Auteur : Raphaël Pierrès

 

 

Peter Anstey et Alberto Vanzo, Experimental Philosophy and the Origins of Empiricisms, Cambridge, Cambridge University Press, 2023, 366 p.

Le livre de Peter Anstey et Alberto Vanzo s’ancre dans une discussion de la catégorie historiographique d’empirisme. Cette classification courante, construite par Kant, est associée à deux marqueurs théoriques : toute connaissance humaine dérive de l’expérience, et ne peut être prouvée qu’a posteriori. Par opposition, les rationalistes défendent à la fois les idées innées et la possibilité d’une connaissance a priori. Cependant, Locke qui est tenu pour le représentant principal d’une position empiriste ne rejette pas tant les idées innées que les principes innés. Plus largement, il apparaît que les principaux représentants de cette famille théorique sont moins préoccupés de la question de la justification de la connaissance, que des moyens de son acquisition.

Mais alors, quelle alternative proposer à la notion d’empirisme ? Nos auteurs proposent de prendre en compte la manière dont les acteurs de cette histoire se désignent eux-mêmes : ils revendiquent l’appartenance de leur démarche à la philosophie expérimentale. En ce sens, ils suggèrent que nous n’avons pas pris la mesure de l’émergence de la philosophie expérimentale, pourtant un des phénomènes les plus significatifs de la première modernité, car il a été recouvert par la catégorie kantienne d’empirisme. Par là, ils invitent aussi à rebattre les cartes, car certains représentants de la philosophie expérimentale comme Boyle, Magalotti ou Turnbull ne rejettent pas les idées innées.

Partant, l’ouvrage dessine le projet d’une histoire de l’émergence, du développement et du déclin de la philosophie expérimentale dans la première modernité, selon trois dimensions : philosophique, disciplinaire et géographique. En effet, la philosophie expérimentale répond à un ensemble de problèmes quant à notre connaissance de la nature, et de notre place en son sein. Elle s’étend depuis la philosophie naturelle, vers la médecine et d’autres champs connexes, jusqu’à la philosophie morale. Elle se déploie sur différents territoires, depuis l’Angleterre, vers l’Italie et les Pays-Bas, jusqu’en France, en Écosse et en Allemagne.

Bien que le terme apparaisse déjà dans la première moitié du XVIIe siècle (par exemple sous la plume de Samuel Hartlib), son usage se diffuse et se stabilise dans les années 1660. Il désigne alors la méthode dans l’étude de la nature qui donne la priorité à l’expérimentation et l’observation sur la théorie et la spéculation. Le livre se déploie en trois moments : le premier porte sur l’émergence de la philosophie naturelle outre-manche ; le second décrit l’apogée du mouvement, autour de Newton, mais aussi son extension en France et en Écosse ; le troisième analyse l’éclipse de la philosophie expérimentale en Allemagne, et son recouvrement par la catégorie d’empirisme.

Dans le cadre constitué par la classification de la philosophie naturelle au sein du domaine spéculatif depuis Aristote, une série de transformations dans la philosophie de la Renaissance prépare toutefois le terrain à la philosophie expérimentale, il en est ainsi des premières tentatives pour proposer une science expérimentale qui complète la théorie spéculative de la nature, en particulier chez Roger Bacon. Surtout, émerge une série de tensions relatives au statut de la magie d’une part, et de la mécanique, d’autre part : la mécanique s’impose progressivement comme le contrepoint expérimental à la physique spéculative.

Selon P. Anstey et A. Vanzo, la philosophie expérimentale naît au sein du club d’Oxford, réuni autour de John Wilkins, et surtout au travers de la fondation de la Royal Society en 1660. Un rôle important revient dans cette histoire à Robert Boyle, qui contribue à l’organisation d’un groupe de chercheurs partageant les orientations de méthode de la philosophie expérimentale. Les auteurs analysent la relation de la philosophie expérimentale aux questions médicales et religieuses, et surtout à un premier modèle théorique, constitué par l’histoire naturelle, en particulier dans sa version baconienne. Cette initiative rencontre toutefois des critiques, en particulier sous la plume de Margaret Cavendish, qui lui reproche de trop se fier aux sens, faillibles, plutôt qu’à la raison. P. Anstey et A. Vanzo s’intéressent alors aux influences sur le continent, en particulier en Italie, à travers Magalotti, Montanari et l’Accademia del Cimento. Ils soutiennent toutefois que le mouvement peine à s’étendre en France, considérant par exemple que les travaux de Roberval et Rohault ne relèvent pas de la philosophie expérimentale car ils s’appuient trop sur l’autorité de la tradition.

Ils proposent ainsi quatre critères permettant d’identifier un philosophe expérimental : la priorité donnée à l’expérimentation et l’observation, par opposition à une méthode fondée sur le raisonnement à partir de principes et d’hypothèses, le fait de s’occuper de philosophie naturelle, et de le faire, enfin, après les années 1660. En outre, conduire effectivement des expérimentations, et revendiquer son appartenance à la philosophie expérimentale apparaissent comme deux « indicateurs » forts que nous aurions bien affaire à un philosophe expérimental.

L’apogée de la philosophie expérimentale est marqué par le passage d’un modèle baconien centré sur la classification à la méthode newtonienne tournée vers la mathématisation. Bien que Newton soit influencé par Bacon, comme en témoignent ses écrits optiques, il y a là un indéniable tournant méthodologique, qui devient explicite lors des rééditions des Principia. P. Anstey et A. Vanzo analysent de ce point de vue la polémique Leibniz-Newton, et le rôle tenu par Cotes et Hartsoeker. En outre, le développement de la philosophie expérimentale est lié à un développement institutionnel, s’exprimant au travers de cours de philosophie expérimentale centrés sur l’enseignement de la mécanique, de l’hydrostatique, de la pneumatique et de l’optique, délivrés aussi bien à Cambridge qu’à Oxford, comme le donnent à lire les contributions pédagogiques de Whiston et Desaguliers.

