Auteur : Pierre-Luc Desjardins

Élisabeth BONCOUR, Maître Eckhart lecteur d’Origène. Sources, exégèse, anthropologie, théogénésie, Paris, Vrin, « Études de philosophie médiévale » CXIX, Paris, Vrin, 2019, 240 p

Maître Eckhart lecteur d’Origène. Sources, exégèse, anthropologie, théogénésie présente une relecture de la pensée de Maître Eckhart visant à mettre en relief son rapport à Origène (Père grec de l’Église), qu’il cite pourtant peu (cinquante et une citations explicites (p. 16), comparées aux plus de cinq mille citations d’Augustin que compte la seule œuvre latine). C’est en effet par-devers le silence fréquent d’Eckhart sur l’importance du rôle qu’Origène peut jouer dans sa pensée qu’Élisabeth Boncour se propose de faire ressortir des textes la « forte présence origénienne » (p. 69) qui les habite – une présence trahie par le fait que l’on y retrouve, « formulées en un langage identique, les idées maîtresses de l’Alexandrin » (p. 69).

Selon l’auteur, malgré les apparences, c’est un rôle fondateur que joue Origène – ou plutôt, que jouent « quelques passages précis d’Origène qu’[Eckhart] exploite et développe jusque dans ses aboutissements ultimes » (p. 16). De fait, Eckhart puiserait « directement à la source origénienne pour développer deux de ses idées centrales » (p. 16), à savoir celle de la présence de l’image de Dieu dans l’âme et celle de la naissance du Verbe dans l’âme ; à ces deux idées s’ajoute la constitution d’un cadre exégétique qui, « plus proche de la patristique que de la scolastique » (p. 75), repose largement sur un principe origénien ne trouvant de précédent que chez saint Paul (p. 29). Ainsi, pour Élisabeth Boncour, la dette de la pensée eckhartienne à l’endroit d’Origène se reflète dans « trois de ses thèses majeures » (p. 23) : 1) personne ne peut avoir d’intelligence spirituelle de l’Écriture s’il ne possède l’Esprit Saint ; 2) il y a une semence divine imprimée en l’âme humaine ; 3) Dieu naît éternellement et continûment en l’âme.

Ces trois thèses, exposées dans chacun des trois chapitres constituant la première partie de l’ouvrage, correspondent par ailleurs aux divisions ultérieures du livre, dont la seconde partie (chapitres IV à VI) s’intéresse principalement au cadre exégétique eckhartien (importance pour le projet théologique eckhartien, teneur philosophique et fondements théoriques origéniens), tandis que sa troisième partie (chapitres VII-VIII) se penche sur la conceptualisation eckhartienne de l’image, en rapport à ses sources augustinienne et origénienne, et que sa quatrième et dernière partie (chapitres IX-X) traite de la capacité de l’homme à accueillir Dieu en soi et de la Naissance du Fils dans l’âme.

En définitive, ce que se propose d’établir l’ouvrage d’Élisabeth Boncour, c’est le rôle que joue Origène à titre d’« instigateur de problèmes philosophiques et théologiques essentiels » (p. 21), « tout autant mobilisé comme point d’appui ayant valeur d’autorité que comme source d’une pensée vivante » (p. 213). L’ouvrage fait du concept de théo¬génésie, propre à la patristique grecque, le fondement, le centre de la pensée eckhartienne et de sa compréhension d’un destin de l’homme compris comme « divinisation » (p. 21). Il cherche ainsi à voir, par-delà la figure imposante de l’autorité d’Augustin, comment l’appui origénien façonne une pensée pour laquelle l’homme, capax dei (capable de Dieu), en cette partie la plus noble et la plus élevée de lui, cette scintilla animae marquée par sa « continuité avec la nature divine elle-même » (p. 43), n’est pas autre chose, une autre res, que ce qu’est le Verbe divin lui-même (p. 214).

Pierre-Luc DESJARDINS

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Pour citer cet article : Élisabeth BONCOUR, Maître Eckhart lecteur d’Origène. Sources, exégèse, anthropologie, théogénésie, Paris, Vrin, « Études de philosophie médiévale » CXIX, Paris, Vrin, 2019, 240 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 203-224.

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Marie-Anne VANNIER, Maître Eckhart  prédicateur, Paris, Beauchesne, 2018, 859 p.

Maître Eckhart prédicateur, paru en 2018 aux éditions Beauchesne, est le dernier ouvrage en date de Marie-Anne Vannier. Rassemblant « vingt-cinq années de recherche sur Maître Eckhart et les mystiques rhénans » (p. 16), il se présente – M. Vinzent le souligne dans sa préface – comme une « introduction détaillée aux multiples facettes de la vie et de l’œuvre du dominicain thuringien » (p. 13), adoptant pour point focal du portrait qu’il en dresse la prédication de celui en qui le Lebemeister (intellectuel de renom) et le Lesemeister (pasteur d’âmes) ne faisaient qu’un (p. 17). Maître Eckhart prédicateur se présente sous l’aspect d’une impressionnante somme permettant autant une première approche de l’homme et de sa pensée qu’une compréhension des enjeux principaux ayant occupé les études eckhartiennes au cours des dernières décennies.

