dans sa langue originale. Le collectif (sous la direction de Maxime Rovere) qui a produit cette remarquable publication de l’Éthique, et de belle présentation typographique, offre une traduction, non seulement de cet ouvrage, mais également (en annexe) de la dissertation de Louis Meyer, ainsi qu’un ample commentaire en regard. Un certain nombre de ces annotations traitent de problèmes textuels. C’est une addition bienvenue aux études spinoziennes, mais cela ne constitue pas une édition au sens propre. Sur ce point, la présentation du livre est trompeuse. Sur la couverture, nous lisons « édition annotée et traduite… », à la page de titre « édition et traduction de Maxime Rovere ». On a alors l’impression qu’il s’agit d’une édition du texte latin, accompagnée de notes et d’une traduction. Cette impression est encore renforcée quand on arrive au paragraphe intitulé « Note sur cette édition », qui commence ainsi : « Cette édition est établie d’après le texte latin des Opera posthuma de 1677 en tenant compte des variantes de la version néerlandaise (Nagelate Schriften), du manuscrit du Vatican (V) et des éditions du texte latin par Paolo Cristofolini en 2014 (Edizioni ETS), puis par Fokke Akkerman et Piet Steenbakkers en 2020 (PUF). » Cette déclaration pose des problèmes.
1) En matière textologique le terme technique « établissement du texte » est réservé pour le processus philologique qui constitue un texte critique (constitutio textus). Ce que nous avons devant nous, pourtant, est une traduction française pourvue d’une abondante annotation, et non pas une édition.
2) Pris au pied de la lettre, l’énoncé « d’après le texte latin des Opera posthuma » laisse entendre que l’Ethica telle qu’elle se trouve dans les OP fonctionne comme texte de base, c’est-à-dire que, sauf exceptions, la traduction rend les termes des OP. On attendrait alors que les exceptions soient traitées dans les notes, mais là les questions textuelles ne reçoivent que peu d’attention.
3) Comment interpréter les mots « en tenant compte des variantes… et des éditions » ? Là aussi les notes sont silencieuses dans la plupart des cas. En outre, parmi les sources et éditions mentionnées ici, on ne trouve pas de référence aux autres éditions (comme Van Vloten et Land, Appuhn, Gebhardt) dont la traduction s’est servie.
Pour clarifier la pertinence de ces points il conviendra de donner quelques exemples.
a) Dans la proposition 30 de la première partie et sa démonstration, notre édition (Akkerman, Steenbakkers, Moreau, 2020) propose d’adopter une leçon de V (manuscrit du Vatican), au lieu de celle des OP. Rovere paraît s’y ranger ; à la p. 135, il traduit la proposition 30 : « Un intellect en acte, fini ou infini ». Ainsi l’expression actu détermine bien intellectus, et non pas (in)finitus, comme dans les OP. Dans la démonstration, en revanche, il retient la leçon (rejetée par nous) des OP : « un intellect, fini en acte ou infini en acte ». Il n’y a pas de note pour expliquer cette ambiguïté.
b) Dans la démonstration de la proposition 11 de la deuxième partie (p. 207), Rovere traduit une conjecture (le renvoi par le même axiome de cette partie) qui ne se trouve que dans l’édition de Van Vloten et Land (et qui fut adoptée par Appuhn et Gentile). Là encore, pas de note.
c) À la p. 721, Rovere cite notre édition (ici et ailleurs nommée à tort « Moreau 2020 »), mais sa traduction de la proposition 66 de la quatrième partie, ainsi que sa note 646, montrent que le problème textuel et sa solution lui ont échappé. Ce qu’il écrit n’est ni la leçon des OP, ni celles des NS, V ou notre édition, mais une conjecture fausse de Land, suivi par Gebhardt (qu’il ne mentionne pas).
d) La note 165 (p. 188) explique pourquoi ici la leçon du manuscrit V est préférable « Nous restaurons le pluriel, conformément à l’esprit de cette édition (voir présentation, p. 13). » Mais en fait la traduction est un bric-à-brac plutôt qu’une restauration : « Je supplie ceux qui me lisent » ne rend ni le texte de V (qui porte Vos rogare volo) ni celui des OP (Lectorem rogo). La raison serait que le pluriel montre plus clairement le travail collectif (raison invoquée également à la p. 284, note 241). Est-ce un argument pour laisser tomber ce qu’il assume comme son texte de base ? Après tout, la décision, prise par les éditeurs des OP, d’adapter le texte provient du même collectif, qui a publié les OP à la prière de Spinoza et selon ses instructions.
e) Dans la note 91 (p. 118), Rovere propose une émendation du texte latin : « L’édition des OP comporte ici une erreur… Il faut remplacer ici determinatur par terminatur, pour que la citation soit conforme au texte qu’elle cite. » Cela ne corrige pourtant pas les OP, mais le philosophe lui-même : Spinoza avait écrit terminari et terminatur dans la définition 2, mais il y renvoie en écrivant determinetur (leçon confirmée par le manuscrit V). Pour Spinoza, qui d’ailleurs ne se soucie pas de la constance littérale, les deux mots sont équivalents dans ce contexte.
En tout cas, un point fort de cette version est qu’elle rompt avec la fâcheuse pratique, entamée par Gebhardt il y a un siècle, d’intégrer les variantes des NS dans le texte latin.
II. « Pourquoi tant de notes ? » : la question est posée explicitement dans la Présentation (p. 25). Voici la réponse : « Pour faire en sorte [que] … lectrices et lecteurs, savants ou non, disposent d’amis informés vers qui se tourner. » Toutefois, même les meilleurs amis peuvent parfois devenir bavards. Déjà la seule abondance des 798 notes risque d’assourdir la voix du philosophe. Les contributions des six commentateurs (Filip Buyse, Russ Leo, Giovanni Licata, Frank Mertens, Maxime Rovere et Stephen Zylstra) sont pour une bonne part informatives et utiles, mais pas toujours indispensables. Il y en a qui sont précieuses (notamment les notes sur le cercle de Spinoza, le cadre historique, l’ascendance des termes, l’ordre géométrique), il y en a d’autres qui aboutissent à un échec. Malheureusement, c’est dans la dernière catégorie que se situent un certain nombre de notes textuelles. La note 250 (p. 290) en est un exemple : le traducteur qualifie l’adverbe mutilate (« de façon mutilée ») de « spectaculaire barbarisme latin », jusqu’ici ignoré, « masqué par la pudeur des traducteurs ». En fait, l’adverbe figure trois fois dans l’Éthique, et le participe passé mutilatus sept fois. Pour Spinoza c’est un terme du système, conjugué à confuse-confusus. Le verbe mutilare et son participe passé se rencontrent chez les auteurs antiques – Térence, Ovide et Quinte-Curce. Seul un cicéronianisme raide pourrait les déconseiller. Il était logique d’en tirer un adverbe, comme cela fut le cas à la Renaissance. On sait que Spinoza puise le vocabulaire dont il a besoin dans l’ensemble de l’histoire de la langue, comme l’avait montré F. Akkerman. L’insistance de la note (« barbarisme criant ») risquerait de laisser planer un doute sur la latinité de son auteur plutôt que sur celle de Spinoza et de ses amis.
III. La traduction est soucieuse de cohérence, et l’absence de glossaire final est en partie compensée par les notes qui justifient parfois les choix concernant les concepts centraux. Intellectus est rendu par « intellect », mens par « esprit », animus par « cœur » (n. 157), affectio par « modification », affectus par « affect » (n. 311). Pathema animi, véritable croix des traducteurs, est laissé en latin, et la longue note (n. 498) qui commente l’expression ne justifie pas ce recul du traducteur. Appetitus est rendu par « aspiration », ce qui est intéressant, mais est-il sûr qu’« appétit » soit à exclure parce qu’il suggérerait une origine « alimentaire et organique » (n. 338) ? On dit bien en français actuel « appétit de pouvoir ». L’importance de la citation d’Ovide (video meliora proboque…) est soulignée à juste titre (n. 323), mais pourquoi rendre la seconde partie de la phrase par « se laisser aller au pire », qui suggère une passivité quasi totale ? L’un des sens de sequor est bien « poursuivre, chercher à atteindre », qui rend mieux les efforts de l’homme pour aller vers son propre malheur.
