Auteur : Pierre Girard
BORGHERO, Carlo, Interpretazioni, categorie, finzioni. Narrare la storia della filosofia, Florence, Le Lettere, 2017, 534 p.
S’il est devenu inutile de présenter C. Borghero, professeur d’histoire de la philosophie à l’Université de Rome La Sapienza, le rappel de ses nombreuses études d’histoire de la philosophie consacrées à la pensée cartésienne, et plus généralement aux voies multiples qui caractérisent la réception du cartésianisme en Europe, peut s’avérer utile tant ces études sont le témoignage d’une méthodologie caractérisée à la fois par sa rigueur philologique et par la cohérence de la démarche proposée. Citons en particulier certains volumes collectifs récents sous la direction de C. Borghero et publiés chez le même éditeur florentin Le Lettere : Dal cartesianesimo all’illuminismo radicale (avec C. Buccolini, 2010, cf. BC XLI, p. 161-163) ; Immagini filosofiche e interpretazioni storiografiche del cartesianismo (avec A. Del Prete, 2011) ; La ragione e le sue vie. Saperi e procedure di prova in età moderna (avec C. Buccolini, 2015, cf. BC XLVII, p. 191) ; L’uomo, il filosofo, le passioni (avec A. Del Prete, 2016, cf. BC XLVII, p. 207). S’il ne s’agit là que de la partie la plus récente d’une œuvre consacrée plus généralement à l’étude de la modernité philosophique et au rôle du cartésianisme et de ses figures dans la construction, l’évolution et la diffusion de cette même modernité, force est de constater le dynamisme de ces études et l’ampleur du champ exploré dans ces recueils de textes qui font à présent date dans les études cartésiennes.
L’ouvrage que nous présentons ici s’inscrit dans ce cycle d’études, en le complétant par une réflexion centrale sur les conditions de possibilité des cadres d’une histoire de la philosophie de la modernité. Il est bien évidemment impossible de résumer en quelques lignes un volume d’une telle ampleur, qui reprend en grande partie des études anciennes, mais dont l’agencement et la présentation lui donnent une cohérence organique et une unité d’ensemble entièrement nouvelles. Le volume est divisé en quatre grandes parties, qui s’organisent autour d’un ordre double, à la fois chronologique, mais aussi réflexif renvoyant au regard rétrospectif de celui qui fait l’histoire de la philosophie et en organise le récit (« narrare la storia della filosofia »). La première partie intitulée « Eredità libertine, età classica, crisi della coscienza europea » revient à nouveaux frais sur les racines de la modernité philosophique entre Renaissance et Lumières. Cette partie est en particulier caractérisée par des chap. importants dédiés à la pensée libertine, à celle de D. ou de Fontenelle. On soulignera la capacité de l’A. à intégrer ces études dans une réflexion plus générale sur la réception de cette modernité (chez Hegel, chez Marx, dans l’histoire de l’historiographie philosophique italienne par exemple), tout en affrontant avec une rigueur extrême des questions centrales de l’histoire des idées (le rapport de D. aux Lumières, la pensée libertine, la notion de « raison classique », etc.). La seconde partie intitulée « Illuminismi vecchi e nuovi » suit exactement la même méthode, en mêlant de manière très efficace des études consacrées à des auteurs (D. et Voltaire par exemple) avec des réflexions sur l’historiographie, ses objets et ses catégories (la question des Lumières radicales par exemple). La troisième partie intitulée « Storia della filosofia e bandiere nazionali » revient sur les différentes déclinaisons de la fortune d’un auteur à travers sa réception au sein de traditions historiographiques nationales différentes. À nouveau, l’exemple de D. est convoqué à travers une comparaison éclairante entre les cas français et italien, dessinant en creux par là-même les spécificités nationales des conditions de réception et d’analyse. La dernière partie, intitulée « Teorie e pratiche della storia della filosofia in Italia e fuori d’Italia », s’inscrit dans la même perspective et offre une étude comparée des traditions historiographiques française et italienne (par exemple en revenant sur la figure d’E. Garin ou sur les « Annales »), à même d’en établir les spécificités respectives et leur articulation possible.
On le voit, il s’agit d’un volume dont la richesse se prête difficilement à un compte rendu de quelques lignes. On ne peut qu’être impressionné par la maîtrise et l’ampleur du corpus affronté par l’A. et par la précision philologique et philosophique de ses analyses. Frappe surtout la capacité d’entremêler de manière particulièrement novatrice et efficace des études classiques d’histoire de la philosophie avec le regard réflexif de l’historien qui réfléchit sur son objet et ses méthodes. De ce point de vue, il convient de souligner l’importante introduction qui ouvre cet ouvrage (« A spasso tra i fantasmi della storiografia filosofica », p. IX-XXIX), qui offre une présentation magistrale des grands courants de l’historiographie philosophique et de l’histoire des idées européens et qui dessine en creux la méthodologie mise en œuvre par l’auteur dans les essais qui suivent. Ce volume ne se limite donc en aucun cas à une simple compilation d’études mais illustre une pratique exemplaire de l’histoire de la philosophie accompagnée de manière organique d’une réflexion méthodologique sur cette pratique. Il s’agit à coup sûr d’un volume central pour tous ceux qui s’intéressent à la fortune de la pensée cartésienne et plus généralement à l’historiographie philosophique, à ses méthodes et ses objets.
Pierre GIRARD
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Pour citer cet article : Pierre GIRARD, « BORGHERO, Carlo, Interpretazioni, categorie, finzioni. Narrare la storia della filosofia, Florence, Le Lettere, 2017 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.