Par ailleurs, les auteurs observent la façon dont la philosophie expérimentale s’est « diffusée » dans la France des Lumières. Cependant, ils ouvrent ce chapitre sur la réception du projet baconien dans l’Académie des Sciences. Il est surprenant dans ce cadre que Dodart ne soit cité qu’en une note globale, peut-être parce que les Mémoires pour servir à l’Histoire des Plantes n’entrent pas dans la chronologie du grand récit de la diffusion. Les auteurs font toutefois une place à Jean-Baptiste du Hamel, analysant l’influence de Boyle sur ses travaux. Ils mentionnent également la présence de critiques de la philosophie expérimentale en France au XVIIe siècle, en particulier chez Malebranche. On peut s’étonner que la philosophie expérimentale soit critiquée, si elle n’est pas alors diffusée en France. Ce ne serait que dans les années 1730 que la philosophie expérimentale aurait enfin été « reçue » en France, sous l’impulsion de Voltaire en premier lieu, mais aussi de professeurs comme l’abbé Nollet. Condillac est brièvement mentionné. Une place plus importante est faite à Buffon, essentiellement pour affirmer la parenté de son entreprise avec celle de Bacon. De même, la philosophie de Diderot est analysée à l’aune de ses emprunts à Bacon. Toutefois, la fin du chapitre rouvre certaines tensions en s’interrogeant sur le statut de la réhabilitation de Descartes par des auteurs se réclamant de la philosophie expérimentale, comme d’Alembert.

L’étude décrit alors la manière dont la philosophie expérimentale fonctionne comme modèle pour des philosophes moraux du XVIIIe siècle, qui connaissent et reprennent la distinction entre philosophies expérimentale et spéculative, et expriment souvent leur opposition tant aux systèmes qu’aux hypothèses : ainsi chez Richard Cumberland, Adam Smith ou George Turnbull. La figure la plus importante de cette histoire est probablement Hume, qui revendique la volonté d’introduire la méthode expérimentale dans les sujets moraux. Bien qu’il s’inscrive dans un cadre épistémologique selon lequel toute science doit être fondée sur des principes, c’est l’expérience qui permet d’y accéder dans sa perspective : il reprend le modèle à deux étapes, qui doit d’abord passer par l’expérimentation et l’observation, avant de formuler des lois générales. Hume problématise le statut de l’expérimentation en philosophie morale, et son désavantage vis-à-vis de la philosophie naturelle de ce point de vue, mais conserve une forme d’identification entre expérimentation et observation, et les associe avant tout à l’introspection. Hume construit une analogie entre les lois d’association des idées et le principe de la gravité universelle. Cette relation entre lois morales et lois physiques est un point décisif que l’ouvrage scrute ici au prisme du statut de la religion naturelle (Butler, Stillingfleet) et de la loi naturelle (Cumberland, Hutcheson, Turnbull). Le changement de statut des lois naturelles se répercute sur le statut des lois morales, qui tendent à passer de la nécessité normative à une valeur descriptive et contingente. La philosophie morale du XVIIIe siècle apparaît comme une proto-psychologie, encore en transition depuis une dimension métaphysique et spéculative, vers une pratique scientifique empirique. La question de la mathématisation reste un point délicat, dans son application au domaine moral.

Le dernier moment de l’ouvrage s’interroge sur les causes de l’éclipse de la philosophie expérimentale et de son recouvrement en histoire de la philosophie. Il retrace en particulier la façon dont elle a cessé de devenir un mouvement reconnaissable et influent dans l’Allemagne du XVIIIe et du début du XIXe siècle. Tandis que la philosophie expérimentale était un mouvement puissant en Allemagne au XVIIIe siècle, un tournant a lieu au XIXe siècle, sous l’influence de la distinction kantienne entre empirisme et rationalisme.

P. Anstey et A. Vanzo se penchent d’abord sur le statut de Wolff, qui est bien au fait des développements récents de la philosophie naturelle et familier avec certaines doctrines lockéennes. Sur le plan méthodologique, il partage une certaine réserve quant à l’usage trop précoce de principes généraux, mais ne s’oppose pas absolument à un usage mesuré des hypothèses et des propositions a priori en philosophie naturelle, combinant ainsi différents types de justification. Suit une analyse de l’influence de la philosophie expérimentale sur l’Académie de Berlin, et son président, Maupertuis : la redéfinition des objectifs de l’Académie fait preuve d’un certain éclectisme, laissant se côtoyer philosophie expérimentale et philosophie spéculative. Enfin, un dernier cas relève de la psychologie empirique, sous ses diverses formes, et particulièrement de la contribution de Tetens.

Mais si la philosophie expérimentale a bien été diffusée en Allemagne, comment expliquer son déclin ? Les auteurs soulignent alors le rôle de Kant. Certes celui-ci forge bien les catégories d’empirisme et de rationalisme. Elles ont pu conduire à trois biais : épistémologique (la première modernité s’organise autour d’un conflit en philosophie de la connaissance), classificatoire (la plupart des philosophes de la première modernité doivent entrer dans un camp ou l’autre, empiriste ou rationaliste), et téléologique (la philosophie kantienne surmonte l’opposition, en proposant une synthèse). Cependant, Kant lui-même tombe-t-il vraiment dans ces trois biais ? Il ne réduit pas l’histoire de la philosophie à l’épistémologie, ne cherche pas à classer tous les auteurs de la première modernité comme empiriste ou rationaliste, et ne donne pas sa propre philosophie comme une alternative à l’empirisme et au rationalisme, mais plutôt comme une forme de rationalisme.

Il revient plutôt à Reinhold, Tennemann et aux historiens de la philosophie allemande influencés par Kant d’avoir effectivement développé ce récit. Les auteurs se penchent en particulier sur la contribution de Tennemann et associent le biais téléologique à la volonté de construire une histoire philosophique de la philosophie. Tennemann donne effectivement un rôle central à l’épistémologie, et contribue à fabriquer le canon, opposant les « écoles » empiristes et rationalistes. La fin de ce développement dialectique est bien la synthèse kantienne, qui fournit la clé des oppositions entre philosophes de la première modernité.

Experimental Philosophy and the Origins of Empiricisms s’avère un travail vivement stimulant, en ce qu’il remet en mouvement cette grille de lecture kantienne de la première modernité. Les auteurs concluent en défendant les avantages de la catégorie de philosophie expérimentale sur celle d’empirisme. Sur le plan descriptif, elle vise une méthode d’acquisition du savoir, effectivement appliquée en philosophie naturelle, plutôt qu’une thèse épistémologique sur sa fondation, en débat avec l’innéisme et le scepticisme. Le syntagme experimental philosophy a le mérite d’être utilisé par les acteurs eux-mêmes, et non d’avoir été construit après coup pour les décrire, comme la catégorie d’empirisme. La philosophie expérimentale est à la fois un mouvement dont on se revendique, et une discipline qui s’institue. Les auteurs défendent le pouvoir explicatif général de cette notion et montrent sa mise en contraste avec la philosophie spéculative en tant qu’elle n’est pas constituée en mouvement.