Fluctuatio animi est traduit par « hésitation du cœur » et la note qui l’accompagne précise : « Ce terme fournit ainsi un bon exemple de l’écart lexical entre Descartes et Spinoza, et de la nécessité de comprendre les termes de l’Éthique selon leur logique propre. En effet, en ramenant sans cesse le latin de Spinoza à la traduction des Passions de l’âme, on multiplie les faux amis, et l’on suggère la ressemblance de conceptions qui diffèrent souvent largement » (n. 353). On ne niera pas la nécessité de saisir la « logique propre » du lexique spinozien, ni l’écart conceptuel entre les deux philosophies. Cependant, si Spinoza a choisi de reprendre les termes latins de Desmarets (quand il choisit de les reprendre !), c’est apparemment qu’il a estimé pouvoir exprimer sa pensée, avec ce qu’elle a à la fois de proche et de différent de celle de Descartes, avec ces termes justement, comme pour marquer le lieu du clivage théorique ; et le fait qu’il ne le fasse pas toujours (puisqu’il ne reprend pas tous les termes, en introduit d’autres et bouleverse leur équilibre sémantique) souligne plus encore le caractère conscient d’une telle stratégie.
En résumé, la traduction de l’Éthique offerte dans ce livre important ne s’appuie pas vraiment sur le texte des OP, et elle ne tient pas suffisamment compte des autres sources ni des travaux philologiques pertinents. Elle prend les leçons qui lui conviennent, et justifie ses choix au hasard. Sur la totalité du texte, pourtant, les dommages restent limités, si bien que cette traduction, en dépit de tout ce qui a été signalé et discuté, constitue un enrichissement très réel pour les études spinoziennes.
Pierre-François MOREAU et Piet STEENBAKKERS
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Pour citer cet article : Spinoza, Éthique, édition annotée et traduite sous la direction de Maxime Rovere, Paris, Flammarion, 955 p., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 205-230.</p
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Baruj SPINOZA : Ética demostrada según el orden geométrico, edición de Pedro Lomba, Madrid, Trotta, 445 p.
On connaît les travaux de Pedro Lomba sur les libertins, sur Descartes, Baltasar Gracián, Bayle et bien sûr Spinoza. Il publie maintenant une traduction de l’Éthique, appuyée sur les recherches les plus récentes, qui est un véritable instrument de travail. Dans son introduction, il situe l’Éthique d’un triple point de vue. Il rappelle d’abord qu’elle est la synthèse fondamentale qui résume l’itinéraire intellectuel entier de Spinoza, au point que ses autres ouvrages doivent peut-être être considérés « como otros tantos momentos – esbozos, ensayos, refractationes » de cette « obra filosófica total ». Il la situe ensuite comme centre de discussion du cercle d’amis – et il faut insister, effectivement, sur le fait que la pensée exposée dans l’Éthique n’est pas la création d’un solitaire. Il la considère enfin comme résultat et instrument d’un rapport essentiel à Descartes – à la fois un rapport critique (contre le volontarisme qui exclut le règne humain des lois du déterminisme naturel) mais aussi comme inventaire d’un héritage, non pas simplement reçu, mais retravaillé (notamment quand il s’agit des affects). Il reconstitue l’histoire du texte, depuis les premières indications fournies dès 1661 dans les premières lettres à Oldenburg jusqu’à la fin de la rédaction en 1675 et à la double édition posthume (latin et néerlandais) de 1677 ; il publie en annexe la lettre de dénonciation écrite à la fin de cette même année 1677 par Sténon au moment où celui-ci remet à l’Inquisition le manuscrit que lui a confié Tschirnhaus. Le lecteur a ainsi les éléments nécessaires du cadre historiographique. Il lui reste à lire et à déchiffrer pour lui-même le sens de l’édifice théorique : c’est à quoi servent le texte, la traduction, les notes et les annexes.
Le texte latin suivi est celui de Gebhardt, reproduit en bas de page ; à ce texte latin, Lomba ajoute des variantes issues de la version néerlandaise de 1677 (les Nagelate Schiften), en indiquant, à la suite d’Akkerman, lesquelles (rarissimes !) remontent peut-être à Spinoza lui-même – la plupart étant au contraire aujourd’hui considérées comme des gloses des traducteurs. Il s’écarte cependant, à juste raison, de la version de Gebhardt en cas d’erreur flagrante de celui-ci (voir p. 255-256). On aurait apprécié, sans doute, plus de détails sur les variantes du manuscrit du Vatican, mais ce sera peut-être pour une future deuxième édition – de toute façon, l’intérêt de ces variantes est surtout de confirmer des corrections déjà proposées ou de permettre de choisir entre les leçons jusqu’ici connues des Opera Posthuma et des NS ; la seule qui apporte un sens véritablement nouveau est sans doute l’expression vita vitalis , au chapitre 5 de l’appendice de la IVe partie, écartée par les éditeurs des OP au profit de vita rationalis, mais plus riche de sens (une vie « vraiment humaine »).
L’annotation est sobre (cinq notes seulement pour toute la cinquième partie !) et le traducteur s’en justifie p. 26 par le souci de ne pas noyer le texte sous une « avalanche d’explications ». On y lira donc uniquement, à part les variantes des NS, quelques références à la présence silencieuse de Térence, Ovide ou Tacite dans l’écriture de Spinoza, ainsi que la justification de quelques choix de traduction : par exemple, naturaleza tout court pour rerum natura (p. 45) ; una sustancia jusqu’à la prop. 10, puis la sustancia à partir de la prop. 11, une fois l’unicité de celle-ci démontrée, pour rendre substantia évidemment sans article du latin (p. 52) ; l’explication de la traduction « impersonnelle » de confligo (p. 190) ; les raisons du choix de ciudad plutôt que Estado pour rendre civitas (p. 326). Ces quelques explications rigoureuses apportent effectivement plus à la compréhension du texte que ne le feraient des pages entières de commentaires.
Au sujet du poète espagnol qui avait oublié ses propres œuvres, Lomba se rallie à l’hypothèse Gongora, avec prudence ; c’est mon avis aussi (pour l’hypothèse, et pour la prudence).
À la fin du volume, quatre annexes apportent de précieux matériaux : outre le texte de Stensen, un lexique des affects (confronté à celui de Descartes), une liste des ouvrages espagnols ou en rapport avec l’Espagne dans ce que nous connaissons de la Bibliothèque de Spinoza (à partir de l’inventaire notarié dressé après son décès) ; il est toujours bon de rappeler qu’il lit l’Institution de Calvin en espagnol, comme aussi les Dialogues d’amour de Léon l’Hébreu. C’est donc que même s’il lit le français (comme en témoignent un anonyme Voyage d’Espagne et la Logique de Port-Royal) et l’italien (Machiavel), il préfère lire en espagnol les ouvrages écrits dans ces langues dès lors qu’il y a une traduction disponible. Enfin la 4e annexe reconstruit la concaténation de l’ordre géométrique.
La traduction se tient à une certaine régularité lexicale : chaque terme de la langue d’origine est, dans la mesure du possible, traduit par un terme unique dans la langue d’arrivée, ce que la proximité de l’espagnol au latin permet sans doute mieux que dans d’autres langues. Cela permet de conserver des distinctions importantes : potencia/potestad pour potentia/potestas, ou mente/anima/ánimo pour mens/anima/animus. Mais Lomba ne fétichise pas cette régularité : par exemple, alors que ratio est le plus souvent traduit par razón, l’expression technique vivendi ratio est rendue par norma de vida : on voit bien l’intérêt de la distinction, dans le scolie de IV 37 (ici les trois dernières lignes de la p. 328) où les deux sens arrivent simultanément : communem vivendi rationem… non ratione est rendu par una norma común de vida… no con la razón ; si les deux occurrences avaient été toutes les deux traduites par ratio, la phrase aurait suscité une fausse opposition dans l’esprit du lecteur. De même desiderium est traduit par frustración dans certains cas (III DA 32) et par anhelo dans d’autres (III 39 sc. et 42 dem). Ce soin apporté au respect du lexique rendra cette traduction particulièrement utile. En revanche, on peut regretter que les trois premiers mots de la démonstration de I 8 (substantia unius attributi) soient rendus par una sustancia de un solo attributo – cela risque de conforter le lecteur dans la thèse aventureuse de Robinson et Gueroult sur l’existence de substances à un seul attribut. En fait, si on lit la phrase complète, il faut comprendre que, si l’on considère un seul attribut, il ne peut lui correspondre qu’une seule substance et non plusieurs.