Divisé en sept parties se laissant regrouper en deux grands axes (p. 16), l’ouvrage aborde successivement la prédication (I), la vie (II), les œuvres (III), l’actualité (IV), les sources (V), les thèmes (VI) et la réception de l’œuvre (VII) du Thuringien.

Le lecteur découvre ainsi d’abord les grandes lignes de force de la prédication autant latine (p. 24) qu’allemande (p. 27), de même que la proximité intellectuelle qu’entretient la prédication d’Eckhart avec celle de l’une de ses sources principales, Augustin. Dédiée à la vie du maître, la seconde partie en présente les grandes époques, esquissant le développement chronologique des thèmes centraux de sa pensée avant de détailler l’expérience vécue qui en constitue le fondement. La troisième partie aborde une à une les grandes œuvres latines et allemandes, exposant certains enjeux propres à chacune d’entre elles, laissant cependant de côté les sermons latins et allemands – à l’exception des sermons allemands « Sur la naissance de Dieu dans l’âme » (sermons 101-104 selon la classification adoptée par l’édition allemande de Quint et Steer) qu’elle place au « cœur de l’œuvre d’Eckhart » (p. 291). La quatrième partie de l’ouvrage aborde le caractère actuel (p. 389), voire « précurseur » (p. 368) d’Eckhart, notamment dans les prises de position que l’on peut découvrir chez lui par rapport à un certain nombre d’enjeux aujourd’hui associés à la question du sujet (p. 403 sq.) et de la construction du soi. La cinquième partie expose quant à elle le rapport d’Eckhart à plusieurs Pères et théologiens, parmi lesquels Augustin joue un rôle de premier plan (p. 431-470). Les deux dernières parties détaillent respectivement les thèmes principaux de la pensée eckhartienne (notamment l’anthropologie, la christologie, la naissance, l’intellect, la création, le sujet) et sa réception, autant en ce qui a trait à la postérité immédiate de cette œuvre condamnée qu’à l’histoire des études eckhartiennes en France (p. 805-809).

Ne négligeant pas le travail de contextualisation historique nécessaire à l’approche d’un tel monument de la pensée médiévale, l’ouvrage demeure cependant dans son ensemble soucieux d’illustrer que la pensée eckhartienne n’est précisément pas seulement un monument. S’il n’est pas « une simple collection d’articles » (p. 13), c’est notamment parce qu’un fil conducteur unit indéniablement tous les travaux qui y sont réunis : le fil conducteur procuré par l’approche de la pensée eckartienne comme une pensée intimement vécue par son auteur et ayant la possibilité d’être porteuse pour le lecteur contemporain d’un sens qui soit beaucoup plus que simplement historique.

L’objectif de l’ouvrage est à la fois de mettre en lumière l’actualité d’un auteur dont la « parole traverse les âges » (p. 17) et de se situer dans un dialogue critique avec une certaine réception contemporaine d’Eckhart qui voudrait voir en lui « un représentant du New Age ou un sympathisant du bouddhisme ou encore un philosophe qu’il importe de sauver de la mystique » (p. 23). Fidèle à une approche qui respecte chez Eckhart l’unité de l’enseignement théologique et de la pensée vécue, c’est une expérience spirituelle que veut nous livrer Marie-Anne Vannier en mettant en relief son actualité – une expérience spirituelle qui se déploie autant dans la lecture et le commentaire du texte biblique que dans l’homélie qui se prononce dans la vérité elle-même, dans le Fils, dans le Christ (p. 566). Cet objectif est atteint grâce à la grande érudition de l’auteure de Maître Eckhart : Prédicateur et à la présentation claire et précise que fait l’ouvrage des thèses d’un auteur reconnu pour la complexité de sa pensée.

Pierre-Luc DESJARDINS

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Pour citer cet article : Pierre-Luc DESJARDINS, « Marie-Anne VANNIER, Maître Eckhart  prédicateur, Paris, Beauchesne, 2018 », in Bulletin de philosophie médiévale XXI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 175-199.

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Éric MANGIN, La nuit de l’âme. L’intellect et ses actes chez Maître Eckhart, Paris, Vrin, « Études de philosophie médiévale », 2017, 256 p.