Cette conclusion soulève trois grandes questions. D’abord, l’histoire ici dessinée comporte une dimension institutionnelle et contextuelle, qui a le mérite d’avoir les pieds sur terre, mais qui engage à la fois une interrogation sur le cadrage historique et géographique. En effet, les bornes chronologiques retenues placent Bacon dans une position instable, et les frontières géographiques tendent à reconduire une analyse locale qui, si elle n’isole pas la philosophie expérimentale outre-manche, reprend le modèle d’une diffusion à partir de l’Angleterre, plutôt que d’un développement à plusieurs foyers. Ensuite, l’ouvrage construit cette histoire comme une galerie de tableaux, relayant une historiographie qui associe globalement un auteur à une position (bien que certaines évolutions soient notées, ainsi dans le cas de Newton), et fait de la pratique expérimentale proprement dite un simple indicateur plutôt qu’un critère de reconnaissance de la philosophie expérimentale. Enfin, cette mise en ordre reste structurée par une opposition entre philosophie spéculative et philosophie expérimentale qui semble peu différente de la structure d’opposition kantienne. Quoique les auteurs soient conscients de certaines de ces limites, il reste à penser les articulations et circulations entre courants (en particulier dans la relation aux cartésiens) et à analyser la structure de conflits théoriques qui ne se ramènent pas à un partage binaire. Les cas français et italien apparaissent particulièrement problématiques de ce point de vue (on voit mal par exemple comment situer Gassendi, Huet ou d’Alembert). Mais finalement, l’enjeu n’est peut-être pas tant de trouver une grande catégorie qui se substitue à celle d’empirisme, que de pluraliser nos outils historiographiques pour décrire cette période. À ce titre, l’ouvrage contribue à poser des questions intéressantes, et ouvre de multiples pistes pour des recherches à venir.

 

Raphaël Pierrès

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Pour citer cet article : Peter Anstey et Alberto Vanzo,Experimental Philosophy and the Origins of Empiricisms, Cambridge, Cambridge University Press, 2023, 366 p., in Bulletin de philosophie anglaise III, Archives de philosophie, tome 87/2, Avril-Juin 2024, p. 199-2240.</p

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Samuel C. RICKLESS (éd.), The Oxford Handbook of Berkeley, New York, Oxford University Press, 2022, 708 p.

</pThe Oxford Handbook of Berkeley s’impose comme un outil de travail incontournable pour qui veut approfondir l’étude de sa philosophie, au-delà de la vision scolaire de la négation de l’existence de la matière. Une brève introduction de Samuel Rickless et un chapitre rédigé par Daniel Flage, présentant quelques points de repère biographiques et thématiques, ouvrent le volume. L’ouvrage se distribue alors en quatre moments : le premier est consacré à la métaphysique de Berkeley, le deuxième à son épistémologie, le troisième à sa philosophie politique et économique, le quatrième enfin à une série de comparaisons. Un index fort utile referme le volume.

La question de premier plan porte sur l’idéalisme berkeleyen, ses arguments et ses implications quant au statut des idées abstraites, de la matière et de l’esprit : elle se déploie en neuf chapitres qui affrontent chacun un aspect spécifique du problème. Martha Bolton prend d’emblée en charge la question de la portée de la critique des idées abstraites (considérées par Berkeley comme impossibles) vis-à-vis de l’horizon d’une théorie idéaliste des choses sensibles. En outre, ce serait, selon Berkeley, une erreur et une contradiction de soutenir comme Locke que nous avons une idée des opérations de notre propre esprit. James Hill propose ainsi une distinction entre idées et notions, afin de rendre compte d’une connaissance immédiate de soi, par notions, qui remet en question l’opposition scolaire entre innéisme et empirisme. Benjamin Hill fournit un utile état de la question, à propos des arguments émis par Berkeley en faveur de l’idéalisme, distinguant parmi les commentateurs trois types de compréhension de l’idéalisme ; tandis que George Dicker montre comment Berkeley a anticipé les objections à sa position, en particulier quant à la différence entre illusion et réalité, à la permanence de l’objet, et à la possibilité d’avoir un accès intersubjectif au réel. Melissa Frankel s’attache alors à préciser ce qu’il faut entendre au titre de l’immatérialisme berkeleyen, en commençant par revenir sur ce qu’il vise au titre du matérialisme, et en introduisant la discussion des qualités premières et secondes, avant de se pencher sur la question des substances et des causes matérielles. Genevieve Migely s’efforce de reconstituer cette philosophie de l’esprit dont la légende veut que Berkeley l’ait perdue lors d’un voyage en Italie : partant de l’opposition entre l’activité de l’esprit et la passivité de l’idée, elle déploie les conséquences d’une conception de l’esprit comme agent. Richard Glauser revient sur la question de la critique des qualités premières et secondes, au profit de qualités sensibles, en l’appliquant tout particulièrement au cas redoutable du plaisir et de la douleur. Stephen Daniel s’attache aux preuves de l’existence de Dieu, que Berkeley propose ou peut intégrer à sa perspective, notamment donc aux arguments a posteriori et à la question de l’infinité divine. Kenneth Pearce suggère une interprétation stimulante de sa philosophie du langage, par-delà les interprétations qui réfèrent la signification d’un terme aux idées dans l’esprit du locuteur, voire à ses intentions, pour défendre une voie wittgensteinienne qui réfère la signification à l’usage et aux règles communes.