On remarquera particulièrement l’importance donnée, à très juste titre, au rapport Descartes/Spinoza, en particulier en ce qui concerne les affects. Pedro Lomba rappelle que Spinoza forge son vocabulaire dans le Traité des passions de l’âme, qu’il lit dans la version latine de Desmarets. La question est abordée dans l’introduction, elle est reprise dans le cours de la traduction (note p. 198) et les éléments sont disponibles dans la deuxième annexe (p. 433-435). Il y a là un enjeu qui n’est nullement négligeable : on y voit comment une pensée se construit en se fabriquant un lexique, et comment ce lexique s’édifie dans la reprise critique et systématique d’un lexique préexistant. Loin d’être réductible à la trop vague notion d’« influence », le travail de la théorie se présente ici comme la véritable production d’un instrument intellectuel, à partir de la transformation d’éléments préexistants, confrontés aux acquis de l’expérience et à la rigueur de la systématisation.
Pierre-François MOREAU
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Pour citer cet article : Baruj SPINOZA : Ética demostrada según el orden geométrico, edición de Pedro Lomba, Madrid, Trotta, 445 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLIII, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 181-218.</p
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Marta LIBERTA DE BASTIANI e Sandra MANZI-MANZ (a cura di) : Amice colende. Temi, storia e linguaggio nell’epistolario spinoziano, a cura di i, Milan-Udine, Mimesis, 169 p.
La collection Spinoziana publie non seulement des ouvrages nouveaux d’auteurs italiens, mais aussi des rééditions (le texte de Labriola sur les passions) et des traductions (Balibar, Matheron, Bove, Jaquet, Souza Chaui, Leo Strauss). Son trente et unième volume, issu de la première journée d’études de la nouvelle Societas spinozana italienne (Rome, 21 décembre 2017) est un recueil d’études internationales : deux contributeurs français, trois argentins et bien sûr quatre italiens, sans compter les responsables du volume. Celles-ci, dans leur introduction, soulignent que la Correspondance a été l’objet de travaux moins nombreux que les autres écrits de l’auteur, malgré sa richesse et sa complexité ; elles indiquent à quel point elle peut pourtant offrir des ressources pour l’interprétation des œuvres.
Les différents articles abordent de façon éclairante des aspects essentiels de cet ensemble complexe : les problèmes de l’édition des lettres, et notamment le choix fait par Gebhardt de considérer les traductions latines des lettres néerlandaises comme les véritables originaux (Giovanni Licata), le contexte socio-historique et en particulier la figure médiatrice de Bouwmeester (Roberto Bordoli), les échanges avec Oldenburg, soit du point de vue de la libertas philosophandi (Daniela Bostrenghi), soit sous l’angle des discussions scientifiques avec Boyle (Cecilia Abdo Ferez et Mariana de Gainza), le concept de méthode (épître 37, Cristina Santinelli), le contexte médical de la question des présages dans la lettre à Balling (Maxime Rovere), les correspondances polémiques (Diego Tatián), la teneur théorique de l’étonnement qu’affecte Spinoza face aux préjugés de ses correspondants et qui vise à en faire apparaître l’absurdité, loin d’une illusoire éthique de la discussion (Jacques-Louis Lantoine), le recours à l’histoire, aux citations et aux récits dans l’argumentaire de Boxel et la façon dont Spinoza le combat « avec ses propres armes » (Marta Libertà de Bastiani). Une des leçons de cet ouvrage consiste ainsi à envisager les lettres non seulement pour leur contenu, mais aussi pour leurs formes de raisonnement, leurs styles de controverses, leurs modes d’écriture – aussi variables que le sont les correspondants.
Pierre-François MOREAU
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Pour citer cet article : Marta LIBERTA DE BASTIANI e Sandra MANZI-MANZ (a cura di) : Amice colende. Temi, storia e linguaggio nell’epistolario spinoziano, a cura di i, Milan-Udine, Mimesis, 169 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLIII, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 181-218.</p
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Diego DONNA, Mariafranca SPALLANZANI (dir.) : Libertas philosophandi, dianoia 31, Mucchi editore, 393 p.
Un volume collectif consacré à l’histoire de la liberté de philosopher aux XVIIe et XVIIIe siècle, qui commence par une remarquable mise au point de Mariafranca Spallanzani sur la complexe histoire de cette notion dans la modernité, avec « ses réalisations et ses échecs, ses victoires et ses défaites, ses accélérations et ses retards » – un progrès non linéaire dont nous sommes maintenant les héritiers. Une large place est faite à Spinoza dans la suite des chapitres, avec pas moins de quatre textes : Fiormichele Benigni (« How to prevent repression: Equality and natural right in Hobbes, Spinoza and some critics »), Francesca di Poppa (« Superstition, Sedition and Freedom in Spinoza’s Res publica »), Diego Donna (« ’He was in the world and the world did not know him’. Spinoza’s Christ and the Freedom of Philosophy »), Giuseppina Totaro (« Libertas philosophandi and the first Italian translation of Works of Spinoza »).
Pierre-François MOREAU
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Pour citer cet article : Diego DONNA, Mariafranca SPALLANZANI (dir.) : Libertas philosophandi, dianoia 31, Mucchi editore, 393 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLIII, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 181-218.</p
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María Luisa DE LA CÁMARA : Métoikos. Spinoza trágico, Madrid, Dykinson, 222 p.
Spinoza sous le signe d’Antigone… Dès les premières lignes, María Luisa de la Cámara évoque la figure de l’héroïne de Sophocle et sa présence multiple dans l’imaginaire et le discours occidentaux. Elle rappelle que, certes, le tragique en tant que tel n’est pas un concept central du spinozisme et que Spinoza n’a laissé aucune réflexion esthétique sur la poétique de la tragédie. Cependant, comme l’avance Georges Steiner dans son livre Les Antigones, le tragique peut être pensé comme révélateur de la condition humaine conçue en termes de conflits. Une « conflictualité nécessaire et insoluble » : cette « méta-catégorie » est susceptible de jouer un rôle significatif pour situer les positions de Spinoza, dans l’histoire de la philosophie, notamment face à Descartes, et pour qualifier sa forme spécifique de rationalisme. Il s’agit aussi d’écarter les trop faciles lectures qui unifient artificiellement le système en négligeant les étapes de sa construction ou en le réduisant à une apologie de la joie, sans prêter attention au sens exact de ce terme au sein de la construction théorique de l’Éthique (« une joie qui n’est pas alimentée par la mélancolie manque de profondeur », souligne Remedios Ávila dans sa postface – encore faut-il prendre en compte la torsion que doit subir alors l’idée de mélancolie, qui n’est pas plus transparente que celle de joie).
Cette conflictualité se découvre d’abord dans les discussions de Spinoza avec ses correspondants, et notamment avec Oldenburg et Boyle : ils emploient les mêmes mots (Dieu, la nature, l’utile, la science), mais chargés de significations contradictoires. Quant à la notion de substance, elle condense toutes les oppositions en recevant une nouvelle identité qui la lie étroitement à l’éternité et à la production causale infinie. La lecture des dialogues de Spinoza avec ses correspondants met ainsi en relief la charge controversiale des concepts qui apparaissent dans l’Éthique sous la forme en apparence apaisée de l’ordre géométrique – mais en apparence seulement, car la puissance conflictuelle qui les anime est prête à réapparaître, et réapparaît de fait dans les scolies et les appendices ; elle réapparaîtra aussi, sous d’autres formes, dans les polémiques qui suivront la publication du TTP et des Opera posthuma.
Plusieurs chapitres sont consacrés aux dimensions et aux enjeux de la Raison et c’est sans doute l’apport le plus important du livre, car le terme est loin d’être univoque et ce sont ses usages qui contribuent à le définir. La meilleure défense de la Raison, c’est sa performativité : loin des méthodologies externes, c’est sa praxis même qui légitime son efficace. Elle aboutit à la construction d’une « rationalité affective » où l’acquiescentia in se ipso définit la vertu comme « joie d’exister ».
