Auteur : Piet Steenbakkers

 

SPINOZA, Éthique, édition annotée et traduite sous la direction de Maxime Rovere, Paris, Flammarion, 955 p.

Nous traiterons successivement des questions textuelles, de l’annotation et de la traduction.

I. Qui traduit s’interroge forcément sur la justesse des leçons du texte source. C’est ainsi que les traducteurs des ouvrages de Spinoza ont beaucoup contribué à la philologie spinozienne. Leur travail reste pourtant bien distinct de celui des éditeurs qui établissent un texte dans sa langue originale. Le collectif (sous la direction de Maxime Rovere) qui a produit cette remarquable publication de l’Éthique, et de belle présentation typographique, offre une traduction, non seulement de cet ouvrage, mais également (en annexe) de la dissertation de Louis Meyer, ainsi qu’un ample commentaire en regard. Un certain nombre de ces annotations traitent de problèmes textuels. C’est une addition bienvenue aux études spinoziennes, mais cela ne constitue pas une édition au sens propre. Sur ce point, la présentation du livre est trompeuse. Sur la couverture, nous lisons « édition annotée et traduite… », à la page de titre « édition et traduction de Maxime Rovere ». On a alors l’impression qu’il s’agit d’une édition du texte latin, accompagnée de notes et d’une traduction. Cette impression est encore renforcée quand on arrive au paragraphe intitulé « Note sur cette édition », qui commence ainsi : « Cette édition est établie d’après le texte latin des Opera posthuma de 1677 en tenant compte des variantes de la version néerlandaise (Nagelate Schriften), du manuscrit du Vatican (V) et des éditions du texte latin par Paolo Cristofolini en 2014 (Edizioni ETS), puis par Fokke Akkerman et Piet Steenbakkers en 2020 (PUF). » Cette déclaration pose des problèmes.

1) En matière textologique le terme technique « établissement du texte » est réservé pour le processus philologique qui constitue un texte critique (constitutio textus). Ce que nous avons devant nous, pourtant, est une traduction française pourvue d’une abondante annotation, et non pas une édition.

2) Pris au pied de la lettre, l’énoncé « d’après le texte latin des Opera posthuma » laisse entendre que l’Ethica telle qu’elle se trouve dans les OP fonctionne comme texte de base, c’est-à-dire que, sauf exceptions, la traduction rend les termes des OP. On attendrait alors que les exceptions soient traitées dans les notes, mais là les questions textuelles ne reçoivent que peu d’attention.

3) Comment interpréter les mots « en tenant compte des variantes… et des éditions » ? Là aussi les notes sont silencieuses dans la plupart des cas. En outre, parmi les sources et éditions mentionnées ici, on ne trouve pas de référence aux autres éditions (comme Van Vloten et Land, Appuhn, Gebhardt) dont la traduction s’est servie.

Pour clarifier la pertinence de ces points il conviendra de donner quelques exemples.

a) Dans la proposition 30 de la première partie et sa démonstration, notre édition (Akkerman, Steenbakkers, Moreau, 2020) propose d’adopter une leçon de V (manuscrit du Vatican), au lieu de celle des OP. Rovere paraît s’y ranger ; à la p. 135, il traduit la proposition 30 : « Un intellect en acte, fini ou infini ». Ainsi l’expression actu détermine bien intellectus, et non pas (in)finitus, comme dans les OP. Dans la démonstration, en revanche, il retient la leçon (rejetée par nous) des OP : « un intellect, fini en acte ou infini en acte ». Il n’y a pas de note pour expliquer cette ambiguïté.

b) Dans la démonstration de la proposition 11 de la deuxième partie (p. 207), Rovere traduit une conjecture (le renvoi par le même axiome de cette partie) qui ne se trouve que dans l’édition de Van Vloten et Land (et qui fut adoptée par Appuhn et Gentile). Là encore, pas de note.

c) À la p. 721, Rovere cite notre édition (ici et ailleurs nommée à tort « Moreau 2020 »), mais sa traduction de la proposition 66 de la quatrième partie, ainsi que sa note 646, montrent que le problème textuel et sa solution lui ont échappé. Ce qu’il écrit n’est ni la leçon des OP, ni celles des NS, V ou notre édition, mais une conjecture fausse de Land, suivi par Gebhardt (qu’il ne mentionne pas).

d) La note 165 (p. 188) explique pourquoi ici la leçon du manuscrit V est préférable « Nous restaurons le pluriel, conformément à l’esprit de cette édition (voir présentation, p. 13). » Mais en fait la traduction est un bric-à-brac plutôt qu’une restauration : « Je supplie ceux qui me lisent » ne rend ni le texte de V (qui porte Vos rogare volo) ni celui des OP (Lectorem rogo). La raison serait que le pluriel montre plus clairement le travail collectif (raison invoquée également à la p. 284, note 241). Est-ce un argument pour laisser tomber ce qu’il assume comme son texte de base ? Après tout, la décision, prise par les éditeurs des OP, d’adapter le texte provient du même collectif, qui a publié les OP à la prière de Spinoza et selon ses instructions.

e) Dans la note 91 (p. 118), Rovere propose une émendation du texte latin : « L’édition des OP comporte ici une erreur… Il faut remplacer ici determinatur par terminatur, pour que la citation soit conforme au texte qu’elle cite. » Cela ne corrige pourtant pas les OP, mais le philosophe lui-même : Spinoza avait écrit terminari et terminatur dans la définition 2, mais il y renvoie en écrivant determinetur (leçon confirmée par le  manuscrit V). Pour Spinoza, qui d’ailleurs ne se soucie pas de la constance littérale, les deux mots sont équivalents dans ce contexte.