La nuit de l’âme. L’intellect et ses actes chez Maître Eckhart d’Éric Mangin (Maître de conférence à l’université catholique de Lyon), présente une lecture de la pensée noétique eckhartienne. Cherchant à restituer la progression de l’âme vers Dieu en comprenant le sens des différentes étapes délimitées par le réseau lexical que constituent les verbes associés à ses huit différents chapitres (« Dépouiller » ; « Élever » ; « Unir » ; « Saisir » ; « S’émerveiller » ; « Chercher » ; « Écouter » ; « Prêcher »), le livre de Mangin nous propose, davantage qu’une « étude de plus » (p. 19), une approche de l’œuvre du Thuringien qui se veut autant lexicale (terminologique) que spirituelle : une « lecture, avec lui, de son œuvre » (ibid.), formule empruntée à Jean-Louis Chrétien, dont l’auteur se réclame, affirmant l’influence exercée par la méthode de l’ouvrage Saint Augustin et ses actes de parole sur le développement de sa propre approche.

Autant d’actes de l’intellect (p. 20), les huit verbes structurant la progression de l’argumentaire de Mangin témoignent du parcours de l’intelligence – de la raison, de l’intellect, Vernunft (p. 10) –, lequel parcours constitue une ascension vers le Verbe divin qui vient se dire en elle, et l’élever (p. 65) par-delà son individualité. L’auteur nous guide ainsi de manière limpide au cœur de la pensée eckhartienne, exposant clairement et schématiquement les moments essentiels de la vie de l’esprit telle que la conçoit le Thuringien, de manière à rendre intelligible au néophyte, comme au spécialiste, son œuvre de Lebemeister et de Lesemeister.

Mangin construit son ouvrage sur le fondement procuré par le concept de nuit, central dans l’œuvre de Maître Eckhart, concept d’une « certaine cécité » (p. 10 ; p. 15), et limite fondamentale de la pensée rationnelle humaine. Cette cécité, ou nuit de l’âme, dans laquelle elle n’est plus active mais passive, laissant parler en elle le Verbe de Dieu (p. 207 ; p. 240), permet de penser un type de connaissance-union ayant moins trait au connaître prédicatif et rationnel qu’à l’être simpliciter. En tant qu’elle se tourne naturellement vers des objets de science déterminés, c’est-à-dire les species universelles des choses sensibles (p. 37), l’âme ne parvient pas à la liberté (p. 10) – la négativité et l’indétermination absolues – qui peut être sienne lorsque, s’humiliant (p. 53) devant Dieu, elle se vide entièrement et se place dans l’attente et l’écoute (p. 184) qui la disposent à la parole divine, permettant ainsi sa béatitude. La voie eckhartienne est celle du dépouillement : une voie par laquelle la connaissance du monde est abandonnée au profit d’un repli sur soi, sur l’intériorité la plus propre (celle de l’être) ; ce repli qui nourrit la vie de l’âme, n’est autre que Dieu lui-même (p. 67), à qui il convient de s’unir en acte.

Axé principalement sur une lecture de l’œuvre allemande de Maître Eckhart (non en raison de la reconduction d’une dichotomie souvent rejetée par les spécialistes, entre œuvre latine et œuvre allemande, mais en raison principalement de l’aspect « expérientiel » (p. 19) de l’approche eckhartienne de l’intellect dans le corpus des traités et sermons allemands), l’ouvrage constitue donc une approche de sa pensée favorisant ce qu’il conviendrait d’appeler son aspect « spirituel ». Par-delà ses sources conceptuelles (qu’elles soient péripatéticiennes ou plus proprement théologiques), que l’ouvrage de Mangin ne se donne pas pour fin « d’étudier de manière exhaustive » (p. 85), la pensée de Maître Eckhart accorde une importance capitale au vécu de l’esprit : sa noétique, si elle s’articule autour d’un usage de la théorie aristotélicienne de l’intellect, est subordonnée à une conception de la béatitude pour laquelle connaître Dieu et être Dieu se confondent – une conception de la béatitude en laquelle la voie menant à la contemplation intellectuelle est celle d’un repli sur soi par lequel l’intellect expulse la connaissance mondaine au profit de ce fond intangible de lui-même (p. 95) dans lequel il se fond en Dieu.

C’est donc le portrait global de la pensée vécue d’un penseur d’une richesse spirituelle rarement égalée que propose Mangin, un ouvrage rédigé dans une langue claire qui en fait une contribution aussi sérieuse qu’accessible aux études eckhartiennes.

Pierre-Luc DESJARDINS

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Pour citer cet article : Pierre-Luc DESJARDINS, « Éric MANGIN, La nuit de l’âme. L’intellect et ses actes chez Maître Eckhart, Paris, Vrin, 2017 », in Bulletin de Philosophie médiévale XX, Archives de Philosophie, tome 82/3, juillet-septembre 2019, p. 647-672.

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