L’ultime chapitre analyse la réfutation que Samuel Clarke consacre à Spinoza, « le patron le plus célèbre de l’athéisme de notre temps ». Tout son effort théorique porte contre les athées les plus dangereux, c’est-à-dire non pas ceux qui se livrent aux plaisirs ni les libertins qui se contentent de railler la religion, mais ceux qui prétendent raisonner philosophiquement, c’est-à-dire user de la Raison contre les vérités éternelles. Il s’agit évidemment, certes, de Hobbes, mais surtout de Spinoza. Il faut alors retourner ses arguments contre lui et montrer que la Raison même le contredit et que son système prétendument rigoureux est en fait irrationnel. Ainsi les sermons de 1704 s’en prennent-ils aux propositions clefs de la première partie de l’Éthique, pour leur opposer une autre conception de la Raison, censée démontrer l’ambiguïté, donc l’absurdité, des notions spinoziennes de substance, d’existence nécessaire, de volonté et de puissance. De même ceux de 1705 veulent dévoiler dans le TTP une attaque contre la loi naturelle, qui reviendrait à saper les fondements de la société civile. La critique de l’Écriture, en débouchant sur un supposé athéisme, élimine le ciment divin de la politique et de la morale. On voit comment s’esquisse ici ce qui sera le discours dominant des Lumières modérées et, tout aussi bien, ce qui plus tard, du côté de Lessing, le mettra en crise.
Il faut souligner à quel point María Luisa de la Cámara a l’art de repérer la force des concepts dans le dynamisme même des confrontations : non seulement dans les relations épistolaires de Spinoza avec Oldenburg ou Albert Burgh, mais aussi dans le cadre d’un relevé des contradictions (un « duel imaginaire ») entre l’humanisme littéraire d’un Quevedo et l’humanitas de Spinoza, ou encore dans le rapport critique que le regard spinoziste sur le corps entretient avec la tradition issue d’Hippocrate et de Galien, ou enfin au sein des réfutations comme celle de Samuel Clarke. Ce dernier fait apparaître comme malgré lui ce qui est peut-être le trait le plus original du spinozisme. En s’évertuant, dans ses sermons, à montrer le caractère vicieux d’un philosophe qui passe du judaïsme au cartésianisme, du cartésianisme au déisme et du déisme à l’athéisme, Clarke révèle peut-être que Spinoza n’est à sa place nulle part ; et que c’est ce déplacement originaire qui fonde sa force et son originalité. Ou plus exactement : sa place n’est figée nulle part, et il peut traverser plusieurs lieux théoriques successifs pour transformer chacun d’entre eux. Ce sont les deux acceptions possibles du terme metoikos, par quoi déjà Antigone se désignait (aux difficiles v. 851-52, puis 867-68 de la tragédie) : celui qui change de demeure et celui qui partage la demeure – ou la Cité – d’autrui. Ainsi, le double sens du mot s’applique à Spinoza. L’esprit est partout chez lui, on le sait ; mais le tragique de la Raison est qu’elle ne se satisfait jamais de demeurer chez elle ; il lui faut, véritable métèque (d’où le titre du livre), aller perpétuellement chercher ailleurs des motifs de penser.
Pierre-François MOREAU
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Pour citer cet article : María Luisa DE LA CÁMARA : Métoikos. Spinoza trágico, Madrid, Dykinson, 222 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLIII, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 181-218.</p
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Dimitris VARDOULAKIS : Spinoza, the Epicurean. Authority and Utility in Materialism, Edinburgh, Edinburgh University Press, 358 p.
À Hugo Boxel qui s’appuie sur l’autorité de Platon et d’Aristote pour prouver l’existence des fantômes, Spinoza répond (lettre 56) qu’il aurait été surpris de le voir citer Démocrite, Épicure ou Lucrèce. On peut, sans trop forcer le sens du texte, estimer que sur cette question, comme sur d’autres, Spinoza semble penser qu’il existe deux camps, ou deux traditions en philosophie, indexées par ces noms propres, et que lui-même se range dans la seconde, c’est-à-dire la même qu’Épicure. On peut aussi y trouver un fil conducteur pour une confrontation des deux systèmes, ou pour un repérage du contexte intellectuel qui rend pensable une telle assertion [53]. On peut encore – mais c’est une autre thèse, et elle demande plus de démonstration, en déduire que Spinoza est épicurien. C’est le choix de Dimitris Vardoulakis.
À vrai dire, c’est surtout ce que suggère le titre de son livre ; dans le détail des analyses, il y a place aussi pour les deux autres démarches. Néanmoins, l’assimilation est bien présente en tant que telle et elle procède par la détermination de trois concepts clés de l’épicurisme : monisme, autorité, utilité, qui sont synthétisés par Spinoza (alors qu’ils n’étaient que juxtaposés dans le retour de l’épicurisme entamé à la Renaissance) d’une façon qui détermine son épicurisme et marque sa politique – car c’est la seconde originalité de l’ouvrage : la confrontation, ou l’identification, s’opère sur un terrain précis : le Traité théologico-politique, dont il étudie tous les chapitres dans l’ordre, depuis le début jusqu’à la fin. Il s’agit donc d’y repérer la présence constante de ces trois notions et surtout leur intrication (mutual reliance, interconnection) ; entre les deux derniers, on parlera même de dialectique.
Le monisme est le terme utilisé ici pour désigner l’idée que la totalité (la substance, chez Spinoza) ne laisse rien en dehors d’elle, ce qui implique notamment l’impossibilité de la transcendance, de la création ou des miracles, mais aussi l’inséparabilité de l’âme et du corps. L’autorité est définie comme un pouvoir qui ne relève pas de l’argumentation et exige d’être obéi sans avoir à donner de raison (on reconnaît un thème du chap. 11, à propos des apôtres et des prophètes). L’impossibilité de connaître la totalité en elle-même implique la nécessité de recourir au jugement pratique, produit dans la contingence et sujet à l’erreur. D’où l’insistance sur la recherche de l’utile, commune à l’épicurisme et au spinozisme, au rebours de toute une tradition dépréciative, dont Vardoulakis relève la persistance jusque dans la philosophie contemporaine. Il se soucie donc de distinguer de l’utilitarisme cette pensée de l’utile qui trouve son origine dans la phronésis aristotélicienne, ou plus exactement dans la réécriture épicurienne qui refuse de soumettre cette phronésis à la prééminence spéculative de l’épistémè ; la pensée de l’utile est ici interprétée comme « rationalité instrumentale » qui ne peut être identifiée à un simple instrument du néolibéralisme (parce que l’utilité doit être pensée comme réciproque, dans la mesure où aucun individu n’est totalement autonome : notre réalité inclut autrui). Soit dit en passant, il remarque que la lecture biaisée des textes correspondants de l’Éthique à Nicomaque (VI, 1 139 sq.) par Heidegger dans son cours sur Le Sophiste a été suivie par des élèves qui deviendront des philosophes importants du XXe siècle (Gadamer, Arendt, Marcuse, Jonas) et chez qui l’on retrouve cette « aversion pour l’instrumentalité quand elle mène à la connaissance pratique » (p. 52).
Une fois définis monisme, autorité et utilité, l’ouvrage entreprend de montrer l’unité et la continuité du TTP, alors que, suggère-t-il, les autres commentateurs ont visé soit une partie soit une autre, précisément parce qu’ils négligeaient le lien essentiel qui unit les trois notions fondamentales et donne la clef du texte. Il assume de peu citer cette littérature secondaire – sobriété effectivement remarquable dans un ouvrage sur le TTP qui ne mentionne Matheron que par deux brèves références à un unique article, en négligeant aussi bien Le Christ et le salut des ignorants que les chapitres centraux d’Individu et communauté ; de même que pas une seule fois n’apparaît le commentaire de Verbeek (Spinoza’s Theologico-Political Treatise : Exploring ’The Will of God’). En revanche il fait une large place aux discussions des thématiques de la philosophie contemporaine : Arendt et Deleuze, Carl Schmitt et Agamben, Foucault et Levinas. Place assez logique puisque, dès le début de l’ouvrage, l’un des buts assignés à la recherche était de permettre aux lecteurs de réinterpréter son matérialisme « in such a way as to resonate with contemporary political issues » (p. 2). C’est pourquoi aussi, si certains spinozistes sont cités malgré tout, c’est moins comme commentateurs que pour leur position philosophique propre dans la scène intellectuelle et politique actuelle : il se réclame en effet des remarques de Negri (sur l’absence d’une historicisation du matérialisme) et de Balibar (sur sa conception de la transindividualité, ainsi que ses considérations sur les deux chemins vers la vertu et le bien).