Un deuxième moment de l’ouvrage est consacré à l’épistémologie de Berkeley : il comprend six chapitres. En guise de transition, Seth Bordner interroge le rapport de Berkeley au sens commun : partant d’une revue de littérature qui souligne l’écart entre des interprètes qui assimilent l’idéalisme berkeleyen au sens commun, tandis que d’autres considèrent les mentions du sens commun comme purement formelles, il montre de façon convaincante que Berkeley assume que sa philosophie soit du côté du sens commun, sans pour autant que son projet théorique se résume à une manière de chercher à le défendre. Margaret Atherton s’efforce de revenir sur un manque : le peu de considération pour la philosophie des sciences de Berkeley, et la place qu’elle occupe dans son projet théorique, en particulier dans les Principes. Deux contributions se penchent sur la théorie de la perception de Berkeley. Keota Fields témoigne du caractère novateur de son approche, en la mettant en perspective avec les théories constructivistes de la vision, qui considèrent sa structure comme normative plutôt que mécanique ; tandis que Robert Schwartz propose une approche plus interne, s’efforçant de mettre en cohérence la théorie de la vision avec les implications métaphysiques et épistémologiques générales de l’œuvre, à travers l’étude du cas de la perception de la distance. Douglas Jesseph interroge la conception des mathématiques de Berkeley, sous l’angle de son anti-abstractionnisme, et montre en quoi sa philosophie de l’algèbre et de la géométrie, combinée à sa critique du calcul des fluxions, échappe à l’alternative entre réalisme et platonisme, et ouvre la voie au formalisme. Luc Peterschmitt s’attache aux enjeux de la chimie pour Berkeley, qui vont bien au-delà de la promotion de l’eau de goudron : en effet, la chimie est réinterprétée dans son cadre théorique afin d’être expurgée de ses connotations matérialistes, au service d’une perspective apologétique, renvoyant à l’ordonnancement divin.

Un troisième moment développe une analyse de la philosophie de Berkeley d’un point de vue économique, politique et théologique, en trois chapitres. Mark Hight et Geoffrey Lea s’attachent ainsi à l’économie de la pauvreté dans l’œuvre de Berkeley : bien que la pauvreté soit associée à un défaut moral, Berkeley fait jouer un rôle aux institutions dans la manière de la prendre en charge, qui préfigure, aux yeux des auteurs, la théorie des « capabilités ». Nancy Kendrick interroge quant à elle le motif de l’obligation politique dans les trois discours donnés au Trinity College en les mettant en perspective à la fois avec les limites à l’obéissance dans la perspective contractualiste de Locke, et avec les positions défendues par Mary Astell. Cette troisième section de l’ouvrage est toutefois plus brève, et ces nouvelles lectures semblent peu problématiser le contexte colonial de l’élaboration de la pensée politique de Berkeley. Le dernier chapitre de cette partie, rédigé par Timo Airaksinen, analyse la théologie de Berkeley et interroge la promesse d’un bonheur infini et éternel.

Le quatrième et dernier moment inscrit Berkeley dans une série de relations, fournissant l’occasion de revenir sous un angle nouveau sur certains des thèmes abordés dans les premières parties. Stefan Storrie commence par montrer sa place dans la philosophie irlandaise, interrogeant la pertinence de la catégorie historiographique de « Lumières irlandaises ». Allan Nelson positionne Berkeley vis-à-vis de Descartes, du point de vue du statut de la matière et de l’esprit, mais aussi de la connaissance de Dieu. Patrick Connolly revient sur le rapport de Berkeley à Locke, en considérant la critique des idées abstraites, de l’idée de substance, et de la distinction entre qualités premières et secondes, tendant à remettre en question la catégorie d’empirisme qui doit leur servir de dénominateur commun. Sukjae Lee entreprend l’analyse de la relation à Malebranche, dont Berkeley tenait à distinguer sa position, en particulier quant à la vision en Dieu, et à l’occasionnalisme. Le travail de Monica Solomon complète de manière pertinente la critique de Newton au plan mathématique, en se focalisant sur les notions physiques d’espace, de temps et de force. Stephen Puryear montre comment le dissensus quant à l’interprétation de l’ontologie de Leibniz se répercute sur l’analyse de son rapport à Berkeley : l’auteur défend une compréhension phénoménaliste et idéaliste de la philosophie de Leibniz qui tend à la rapprocher de la conception de Berkeley. Mikko Tolonen inscrit Berkeley dans un contraste avec Mandeville, en particulier du point de vue des enjeux moraux et religieux, dans le contexte de la bulle spéculative associée à la compagnie des Mers du Sud. Laurent Jaffro suggère que la critique de Mandeville dans l’Alciphron vise aussi Shaftesbury, et analyse leur relation du point de vue des enjeux pédagogiques et apologétiques. Ce chapitre a aussi pour fonction de montrer que Berkeley n’est pas le seul représentant de l’immatérialisme : Tom Stoneham s’intéresse ainsi à la figure d’Arthur Collier, afin de donner une idée de la diversité des formes possibles recouvertes par ce terme générique ; tandis qu’Antonia LoLordo attire notre attention sur la contribution de Jonathan Edwards, l’un des premiers philosophes américains, durant la période coloniale, que l’immatérialisme conduit à nier la substantialité de l’esprit. Les quatre derniers chapitres font le point sur différentes critiques de la philosophie de Berkeley. Jennifer Smalligan Marusic rouvre le dossier de la virulence du propos humien contre Berkeley, du point de vue de leur rejet commun des idées abstraites : l’ambivalence de Hume est ainsi interprétée comme une critique des thèses de Berkeley (quant à la matière ou la perception) selon des principes de méthode qui sont, in fine, largement berkeleyens. Rebecca Copenhaver approfondit l’analyse de Berkeley par Reid, en soulignant l’apport positif de sa philosophie de l’esprit et de sa théorie de la vision. Tim Jankowiak revient sur la relation de Berkeley avec Kant qui engage la question de l’idéalisme : il soutient que Kant était finalement plus intéressé à démarquer sa position de la caricature de Berkeley en illusionniste diffusée alors en Allemagne, que de sa position historique effective, mais laisse relativement indéterminé le statut de l’idéalisme transcendantal. Enfin, Samuel Rickless referme le volume qu’il avait ouvert, en défendant l’idée que Mary Shepherd propose, en dernière analyse, la critique la plus forte de la philosophie de Berkeley, en mettant le doigt sur le point décisif : le fait que les objets sensibles soient des idées ou des collections d’idées. Cette lecture offre ainsi une image plus complète et nuancée de la philosophie de Berkeley, mais aussi de son contexte intellectuel, et des interprétations auxquelles elle a donné lieu.</p

Raphaël PIERRÈS

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de philosophie anglaise II chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Samuel C. RICKLESS (éd.), The Oxford Handbook of Berkeley, New York, Oxford University Press, 2022, 708 p., in Bulletin de philosophie anglaise II, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. 181-221.</p

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Jeffrey COLLINS, In the Shadow of Leviathan. John Locke and the Politics of Conscience, Cambridge, Cambridge University Press, 2021, 456 p.