En tout cas, un point fort de cette version est qu’elle rompt avec la fâcheuse pratique, entamée par Gebhardt il y a un siècle, d’intégrer les variantes des NS dans le texte latin.

II. « Pourquoi tant de notes ? » : la question est posée explicitement dans la Présentation (p. 25). Voici la réponse : « Pour faire en sorte [que] … lectrices et lecteurs, savants ou non, disposent d’amis informés vers qui se tourner. » Toutefois, même les meilleurs amis peuvent parfois devenir bavards. Déjà la seule abondance des 798 notes risque d’assourdir la voix du philosophe. Les contributions des six commentateurs (Filip Buyse, Russ Leo, Giovanni Licata, Frank Mertens, Maxime Rovere et Stephen Zylstra) sont pour une bonne part informatives et utiles, mais pas toujours indispensables. Il y en a qui sont précieuses (notamment les notes sur le cercle de Spinoza, le cadre historique, l’ascendance des termes, l’ordre géométrique), il y en a d’autres qui aboutissent à un échec. Malheureusement, c’est dans la dernière catégorie que se situent un certain nombre de notes textuelles. La note 250 (p. 290) en est un exemple : le traducteur qualifie l’adverbe mutilate (« de façon mutilée ») de « spectaculaire barbarisme latin », jusqu’ici ignoré, « masqué par la pudeur des traducteurs ». En fait, l’adverbe figure trois fois dans l’Éthique, et le participe passé mutilatus sept fois. Pour Spinoza c’est un terme du système, conjugué à confuse-confusus. Le verbe mutilare et son participe passé se rencontrent chez les auteurs antiques – Térence, Ovide et Quinte-Curce. Seul un cicéronianisme raide pourrait les déconseiller. Il était logique d’en tirer un adverbe, comme cela fut le cas à la Renaissance. On sait que Spinoza puise le vocabulaire dont il a besoin dans l’ensemble de l’histoire de la langue, comme l’avait montré F. Akkerman. L’insistance de la note (« barbarisme criant ») risquerait de laisser planer un doute sur la latinité de son auteur plutôt que sur celle de Spinoza et de ses amis.

III. La traduction est soucieuse de cohérence, et l’absence de glossaire final est en partie compensée par les notes qui justifient parfois les choix concernant les concepts centraux. Intellectus est rendu par « intellect », mens par « esprit », animus par « cœur » (n. 157), affectio par « modification », affectus par « affect » (n. 311). Pathema animi, véritable croix des traducteurs, est laissé en latin, et la longue note (n. 498) qui commente l’expression ne justifie pas ce recul du traducteur. Appetitus est rendu par « aspiration », ce qui est intéressant, mais est-il sûr qu’« appétit » soit à exclure parce qu’il suggérerait une origine « alimentaire et organique » (n. 338) ? On dit bien en français actuel « appétit de pouvoir ». L’importance de la citation d’Ovide (video meliora proboque…) est soulignée à juste titre (n. 323), mais pourquoi rendre la seconde partie de la phrase par « se laisser aller au pire », qui suggère une passivité quasi totale ? L’un des sens de sequor est bien « poursuivre, chercher à atteindre », qui rend mieux les efforts de l’homme pour aller vers son propre malheur.

Fluctuatio animi est traduit par « hésitation du cœur » et la note qui l’accompagne précise : « Ce terme fournit ainsi un bon exemple de l’écart lexical entre Descartes et Spinoza, et de la nécessité de comprendre les termes de l’Éthique selon leur logique propre. En effet, en ramenant sans cesse le latin de Spinoza à la traduction des Passions de l’âme, on multiplie les faux amis, et l’on suggère la ressemblance de conceptions qui diffèrent souvent largement » (n. 353). On ne niera pas la nécessité de saisir la « logique propre » du lexique spinozien, ni l’écart conceptuel entre les deux philosophies. Cependant, si Spinoza a choisi de reprendre les termes latins de Desmarets (quand il choisit de les reprendre !), c’est apparemment qu’il a estimé pouvoir exprimer sa pensée, avec ce qu’elle a à la fois de proche et de différent de celle de Descartes, avec ces termes justement, comme pour marquer le lieu du clivage théorique ; et le fait qu’il ne le fasse pas toujours (puisqu’il ne reprend pas tous les termes, en introduit d’autres et bouleverse leur équilibre sémantique) souligne plus encore le caractère conscient d’une telle stratégie.

En résumé, la traduction de l’Éthique offerte dans ce livre important ne s’appuie pas vraiment sur le texte des OP, et elle ne tient pas suffisamment compte des autres sources ni des travaux philologiques pertinents. Elle prend les leçons qui lui conviennent, et justifie ses choix au hasard. Sur la totalité du texte, pourtant, les dommages restent limités, si bien que cette traduction, en dépit de tout ce qui a été signalé et discuté, constitue un enrichissement très réel pour les études spinoziennes.

Pierre-François MOREAU et Piet STEENBAKKERS

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Pour citer cet article : SPINOZA, Éthique, édition annotée et traduite sous la direction de Maxime Rovere, Paris, Flammarion, 955 p., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 205-230.</p

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