Une autre originalité du livre est d’avoir recours à des exemples empruntés aux événements politiques récents, à la fois pour montrer combien la pensée de Spinoza est pertinente « to contemporary matters » et pour mieux inscrire le spinozisme dans la généalogie de ce qu’il nomme le « néo-épicurisme ». Ainsi voit-on les analyses passer en revue l’autoritarisme sans autorité de Donald Trump (p. 42-43) ; l’instauration, dans le Nord de l’Australie, de contrôles draconiens sur la population indigène au motif de protéger les enfants, façon pour le pouvoir de s’adapter afin d’apparaître comme une « contre-résistance » (p. 142-143) ; l’autorisation implicite donnée par les États-Unis à la Turquie d’envahir la zone kurde de la Syrie, sous le prétexte d’un principe général, sans égard à ses conséquences (p. 292) ; l’usage du revenge porn en politique comme illustration du recours à l’idéologie moraliste pour contrôler les corps et les esprits (p. 293).
On ne peut suivre ici le détail des analyses de chaque chapitre, souvent intéressantes, parfois nourries de digressions éclairantes (on appréciera notamment l’excursus sur l’iconographie de Moïse et des Tables de la Loi par Rosselli, Ferdinand Bol, Rembrandt p. 79 sq.). En se rattachant toutes à l’impulsion initiale, elles gagnent une unité incontestable, mais la spécificité de chaque moment de la démonstration spinoziste s’y efface parfois. Certains admireront la clef interprétative forte fournie par le triangle notionnel dont la puissance se met en œuvre dans chaque chapitre ; d’autres risquent d’y voir plutôt le simulacre de la rigueur – notamment du fait d’une méthodologie qui procède un peu trop par substitution de termes – « Lucretius has auctoritas in mind when he writes religio » ou au moins “we can substitute one term for the other” (p. 60) ; de même identifier sans reste ataraxia et beatitudo simplifie une histoire conceptuelle assez complexe.
En tout état de cause, il était louable de rappeler les affinités entre la position du spinozisme et celle de l’épicurisme.
Pierre-François MOREAU
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Pour citer cet article : Dimitris VARDOULAKIS : Spinoza, the Epicurean. Authority and Utility in Materialism, Edinburgh, Edinburgh University Press, 358 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLIII, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 181-218.</p
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HOBBES, Objections aux Méditations. DESCARTES, Réponses. Un débat impossible, texte latin, introduction, traduction et commentaire par Jean Terrel, Vrin, 2019.
Hobbes part en exil pour Paris fin 1640 et c’est sans doute à son arrivée que Mersenne lui montre le texte qu’il vient de recevoir de Descartes : le manuscrit des Meditationes de prima philosophia. Mersenne depuis quelque temps servait d’intermédiaire entre les deux philosophes pour leur correspondance sur la Dioptrique ; maintenant, Descartes lui a demandé de réunir les Objections de théologiens et d’autres savants face à son nouvel écrit. Hobbes rédige les siennes (qui seront les troisièmes dans la publication) et Descartes les reçoit le 22 janvier 1641. Il identifie assez vite l’auteur (« sans doute beaucoup plus tôt qu’on ne l’imagine souvent », note Jean Terrel) et y répond d’une façon que Leibniz jugera « fière et insultante ». Ces réponses sont effectivement « trop sommaires » (Terrel), ce qui est certainement le signe que la distance entre les deux auteurs n’est guère franchissable. Elle s’est révélée peu franchissable aussi pour les commentateurs : les spécialistes de Descartes ont imité le mépris cartésien, et même les spécialistes de Hobbes ont soupçonné leur auteur d’avoir lu trop vite les Méditations. Jean Terrel fait le choix inverse : il prend les Troisièmes Objections au sérieux, les traduit au plus près du texte et, dans sa riche annotation, en reconstitue le mouvement, en montrant pas à pas ce qu’il doit à l’élaboration des conceptions propres de Hobbes. Les questions posées par Hobbes à Descartes ne sont, en effet, pas une simple réaction, plus ou moins compréhensive, à la pensée d’autrui : elles s’insèrent dans la longue séquence (1637-1658) « où il conçoit, élabore et achève avec le De Homine ses Éléments de philosophie ». Les lire de près, c’est donc aussi, par exemple, se demander ce qu’il en est du supposé « phénoménisme » ou « scepticisme » de Hobbes (Leo Strauss) au moment où il les conçoit.
Il fallait effectivement traduire, ou plutôt retraduire : c’est-à-dire refaire le chemin qu’avait fait Clerselier, qui a donné, à la façon dont on le faisait au XVIIe siècle, une version française (censée être approuvée par Descartes), laquelle a été au moins aussi lue que le latin et a contribué à constituer le vocabulaire du cartésianisme français – voire de la philosophie française tout court. Cela impliquait de reprendre l’effort de compréhension des arguments dans les termes choisis par les deux philosophes, et de mesurer les transpositions et les connexions que garde ou refuse chaque passage d’une langue à l’autre. La traduction qui est proposée ici est très précise, plus attentive aux termes techniques que ne l’était celle de Clerselier ; le traducteur prend d’ailleurs soin d’indiquer les différences dans les décisions lexicales, et il en rassemble un certain nombre dans le glossaire final. On approuvera le choix d’« entendement » et « entendre » pour intellectus et intelligere, qui permet de garder la continuité sémantique entre le nom et le verbe, ainsi que la distinction maintenue (p. 87) entre « entendement » et « intellection ». On hésitera peut-être plus (p. 43) sur l’identification mens/animus, reprise au duc de Luynes, contre Clerselier (car lire et traduire Objections et Réponses, c’est aborder un texte second, accroché à un autre texte, qu’il cite, si bien que certains passages ont déjà été l’objet d’une double traduction en français : celle qui correspond à leur place dans les Méditations, et celle qui correspond à leur reprise par Hobbes, puis par Descartes). Le souci de précision terminologique s’applique d’ailleurs au texte cartésien lui-même (par exemple dans les remarques sur exhibere/repraesentare et l’effacement de leur distinction dans la traduction française, p. 175-176). En fournissant au lecteur une traduction claire et raisonnée, Terrel lui donne accès à la systématicité du texte, que le type d’écriture (seize séquences distribuées non selon leur ordre propre, mais dans les marges des énoncés cartésiens) risquerait de lui dissimuler.
Le commentaire suit chacune des Objections mais surtout il montre, dans la structure même des termes utilisés, non seulement la logique du discours hobbesien, mais aussi la logique, si l’on peut dire, de l’incompréhension réciproque : Descartes croit que pour Hobbes le raisonnement ne combine que des nomina coupés de ce qu’ils veulent dire (une sorte de « conventionnalisme linguistique »), alors qu’au contraire Hobbes juge que les conventions permettent que le raisonnement scientifique porte sur des « appellations » chargées de signification. À cette question du conventionnalisme est liée celle du prétendu phénoménisme, qui repose au fond sur la même mésinterprétation. Quant au fil rouge qui réunit les seize Objections, il tient clairement au matérialisme de Hobbes dans ce qu’il a de plus fondamental : alors que pour Descartes fonder la philosophie et les sciences passe par une démarche métaphysique qui implique une discontinuité de méthode, renvoyant à ce que l’esprit a de spécifique et d’irréductible à l’étendue, pour lui au contraire, l’unité du raisonnement se maintient d’un bout à l’autre du système et la spécificité de l’esprit « tient à son pouvoir de se mettre à distance de lui-même, de se projeter dans le passé et dans l’avenir, de se souvenir et d’imaginer » (p. 259). La réflexion présente à l’état dispersé dans les questions adressées à Descartes est donc parfaitement cohérente avec l’entreprise qu’on lit aussi dans la critique du De mundo, les Éléments de philosophie, et le Léviathan. Ce volume constitue ainsi une contribution majeure à la compréhension de l’unité du système de Hobbes.
Pierre-François MOREAU
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Pour citer cet article : Pierre-François MOREAU, « HOBBES Objections aux Méditations. DESCARTES Réponses. Un débat impossible, texte latin, introduction, traduction et commentaire par Jean Terrel, Vrin, 2019 », in Bulletin d’études hobbesiennes III (XXXI), Archives de Philosophie, tome 83/2, avril-juin 2020, p. 197-222.
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Baruch SPINOZA : Traité théologico-politique. Bilingue latin-français, traduit du latin, présenté et annoté par Jean-Paul Guastalla, Lille, Bookelis, 782 p.