Jeffrey Collins entend surmonter une compréhension étroite du contextualisme de Cambridge pour interroger à nouveaux frais le rapport philosophique entre les figures majeures de Hobbes et de Locke. Comme il le souligne, dans le droit fil des contributions de Quentin Skinner et de John Pocock, des travaux tels que ceux de Peter Laslett et John Dunn refusent un lien de filiation critique trop étroit entre Hobbes et Locke (p. 2). Certes, leur relation ne peut être résumée à une opposition scolaire entre absolutisme et libéralisme, mais c’est justement pour cela qu’elle mérite d’être étudiée : en ce sens, le travail de Locke se déploie bien sous l’ombre portée par la figure du Léviathan, comme en témoignent les commentaires qu’il en fournit directement, mais aussi la reprise indirecte de préoccupations hobbesiennes, par l’entremise de parties tierces. Il ne s’agit pas tant par-là de refuser une méthodologie contextualiste que de la pousser plus loin, par un travail renouvelé sur les archives, la correspondance et les manuscrits. Ainsi, la restitution de ces médiations, loin d’interdire la mise en relation de Hobbes et de Locke, est ce qui la rend possible. Mais elle conduit aussi à déplacer le centre de gravité de l’enquête : il ne s’agit plus de confronter Hobbes et Locke sur les sentiers battus de la loi naturelle, mais plutôt d’interroger leurs points de vue croisés sur la conscience dans une perspective théologico-politique. Ce travail est permis par de nouvelles approches de la question religieuse dans les études hobbesienne et lockéenne, quoiqu’elles se soient développées de manière relativement isolée l’une de l’autre. Ainsi l’auteur regrette-t-il que la discussion hobbesienne de la question de la tolérance demeure trop peu prise en compte par les spécialistes de Locke. En réalité, la question de la tolérance, ou de l’indifférence à la dimension privée de la foi, emporte des conséquences plus générales. Elle pointe dès ici vers l’enjeu relatif aux places respectives de Hobbes et de Locke dans la tradition libérale. Nous suivrons le fil du propos de Jeffrey Collins sur la liberté de conscience, en distinguant les temps suivants : nous partirons de la place de Hobbes parmi les premières lectures de Locke ; nous suivrons alors l’analyse de l’auteur quant aux évolutions politiques de Hobbes dans l’œuvre de la maturité ; cela nous amènera à interroger le contexte de la transition depuis les positions de jeunesse de Locke vers sa défense de la tolérance religieuse, en particulier à travers la question de la libertas ecclesiae ; nous questionnerons alors les points d’application concrets des principes généraux de Locke. L’enquête de Jeffrey Collins part ainsi d’une analyse de l’influence du hobbesianisme tardif sur la formation de la pensée de Locke, durant la période de l’interrègne. Ces écrits n’ayant pas été publiés par Locke, ils demeurent largement négligés par l’historiographie, qui tend à les considérer comme des textes de jeunesse. Par un travail minutieux sur les archives, Jeffrey Collins montre en quoi ces pièces non publiées permettent de jeter une lumière nouvelle sur le contexte intellectuel du développement de la conception lockéenne. La médiation de Stubbe, qui correspond à la fois avec le vieil Hobbes et le jeune Locke, permet déjà de rendre lisible des usages du Léviathan pour défendre la tolérance (p. 18 et 21). Bien plus, les commonplace books de Locke indiquent en 1659 la lecture de Hobbes, et plus particulièrement du De Cive et du Léviathan, reçus en termes particulièrement élogieux. Une méchante lettre de Tyrell à l’exilé huguenot Desmaizeaux rapporte qu’en dépit de sa paresse manifeste à Oxford, le jeune Locke avait toujours sur sa table le fort volume du Léviathan et qu’il en recommandait la lecture à ses amis (p. 29). L’auteur suggère toutefois que le caractère mal intentionné de ce récit le rend sujet à caution. C’est dans ce cadre que l’influence de Hobbes sur les Two Tracts peut être interrogée, en particulier quant à la question de la souveraineté et de la gouvernance religieuse. Dans le fil de son livre précédent, The Allegiance of Thomas Hobbes, Jeffrey Collins approfondit et prolonge l’étude du projet de restauration de Hobbes. Si Hobbes est couramment décrit comme un fervent royaliste, quoiqu’intellectuellement non-conformiste, l’auteur cherche à montrer que la question est plus complexe. Jeffrey Collins propose ainsi de nouveaux éléments pour remettre au travail ce point de vue en soulignant l’importance centrale des questions religieuses pour la dernière philosophie politique de Hobbes, développée en particulier dans les ajouts à l’édition latine du Léviathan et dans le Béhémoth, mais aussi dans An Historical Narration Concerning Heresie et l’Historia Ecclesiastica. La question de la persécution religieuse passe alors au premier plan des préoccupations de Hobbes, ce qui le conduit à amender ses positions, et à réécrire les chapitres 46 et 47 du Léviathan. De ce point de vue, Jeffrey Collins s’efforce de présenter Hobbes comme un théoricien dont la pensée s’est transformée avec, plutôt que contre, les courants révolutionnaires de son époque, suivant en cela une évolution qui croise les grandes lignes du développement de la pensée de son cadet. Ces éléments invitent en effet à considérer de façon nouvelle le rapport de Locke à la politique de restauration, dans une dialectique entre les influences croisées de Shaftesbury et de Hobbes, qui permet de saisir la transition depuis les positions de jeunesse de Locke vers sa défense de la tolérance religieuse. Une pièce clé est bien sûr ici l’Essai sur la tolérance dont le manuscrit est composé en 1667. Cependant, un autre point de contact important avec les débats hobbesiens mobilisé par Jeffrey Collins est la discussion du Discourse of Ecclesiastical Politics de Samuel Parker, dont nous gardons trace sous