Jean-Paul Guastalla avait publié en 2017 une traduction du TIE et de l’Éthique. Il poursuit son entreprise avec le TTP. La préface fournit les indications nécessaires sur l’origine de l’ouvrage et insiste sur le rapport de Spinoza à la Bible et aux langues bibliques. Sur le choix que doivent faire éditeurs et traducteurs à propos de la vocalisation des textes bibliques cités (faut-il, comme Spinoza, supprimer les points-voyelles ou, comme les éditions de la Bible, les ajouter ?), il prend une position originale et intéressante : dans le texte et la traduction, il n’ajoute pas de vocalisation, restant ainsi fidèle à la décision spinoziste (et il propose une traduction conforme à la version latine de Spinoza) ; dans les notes qui suivent chaque chapitre, il fournit une version vocalisée issue de la Stuttgartensia, suivie d’une traduction « la plus proche possible du mot-à-mot ». De même, pour le Nouveau Testament, les notes citent le texte grec et, dans les cas où c’est utile, la version syriaque éditée par Tremellius avec la traduction latine donnée par celui-ci.
Le texte latin est celui de l’édition Gebhardt. Le traducteur le modifie cependant, p. 310, en le signalant p. 354 : il considère en effet que c’est à tort que l’éditeur allemand a complété la phrase de l’édition princeps par « elicitur, at non quatenus earum veritas facile vel difficulter », ce qui donnait : « Et ici j’appelle pensées obscures ou claires, celles dont le sens est facilement ou difficilement <tiré> du contexte du propos <et non en tant que leur vérité est facilement ou difficilement> perçu(e) par la raison ». En fait, le texte de Gebhardt (p. 101) est bien celui de l’édition princeps (p. 86), et les mots cités n’ont disparu que dans la deuxième impression, par une erreur d’un type bien connu (causée par la répétition des mots facile vel difficulter, cf. la Textgestaltung, p. 376). Spinoza distingue entre la compréhension du sens d’une phrase et le jugement sur sa vérité, sans qu’il soit besoin pour cela de supposer plusieurs facultés différentes dans l’esprit.
La préface justifie aussi certains choix de traduction. On ne peut qu’approuver la volonté, proclamée par différence avec celle des traducteurs de la Pléiade, de « traduire le texte au plus près que nous pouvons de la langue de Spinoza » (p. 23). On peut certes, comme toujours, discuter certains de ces choix : il n’est pas sûr que le latin libido corresponde toujours exactement à l’actuel usage du mot « libido » en français ; de même, la traduction de sentire par « sentir » (justifiée p. 19-20 et p. 627) ne va pas toujours de soi – au début du chap. XVI, « quae unusquisque sentit, dicendi » (ici p. 592) renvoie clairement à l’idée de former une opinion, donc plutôt : dire ce que l’on pense (cela dit, on pourrait substantiver, l’usage français s’y prête : dire son sentiment).
Pierre-François MOREAU
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Pour citer cet article : Pierre-François MOREAU, « Baruch SPINOZA : Traité théologico-politique. Bilingue latin-français, traduit du latin, présenté et annoté par Jean-Paul Guastalla, Lille, Bookelis, 2018 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XLI, Archives de Philosophie, tome 82/4, octobre-décembre 2019, p. 853-890.
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SPINOZA : Traité théologico-politique, traduction Émile Saisset, nouvelle édition complétée, préface de Thomas Römer, Saint-Martin-de-Londres, H&O éditions, 352 p.
Ce volume, préparé et supervisé par Olivier Bosseau, a pour but de fournir un texte français « confortable à la lecture, accessible à tous ». Il reprend la traduction du TTP qu’avait fournie Saisset au XIXe siècle, en la corrigeant, parfois en la modernisant et en rétablissant l’intégralité des 39 annotations attribuées à Spinoza, sans précision sur le statut de chacune. Les citations bibliques sont fournies comme dans le texte de 1670, sans vocalisation, mais accompagnées d’une transcription phonétique (il en est de même pour les citations de Maïmonide et d’Ibn Ezra). L’annotation de l’éditeur est très sobre, limitée pour l’essentiel au rappel des sources latines et des divergences entre les citations de Spinoza et le texte massorétique (c’est à tort que la note 10, p. 76 indique qu’une de ces divergences n’a été observée dans aucune édition du TTP : elle est mentionnée dans l’apparat critique d’Akkerman p. 166).
Une brève préface de Thomas Römer présente l’ouvrage en insistant sur l’importance des discussions concernant l’Écriture Sainte, sans s’attarder sur l’argumentation politique.
Pierre-François MOREAU
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Pour citer cet article : Pierre-François MOREAU, « SPINOZA : Traité théologico-politique, traduction Émile Saisset, nouvelle édition complétée, préface de Thomas Römer, Saint-Martin-de-Londres, H&O éditions, 2018 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XLI, Archives de Philosophie, tome 82/4, octobre-décembre 2019, p. 853-890.
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Omero PROIETTI : Variazioni dacostiane. Studi sulle fonti dell’Exame das tradições phariseas, Macerata, Eum, 566 p.
Depuis la découverte et la publication en 1995 par H.P. Salomon de l’ouvrage d’Uriel da Costa que l’on croyait perdu, peu d’études lui ont été consacrées, constate Omero Proietti au début de son nouveau livre. À vrai dire, le principal chercheur qui y ait apporté du nouveau est justement Proietti lui-même, avec en 2014 une édition critique du texte assortie d’une traduction et d’un commentaire, et en 2016 la direction avec Giovanni Licata d’un volume collectif, Tradizione e Illuminismo in Uriel da Costa – il faudrait compter en outre, sur un sujet adjacent, l’Uriel da Costa e l’ « Exemplar humanae vitae » (2005 – destiné à montrer le caractère apocryphe de cette autobiographie, démonstration renforcée ici par un certain nombre d’incompatibilités avec l’Esame).
Il s’agit, certes, d’analyser les arguments d’Uriel. Mais surtout de les insérer dans les traditions diverses où ils prennent leur sens, traditions dont ils héritent et qu’ils remanient, contredisent, revivifient. En somme, de parcourir la « bibliothèque dacostienne », l’ensemble complexe des héritages culturels où s’est formée la pensée originale de l’hétérodoxe. On voit ainsi s’intriquer les réceptions croisées du Songe de Scipion et de la Bible de Ferrare, de Camoens et d’Abner de Burgos, de Galien et de Panétius (sur la mortalité de l’âme), de Socin, Pomponazzi, Descartes, des polémiques entre Calvin et les anabaptistes, des théories de l’âme-sang et de Quevedo. Il serait étonnant que cet enchevêtrement notionnel n’ait pas d’équivalent lexical : un ultime chapitre repère la prégnance du ladino dans le portugais de l’Esame.
Une belle somme, à force d’intelligence des textes et d’érudition maîtrisée. On reste juste un peu hésitant, parfois, devant des formules où le mécanisme démonstratif semble céder le pas à la supposition trop assurée : « non c’è il minimo dubbio », « è indubbio che Da Costa conosce benissimo questo passo », « sapeva certamente », « E non poteva ignorare »… . Mais qu’importe ? les hypothèses audacieuses ont l’avantage d’inciter à la discussion, ce qui est toujours une bonne chose. Un livre à lire, donc, aussi pour les spinozistes qui veulent savoir dans quels horizons se sont formées les questions de l’auteur de l’Éthique et des Traités.
Pierre-François MOREAU
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Pour citer cet article : Pierre-François MOREAU, « Omero PROIETTI : Variazioni dacostiane. Studi sulle fonti dell’Exame das tradições phariseas, Macerata, Eum, 2017 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XLI, Archives de Philosophie, tome 82/4, octobre-décembre 2019, p. 853-890.
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SPINOZA : Mettre les neurones à l’équerre suivi de l’Éthique, traduit du latin par Jean-Paul Guastalla, Saint-Ouen, les éditions du Net, 2017, 398 p.
Il est souhaitable que l’étude et la traduction de Spinoza ne demeurent pas toujours aux mains des philosophes professionnels. Jean-Paul Guastalla, à l’issue d’une carrière médicale (il a été Chef de clinique à la Faculté et médecin hospitalier au Centre Léon Bérard de Lyon), a appris le latin à 65 ans pour lire Spinoza – et pour traduire le TIE et l’Éthique. Si l’on met à part le titre peut-être inutilement provocateur choisi pour le Tractatus de intellectus Emendatione, il s’agit d’un travail sérieux, pour l’essentiel sans note, à part quelques explications de traduction et éclaircissements. L’écriture est souvent fluide, notamment grâce à une certaine liberté syntaxique (une virgule remplace souvent un « que » ou deux points ; si l’on accepte le principe, c’est assez commode pour traduire les infinitives : « Dico me tandem constituisse » est rendu par « je dis, je décidai résolument » – on est à l’opposé du style d’Appuhn, par exemple).
Signalons quelques choix de traduction, parmi les termes qui ont donné lieu aux plus vives discussions depuis un siècle : libido est rendu par « sensualité » dans le TIE, par « libido » dans l’Éthique ; ens par « étant », modus par « manière d’être », mens par « esprit », affectus par « affect » (et affectio par « affection »), conatus par « ardeur », fluctuatio animi par « flottement de l’âme », timor par « appréhension » (et metus par « crainte »), securitas par « soulagement », conscientiae morsus par « déconvenue » (et c’est un bon choix, puisqu’il permet de rompre avec l’idée de repentir – on se souviendra de la critique de Nietzsche sur ce point, Généalogie de la morale, II, 15), acquiescentia in se ipso par « sérénité intérieure » (même traduction pour acquiescentia animi), desiderium par « frustration » (bon choix dans certains cas ; c’est moins sûr pour III 39 sc., d’où la formule étrange « tromper une frustration » pour desiderium frustratur), consternatio par « angoisse », pathema par « pathème ».
On ne peut qu’approuver ce qui est dit dans la préface : la traduction ne sert pas seulement à rendre accessible le texte, elle doit donner envie de revenir au latin et y aider – voire le faire découvrir. Traduire, retraduire un texte, discuter une traduction, c’est encore un des meilleurs moyens de s’approcher de sa compréhension.
Pierre-François MOREAU
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Pour citer cet article : Pierre-François MOREAU, « SPINOZA : Mettre les neurones à l’équerre suivi de l’Éthique, traduit du latin par Jean-Paul Guastalla, Saint-Ouen, les éditions du Net, 2017 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XL, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 857-889.
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Wolfgang BARTUSCHAT : Spinozas Philosophie. Über den Zusammenhang von Metaphysik und Ethik, Hambourg, Meiner, 2017, 433 p.
L’œuvre de Bartuschat est bien connue maintenant : c’est une des interprétations majeures dans l’étude contemporaine de Spinoza. Son grand livre Spinozas Theorie des Menschen (1992) développait une lecture de l’Éthique centrée sur l’anthropologie philosophique et les rapports entre comprendre et agir. C’est lui aussi qui a retraduit, avec une singulière acribie, les volumes de l’édition Meiner de Spinoza, en les actualisant régulièrement à chaque nouvelle édition. On ne peut donc que se réjouir de voir republiés en un recueil les travaux fondamentaux, jusqu’ici dispersés dans des revues, qu’il a rédigés sur un espace de près de quarante ans – de 1974 à 2012. L’ensemble est réorganisé en trois parties : « Ontologie und Subjektivität », « Ethik und Politik », « Bezüge » (cette dernière, centrée en fait sur les rapports avec la philosophie allemande : Leibniz, Kant, Fichte, Schelling, Hegel – mais on voit réapparaître aussi régulièrement la confrontation avec Hobbes, auteur auquel Bartuschat avait consacré une étude spécifique en 1978).
On pourrait dire que la lecture de Bartuschat consiste en une réflexion sur les rapports entre l’individu – essentiellement l’individu humain – et l’Absolu. Ou plutôt sur sa double relation à l’altérité : avec l’autre qu’est l’Absolu, d’une part, et avec les autres individus, d’autre part. La première dimension est établie dans la première partie de l’Éthique, la seconde est constatée comme un fait. C’est ce double statut de l’individu comme mode de la substance divine et comme objet de relation avec un monde qui peut le détruire, qui détermine son effort pour persévérer dans son être. Certes, l’individu est relié au monde et aux autres par un Zusammenhang dans le cadre de la relation à l’Absolu, mais celui-ci n’est pas perçu par lui et se transforme en risque de destruction par les autres, contrebalancé par le conatus. En somme, un univers plus proche de celui de Hobbes (mais où la guerre de tous contre tous s’étendrait au-delà des relations interhumaines) que de l’harmonie leibnizienne : la relation aux lois universelles de l’univers n’implique aucune téléologie des comportements individuels. Ce sont ces rapports qui justifient au fond le titre de l’ouvrage principal de Spinoza : « En ce qui concerne la relation entre métaphysique et éthique, il ouvre une perspective qui exclut que l’éthique ne représente qu’un domaine d’application des principes métaphysiques, ou que la métaphysique ne soit conçue que dans le but de fournir un fondement à l’éthique, mais qui implique au contraire que métaphysique et éthique se déterminent réciproquement » (p. 30).
L’interprétation de Bartuschat se renforce en cohérence avec les années. Dans une version ancienne, il tenait que l’éternité de l’âme était liée à sa non-correspondance avec le corps, donc qu’elle était alors l’Absolu lui-même ; l’évolution de sa réflexion le conduit à approfondir sa pensée de l’individualité : l’âme est éternelle parce qu’elle pense, et elle pense parce qu’elle est liée à un corps – même si cette éternité est indépendante de la durée du corps (p. 78).
Dans une telle perspective, éthique et politique seront centrées sur la gestion des conatus et la façon de les faire converger, puisqu’il n’y a pas entre eux de solidarité originaire. Du côté de l’éthique individuelle, la solution est relativement simple : « le conatus de l’homme, qui est l’origine des affects, peut être compris par la raison humaine et la raison peut elle-même être comprise comme conatus, c’est-à-dire comme puissance de l’homme » (p. 302). Mais du côté de la conduite collective, une telle solution est impossible ; et d’ailleurs si elle était possible, toute politique serait inutile. L’État n’a pas de conatus (Bartuschat prend donc ici nettement position sur la question de l’individualité du tout social, un des principaux objets de controverse chez les commentateurs) et prétendre qu’il en a un reviendrait à supposer résolu, avant même d’être posé, le problème de son unité. C’est ce qu’illustre bien la question de la liberté. Le TTP énonce qu’elle est « la fin de l’État », alors que le TP ne reprend pas cette formule. Cela s’explique par le fait que le TTP, grâce à la distinction des paroles et des pensées d’une part, des actions d’autre part, peut considérer comme deux domaines distincts la liberté, expression de la puissance des individus, antérieure à l’État et que celui-ci doit préserver, et la nécessité pour ce même État de se conserver. Dans le TP où il est question au contraire de la construction concrète des institutions et des moyens d’assurer leur tâche, c’est-à-dire la paix civile, on ne peut en rester à cette perspective. L’ouvrage ultime de Spinoza est donc écrit du point de vue des gestionnaires de l’État (les Politici du ch. I), tout au plus complété par l’explication scientifique des lois de cette gestion, et non du point de vue de l’Éthique, ni de celui des individus, pour la plupart irrationnels, qui se représentent leur puissance non telle qu’elle est mais telle qu’elle est modifiée par leurs affects. L’important, pour assurer la continuité de la société civile, c’est de leur assurer les moyens de déployer leur activité, et la condition en est non pas qu’ils soient effectivement libres, mais qu’ils s’imaginent l’être. Quant aux (rares) citoyens rationnels, ils approuveront cette organisation, car ils savent que c’est là seulement qu’il y a une place possible pour une liberté qui ne soit pas illusoire.
La force de ces interprétations ne s’appuie pas sur un splendide isolement. Au contraire, Bartuschat maîtrise et discute les travaux et les hypothèses des commentateurs : en Allemagne bien sûr : Wolgang Cramer (un article entier est consacré à Spinozas Philosophie des Absoluten, paru en 1966), Manfred Walther, Konrad Cramer (à la mémoire duquel l’ouvrage est dédié), H. Rombach, R. Schnepf. Mais aussi hors d’Allemagne : Matheron notamment (qui apparaît à beaucoup d’égards comme l’interlocuteur principal – voir l’évaluation d’Individu et Communauté dans la note de la p. 20), ainsi que Gueroult, Rousset, ou Lee Rice (précisément pour sa controverse avec Matheron sur l’individualité de l’État, p. 199 et 281).
Pierre-François MOREAU
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Pour citer cet article : Pierre-François MOREAU, « Wolfgang BARTUSCHAT : Spinozas Philosophie. Über den Zusammenhang von Metaphysik und Ethik, Hambourg, Meiner, 2017 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XL, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 857-889.
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SPINOZA : The Collected Works of Spinoza, volume II, edited and translated by E. Curley, Princeton University Press, 2016, xxi-769 p.