la forme de notes de lecture de Locke, qui mentionnent également, chemin faisant, Hobbes (p. 154 sq.). Après la mort de Hobbes, un facteur historique décisif réside dans le statut des influences françaises sur Locke, et plus spécifiquement la manière dont il observe et analyse la situation des protestants dans son journal. Dans un bref essai daté de 1676, il développe le concept d’adiaphora afin de poser une limite à la capacité des lois humaines à contraindre la conscience. En ce sens, la fin des années 1670 et le début des années 1680 constituent un tournant dans l’évolution de la pensée de Locke, un facteur décisif étant la révocation de l’édit de Nantes. Des Bourbon aux Stuart, d’un contexte à l’autre, l’enjeu est encore celui de la liberté, ou de l’absence de domination dans sa dimension religieuse. L’auteur insère en ce point une discussion de la théorie de la liberté comme non-domination, entre les lignes de Pettit et de Skinner (p. 182). Cela le conduit à proposer une lecture à contre-courant de la généalogie de cette conception de la liberté en l’associant à la libertas ecclesiae. Il faut ainsi reconstruire le double contexte de la rédaction de l’Epistola de Tolerantia, dans une discussion des thèses hobbesiennes sur le rôle de l’État, mais encore dans une situation plus large, engageant le rapport aux conflits qui agitent le continent. Le propos sur la tolérance mûrit encore à l’occasion des Réponses à Stillingfleet, texte essentiel et pourtant bien trop peu mobilisé par les commentateurs français. Jeffrey Collins analyse avec finesse la mention des partisans de Hobbes dans ce texte, suggérant que la notion proprement lockéenne de conscience s’élabore dans ce vis-à-vis, quoique dans une lecture critique de la négation du libre arbitre. Là où Hobbes considérait l’attribution d’une forme de liberté privée de croire comme un moyen d’augmenter l’autorité de l’État, Locke la mobilise désormais dans la perspective de la liberté de culte et d’association. Il propose ainsi une conception de l’Église comme une société autonome aux fins distinctes. À première vue, le différend entre les deux positions se déploie ainsi autour de la question du contrôle du culte par l’État. En retour, il faut à la fois être capable de saisir les circonstances donnant lieu à l’élaboration des positions de Locke, et les limites de ses possibilités d’application effective. En effet, au-delà de l’évolution des positions générales, le principal point d’application dans le contexte particulier de l’Angleterre demeure largement inchangé : à savoir le statut des catholiques, en tant qu’ils menacent la sécurité nationale (p. 275). L’attitude de Locke lors de la condamnation du papisme par les Test Acts demeure ainsi vivement ambiguë. Jeffrey Collins s’efforce de faire ressortir la complexité de l’héritage hobbesien en faisant intervenir des figures adjacentes telles que Robert Howard (p. 320), Samuel Bold (p. 344) et Jonas Proast (p. 348). À nouveau, un contextualisme tempéré et rigoureux dans l’usage des sources s’avère extrêmement fructueux. Ces éléments de contexte précis permettent de revenir sur l’enjeu général quant à la place de Hobbes et de Locke dans la tradition libérale. Il s’agit à la fois de considérer un hobbesianisme plus libéral et un Locke plus ambigu quant à la question de la tolérance, dans le double rapport à la question catholique et à la question coloniale. Ainsi, entre Hobbes et Locke, la conception de la conscience religieuse joue un rôle décisif dans la formation de la politique libérale au XVIIIe siècle. Bien que Locke et Hobbes tendent à être opposés, des positions mixtes, comme celles de Tindal, trouvent à s’exprimer. Sous cet angle, Jeffrey Collins évoque également la manière dont Locke est reçu et discuté dans l’Amérique coloniale, en particulier par les protestants hétérodoxes, mais il reste à analyser la manière dont la tolérance religieuse s’avère à géométrie variable dans le contexte colonial. Le livre de Jeffrey Collins a toutefois le mérite d’ensemble de remettre en discussion les mythologies libérales modernes, et le grand récit de leurs origines. Il rend ainsi une certaine complexité à cette histoire en indiquant que la question de la tolérance a des racines à la fois laïques et religieuses. Dans ce cadre, nous sommes convaincus qu’il est bienvenu d’étudier à nouveaux frais la relation entre Hobbes et Locke. Une attention minutieuse aux maillons intermédiaires permet de restituer la complexité de la relation entre ces deux grandes figures. Surtout, une étude contextuelle de la philosophie de Hobbes rend intelligible la façon dont le tournant vers la souveraineté politique a pu jouer paradoxalement un rôle positif en faveur de la tolérance religieuse. En effet, l’octroi d’une certaine liberté à la foi individuelle a pu être utilisé comme un levier pour renforcer le pouvoir de l’État. Le rapport de Locke à Hobbes est lui-même plus complexe qu’il ne peut y paraître, passant par des étapes successives qui ne suivent pas une progression linéaire. Par-delà ces discontinuités et ces oscillations, tout se passe comme si c’étaient les influences les plus traditionnelles sur la pensée de Locke qui le conduisaient à défendre une version plus forte de la liberté de conscience. C’est seulement par étapes discontinues, correspondant à la fois à différentes expositions aux théories hobbesiennes et à diverses circonstances historiques, que Locke a pu développer sa propre conception de la conscience et du rôle de l’église. Dans le contexte français, il serait intéressant que ce livre puisse servir à renouer les fils de l’analyse et les points de passage entre la notion religieuse de conscience et la notion épistémologique de consciousness. Cela pourrait permettre de lire, entre les lignes de Hobbes et de Locke, la manière dont s’élabore effectivement une politique de la conscience.