La parution du premier volume de cette édition, en 1985, avait fait date dans les études spinozistes anglo-saxonnes : il mettait en effet à la disposition des lecteurs anglophones une traduction à la fois fidèle au texte et armée des résultats de la recherche internationale récente. Edwin Curley était lui-même l’un des artisans de cette recherche internationale, par son ouvrage de 1969, Spinoza’s Metaphysics. An Essay in Interpretation, par les articles qui l’avaient complété, par sa participation aux colloques européens et américains où commençaient à se discuter de nouvelles approches des textes et de nouvelles pistes de lecture. Il a par la suite organisé lui-même en 1986 le grand colloque de Chicago, qui a rassemblé chercheurs Nord-Américains, Français, Italiens, Allemands et Israéliens et dont les actes ont été publiés quatre ans plus tard sous le titre Spinoza. Issues and Directions. Il a encore publié un Behind the Geometrical Method en 1988. Plus récemment, il a exposé les grands traits de son interprétation, à la rencontre organisée en 2016 à Paris entre chercheurs français et américains et dont, on l’espère, les actes seront bientôt disponibles [3]. Mais son opus magnum auquel, rappelle-t-il, il travaille depuis maintenant 45 ans, demeure cette traduction des Œuvres complètes. Travail de longue haleine, entrepris et achevé par un seul homme, ce qui assure une unité dans les choix sémantiques et une continuité dans le commentaire.
Ce second tome, il faut le dire tout de suite, est à la hauteur du précédent. Ce dernier comprenait le Court Traité, la Réforme de l’entendement, l’Éthique, ainsi que les lettres jusqu’en 1665. Celui-ci contient le TTP et le Traité politique, avec le reste des lettres. La coupure est donc chronologique, à condition d’admettre (mais pourquoi pas ?) que l’Éthique passe avant le TTP parce que sa conception et le début de sa rédaction sont antérieures. La préface générale rappelle les principes, établis dès 1969 : fournir les traductions les plus précises possible, aussi claires et lisibles que le permet la fidélité au texte et laissant le plus possible le soin de l’interprétation aux commentateurs ; s’appuyer sur les meilleures éditions critiques des textes originaux ; proposer au lecteur les données primaires nécessaires à l’interprétation ; offrir des traductions de la même main afin d’obtenir une cohérence dans le choix des termes-clefs qui permette la confrontation entre les passages similaires des différentes œuvres et la formation d’hypothèses sur l’évolution de Spinoza ; placer les textes en ordre chronologique, justement pour mieux saisir le développement de sa pensée ; enfin compléter le texte par des instruments de travail tels que préfaces, notes et index. Il faut remarquer qu’à part la quatrième, ces conditions sont les mêmes que celles de l’édition en cours aux PUF (où la difficulté liée à la répartition des œuvres entre des traducteurs différents est compensée dans une certaine mesure par l’existence de glossaires et les discussions collectives qui ont préparé le travail individuel, ce qui assure une cohérence et une lisibilité des choix). Le volume qui vient de paraître met en œuvre ce programme et, comme l’auteur le fait remarquer lui-même, sans doute encore mieux que le précédent, du fait d’une part que les choix du premier volume (ainsi que de celui-ci dans le cours de son élaboration) ont été discutés et amendés par la critique des spécialistes ; d’autre part, que les progrès de l’informatique ont fourni des moyens de comparaison et de vérification qui étaient hors de portée il y a trente ans.
Chaque section est précédée d’une notice. Les deux notices qui concernent les lettres (avant et après 1669) ont la même structure : présentation des correspondants (Oldenburg, Hudde, Jelles, Bouwmeester, Van der Meer ; puis Oldenburg de nouveau, Tschirnhaus, Schuller, Leibniz, Fabritius, Boxel, Velthuysen, Burgh, Steno, de nouveau Jelles, Graevius) et explication des sources (provenance et choix du texte le plus fiable, entre OP, NS, manuscrits et autres publications ; Curley se range le plus souvent aux arguments d’Akkerman contre ceux de Gebhardt) ; on notera qu’en ce qui concerne les lettres 48A et 48B (l’envoi par Jelles de sa Profession de foi chrétienne et universelle et la réponse positive de Spinoza, que nous ne connaissons que fragmentairement), Curley choisit de donner à lire un long extrait de la partie centrale de la lettre de Jelles « on the theory that knowing more of what Jelles said will help us to better understand Spinoza’s response » (p. 371). La notice concernant le TTP en analyse le contenu par thèmes (superstition, anti-cléricalisme, athéisme, interprétation de l’Écriture, contrat social, etc.) et apporte des réponses nuancées à un certain nombre de questions : par exemple, tout en jugeant qu’il serait erroné de classer Spinoza parmi les athées, il ajoute cependant qu’il faudrait étendre les frontières du théisme si l’on veut en faire un théiste (en fait, « there is no easy way to label his religious position », p. 49) ; de même il accepte en partie les conclusions de Leo Strauss tout en critiquant la faiblesse de beaucoup de ses arguments (p. 53-56). Enfin la notice sur le Traité politique présente ses spécificités : bien que le chapitre sur la démocratie soit à peine entamé, Edwin Curley estime que ce livre montre encore plus nettement la préférence pour cette forme d’État exprimée dans le TTP, comme le montre la quasi disparition du terme péjoratif vulgus, remplacé par populus et multitudo ; la description des autres modèles (monarchie et aristocratie) consistant surtout à trouver des contrepoids à l’arbitraire du roi ou à l’incompétence des patriciens ; la seule faiblesse de la démocratie tenant à une absence : qui fait la loi fixant les critères qui déterminent la qualité de citoyen ? Sur la question débattue de la rémanence d’une position contractualiste, tout en indiquant – comme à son habitude – les différentes positions en présence, Curley penche pour une réponse positive : le pacte est encore présent dans le TP, même s’il n’est pas explicite (p. 494).
Les annexes promises dans la préface générale occupent plus de 150 pages en fin de volume : un glossaire (le répertoriage est fait à partir des termes anglais, le ou les termes latins étant indiqués à la suite, et l’ensemble suivi si nécessaire d’une explication) ; un index latin-néerlandais-anglais ; un index des références bibliques et talmudiques ; un index des noms propres (y compris les titres d’ouvrages et de livres de la Bible ; minuscule défaut : sous l’entrée Michée sont confondus deux prophètes différents) ; un glossaire ; une bibliographie des ouvrages cités ; un tableau de corrélation entre les numéros des paragraphes du TTP dans l’édition Bruder et dans celle des PUF. À quoi il faut ajouter les notices déjà citées et les nombreuses notes de bas de page qui éclaircissent les difficultés ou références au fil du texte. L’ensemble se révèle d’une extrême utilité, aussi bien pour le spécialiste que pour le lecteur qui aborde l’ouvrage.
Revenons un instant au glossaire, puisque c’est là que sont justifiés les choix du traducteur. En sont exclus les mots-outils, à deux exceptions près : sive, que Curley rend toujours par or, tout en étant sensible à la diversité de ses usages (je ne suis pas sûr que seu soit strictement assimilable à sive) et quatenus. Parmi les autres termes, on notera que Curley maintient, en la nuançant cependant, une position qui est la sienne depuis longtemps, et qu’il a déjà eu l’occasion de discuter avec d’autres traducteurs : le choix de l’unique terme power pour rendre à la fois potestas et potentia. L’ensemble des explications de ce glossaire montre le grand souci à la fois d’exactitude et de cohérence qui anime l’ensemble de cette traduction.
Trois regrets : l’absence de la Grammaire hébraïque (mais Curley espère la faire figurer, au moins partiellement, dans une prochaine édition) ; le caractère trop condensé de la table des matières p. VII (impossible de savoir à quelle page se trouve telle ou telle lettre, tel ou tel chapitre des Traités à moins de feuilleter tout le volume) ; l’adaptation anglaise étrange des titres des deux traités (« A Critique of Theology and Politics » pour le TTP, « Designs for Stable States » pour le TP – alors que dans les commentaires, ils sont désignés par leurs titres usuels). Tout cela n’est rien à côté des immenses services que rendra cet ouvrage d’un maître des études spinozistes.
Pierre-François MOREAU
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Pour citer cet article : Pierre-François MOREAU, « SPINOZA : The Collected Works of Spinoza, volume II, edited and translated by E. Curley, Princeton University Press, 2016 » in Bulletin de bibliographie spinoziste XXXIX, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 803-833.
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Du même auteur :
- Pierre-François MOREAU, « Wolff et Goclenius », Archives de Philosophie, 2002, 65-1, 7-14.