Raphaël PIERRÈS

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Pour citer cet article : Jeffrey COLLINS, In the Shadow of Leviathan. John Locke and the Politics of Conscience, Cambridge, Cambridge University Press, 2021, 456 p., in Bulletin de philosophie anglaise I, Archives de philosophie, tome 85/2, Avril-Juin 2022, p. 171-208.

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Alexandre Charrier et Claire Etchegaray (dir.), Le soi. Nouvelles perspectives humiennes, Paris, Hermann, 2020, 300 p.

Une fois posée la critique de l’identité substantielle, comment rendre compte du rapport à soi ? L’ouvrage interroge « ce que nous appelons notre soi » à partir des propositions de Hume relues à la lumière de discussions contemporaines. Cette manière de pratiquer l’histoire de la philosophie apparaît à la fois efficace en elle-même pour saisir et décrire son objet sur un mode généalogique, et très stimulante pour mettre en discussion ses usages. Le livre se donne ainsi comme une mine d’arguments quant à la question du soi, et la référence à Hume semble fonctionner à plein pour les déployer sous un jour nouveau. Alexandre Charrier et Claire Etchegaray posent très utilement le cadre de cette enquête collective, rappelant les lignes principales de la critique humienne de l’identité personnelle, comme ses propres apories, en particulier à propos de la fragilisation de la théorie des passions que Hume cherche à construire (p. 18). Sur l’interprétation des textes de Hume, ils suggèrent alors la nécessité de nouvelles hypothèses interprétatives à partir de la considération de la manière dont l’idée de soi est produite dans les rapports sociaux, ou au plan d’une philosophie des passions. Au point de vue de ses usages, ils évoquent différents types de mobilisations contemporaines de Hume pour prolonger la vision d’un soi en faisceau, voire insaisissable, la suggestion d’une mise en récit de soi, ou encore la piste d’une forme de souci de soi essentiellement affective et sociale. Ces différentes lignes d’interprétations dessinent ainsi le cadre dans lequel déployer une interrogation humienne du soi. Dans le fil de cette introduction, l’ouvrage déploie l’analyse du soi dans un rapport aux passions (II), à la société (III), à la question de l’auteur (IV) et enfin aux critiques contemporaines de la notion de soi (V). À la lumière des textes de Hume, faut-il comprendre le rapport à soi comme fugitif, narratif ou affectif ? En première approche, il faut pourtant faire état d’une surprise de lecteur : il est frappant que la première option, celle d’un soi insaisissable, ne soit, presque dans tous les cas, envisagée que comme un marchepied vers une résolution qui revient au fond à une manière de rétablir le soi à un autre plan ou sous une autre forme. Qu’on le regrette ou qu’on s’en félicite, l’enjeu principal des interprétations rassemblées dans ce volume semble ainsi être de dépasser la critique humienne du soi pour en restaurer les droits à la faveur de tensions internes à l’œuvre (dans son rapport à la fierté, aux passions plus généralement, ou à la question de l’auteur) ou de conséquences intenables de sa position. Après tout, on peut tout à fait admettre qu’au plan exégétique, il faille, dans le fil des travaux classiques de Norman Kemp Smith (The Philosophy of David Hume, Londres, Macmillan & Co Ltd, 1960, ch. 8), faire ce pas de plus ; mais au plan problématique, il peut être déroutant, à première vue, de ne pas avoir le temps de s’installer, fût-ce pour un moment seulement, dans la radicalité de la critique humienne du soi (nous aurons à y revenir). Certes, le caractère fugitif du soi sera bien interrogé à l’occasion d’une lecture critique de Parfit, mais ce sera pour mieux en faire sentir le manque : Éric Marquer montre ainsi (p. 281) que le bénéfice pratique de la sortie du tunnel de verre – image que mobilise Parfit pour renvoyer au soi –, demeure douteux, tant parce que la notion de self offre aussi une possibilité positive de se soustraire à l’empire des autres, que parce que Parfit tend à faire abstraction des relations de pouvoir dans la constitution ou la destitution du soi. De même, Donnchadh O’Conaill, suivant une ligne parallèle au(x) Husserl(s) des Recherches logiques, revient sur l’évidence apparente de l’argument humien de l’insaisissabilité du soi (elusiveness theory) : il y oppose des expériences telles que la douleur, la peur, ou la vulnérabilité qui donneraient par là même la conscience d’une entité possédant ces expériences. Enfin, si Michel Malherbe repart bien des limites de la définition lockéenne de la personne (reposant sur la conscience d’être le même), et de la critique de ce point de vue interne par Hume, c’est pour en venir à suggérer que l’ontologie de Hume est finalement trop radicale pour rendre compte de l’identité de manière stable et équilibrée. Est ainsi proposée une manière intéressante de considérer que Hume adopte sur la question du rapport à soi un point de vue externe, au sens « que nous nous considérions nous-mêmes ou que nous considérions autrui », que nous n’avons jamais affaire qu’à des faisceaux de perceptions (p. 40). Au fond, Hume serait reconduit à une tension indépassable entre une conception formelle de l’identité – comme structure – et une conception matérielle, requalifiée sur le mode d’une continuité, de proche en proche. De manière générale, il semble bien que la critique humienne du soi soit considérée comme intenable par les participants à cet ouvrage. Il semble à tout le moins y avoir un consensus assez large sur la nécessité de faire un pas de plus à partir de l’argument de l’insaisissabilité du soi. Une manière de la requalifier de manière plus prudente consisterait à interpréter la thèse du caractère fictif du soi comme renvoyant à une forme d’identité narrative. Sur le plan des discussions contemporaines, ce type d’approches semble particulièrement vivant et intéressant : que l’on songe aux travaux de Paul Ricœur ou à ceux de Marya Schechtman qui invitent à considérer le travail de mise en récit de soi, ou d’interprétation de soi. Mais, à nouveau, la plupart des passerelles vers les options de cette sorte semblent coupées, ou à tout le moins, remises en discussion. Claire Etchegaray s’emploie ainsi à analyser la conception humienne de la narration de soi, pour dégager au-delà des similitudes les plus apparentes, un motif qui aurait valeur de différence, et tiendrait tout particulièrement à la dimension affective de la fierté. Tout se passe dès lors comme si la mobilisation de la question de l’auteur avait valeur de regard en coin sur la théorie de Hume, dans son écart avec sa pratique ou son existence. Iris Douzant suggère ainsi que l’épisode de la brouille entre Rousseau et Hume laisse paraître les points d’application réels de leur idée du moi, tout particulièrement en leur caractère affectif et relationnel. Ainsi, la ligne de pente essentielle de l’ouvrage semble conduire, contre une conception intellectualiste du soi, vers une conception sentimentaliste du rapport à soi. À la lumière d’une discussion critique de Neil Sinhababu, Samuel Lépine s’engage ainsi dans une analyse d’une telle théorie sentimentaliste du moi, en tant qu’il se laisse appréhender principalement par l’intermédiaire de nos états affectifs. C’est également la perspective qui anime le propos d’Alexandre Charrier, qui cherche à tisser des ponts avec des résultats empiriques, en particulier ceux des neurosciences : par-delà la no-self theory, il s’agit alors d’ouvrir une enquête positive portant sur la genèse de notre idée du soi, incluant sa dimension affective. Cette mise en application de la théorie humienne nous semble à la fois intéressante et problématique (bien qu’ici le propos d’Alexandre Charrier pose déjà un certain nombre de garde-fous). Chercher la genèse du soi dans la boîte noire du cerveau, fût-ce sur un mode faisant plus de place à l’affectivité, ne risque-t-il pas de nous faire retomber dans une genèse individuelle de l’idée de soi ? Deux points sont importants ici. Primo, il ne suffit pas de soutenir le caractère affectif du soi, encore faut-il en déployer la portée relationnelle. En ce sens, la critique de Jean-Pierre Cléro apparaît comme un contrepoids nécessaire pour équilibrer un tel programme de recherche : tout en inscrivant son propos dans un tel cadre de discussion à la fois matérialiste et sentimentaliste, il s’intéresse plus spécifiquement à la dimension sociale du rapport à soi (dans un dialogue avec l’ouvrage d’Albert O. Hirschman, The Passions and the Interests, Princeton, Princeton University Press, 1977), et pose des limites aux apports d’une approche strictement quantitative de la question : « L’introduction des mathèmes sur le terrain des sciences sociales représente-t-elle un progrès ou une illusion ? La seule issue qui permette de répondre à une telle question tient en ceci : la mathématisation opérée permet-elle d’atteindre des propositions qu’on n’aurait pu atteindre sans leur secours ? » (p. 111). Sur un autre plan d’empiricité, Louis Pichot appuie également cette thèse d’une constitution sociale du soi s’exprimant dans l’ancrage du jugement de goût dans une communauté, une histoire et un langage. Envisageant le versant éthique et théologique de la question, Philippe Saltel en vient par ce biais à retrouver la vigueur du propos de Hume : si nous cédons à l’idée du soi sous l’effet d’une tendance très forte qui a des motivations éthiques et politiques, il faut tenir, contre les diverses superstitions, qu’elle reste une idée incomplète, « celle d’un personnage social et non celle d’une personnalité absolue » (p. 86). Secundo, nous le comprenons assez désormais, une nouvelle question doit être ouverte. Reste en effet à se demander en quoi un souci de soi affectif diffère du soi cognitif classique : il ne s’agirait pas de restaurer au plan pratique ce qui a été écarté au plan théorique. En ce point, la contribution d’Éléonore Le Jallé s’avère particulièrement éclairante. Il s’agit de distinguer le soi simple, et parfaitement identique, écarté par la section 1.4.6, de l’intime présence à soi, en particulier dans le rapport aux passions, qui semble nécessaire à l’architecture théorique du livre II : « Plus précisément, il s’agira de montrer, d’une part, que l’explication humienne de l’identité à partir des passions ne contredit pas l’affirmation selon laquelle l’idée d’un moi simple et identique est une fiction et d’expliquer, d’autre part, en quel sens l’analyse humienne de “l’identité à partir des passions” corrobore, comme Hume l’écrit lui-même, l’explication qu’il donne de la genèse de cette fiction. » (p. 57). Or l’idée d’intime présence à soi est indissociable de l’explication humienne de la sympathie, tendant justement à questionner l’intégration des sentiments d’autrui : « cette formation d’une identité par les passions et par leurs mécanismes, loin de créer un moi qui ne serait soucieux que de lui-même, suppose au contraire une ouverture du moi, ou système de mes perceptions, à tout ce qui peut l’animer et le vivifier » (p. 66). S’il est juste de penser le rapport à soi sur un mode affectif, celui-ci ne saurait se substituer simplement à la voie intellectualiste dans l’impossible genèse de l’idée d’un soi identique : le rapport à soi constitué sur le mode de l’affectivité n’est pas clos et fixe, mais ouvert et dynamique. Claude Gautier propose ainsi une interprétation relationnelle du processus de constitution du rapport à soi qui permet de répondre aux principales objections contre la conception humienne : il faut bien comprendre in fine que le soi n’est pas donné, il est à construire selon la modalité réciproque d’une relation aux autres et à soi-même, portée par les dynamiques affectives.

À la lumière de ce faisceau de nouvelles interprétations de Hume, il apparaît que ce que le rapport à soi atteint d’effectif ou de réel n’est pas interne et individuel, mais extrinsèque et social (p. 132-133). L’ouvrage remplit pleinement son objectif, la variété d’approches laisse au lecteur une impression de fraîcheur et d’entrain : il donne envie de mobiliser à nouveau les textes de Hume pour penser la question du soi. Il convainc surtout de la valeur heuristique d’une conception affective et externe du rapport à soi. Ces divers usages de Hume nous aident ainsi à concevoir positivement le soi comme une modalité affective de rapport aux autres. En guise d’ouverture au plan problématique, peut-être que les deux autres pistes, laissées un peu plus dans l’ombre par l’ouvrage, pourraient être nouvellement articulées à ce type d’approches : non pas tant utiliser la question éthique et politique du soi pour dévaloriser son refus au plan épistémologique, que poser la question d’une autre traduction sociale de la critique humienne du soi, qui passe par la dimension du récit, avec ses fragilités et ses limites. Sur le plan historique enfin, s’il faut comprendre le rapport à soi sur un mode social, peut-être est-ce l’occasion de faire converger ces lignes de recherche pour suggérer que la constitution des diverses formes de rapport à soi ne se laisse pas tant expliquer sur le mode d’une genèse individuelle que sur celui d’une histoire collective.

Raphaël PIERRÈS

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Pour citer cet article : Alexandre Charrier et Claire Etchegaray (dir.), Le soi. Nouvelles perspectives humiennes, Paris, Hermann, 2020, 300 p., in Bulletin de philosophie anglaise I, Archives de philosophie, tome 85/2, Avril-Juin 2022, p. 171-208.

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Matthew PRISELAC, Locke’s Science of Knowledge, New York, Routledge, 2017, 240 pages.

Matthew Priselac entend redonner à l’épistémologie de Locke sa force et sa cohérence. Il s’agit ce faisant de retrouver le sens principal que Locke lui-même donne constamment à l’entreprise de l’Essai sur l’entendement humain, de l’entrée en matière à la conclusion. Cette dimension a cependant fait l’objet de vives critiques, et semble passée au second plan dans les commentaires, vis-à-vis d’aspects isolés comme la théorie de l’identité ou la philosophie du langage (voir par exemple Balibar, 1998, Ott, 2003). L’enjeu de Locke’s Science of Knowledge consiste au contraire à rendre sa place centrale à l’épistémologie en montrant qu’elle n’a pas la faiblesse qu’on lui attribue : elle n’est ni insuffisante ni incohérente.

Il y a ici deux lignes de contre-attaque qui se répondent et se complètent. D’abord, l’épistémologie de Locke, associée au seul livre IV, échouerait à rendre compte de la connaissance du monde extérieur : Priselac cherche à montrer qu’elle y parvient au contraire en articulant la question des éléments de la pensée à la distinction entre connaissance et opinion. Sa démarche le conduit à restaurer une connexion forte entre la théorie des idées et l’épistémologie. En ce sens, il n’est pas juste non plus de dramatiser l’écart entre l’épistémologie développée au livre IV et les autres livres de l’Essai, comme si Locke se convertissait finalement au rationalisme (Jolley, 1999). Priselac souligne ainsi les passages signalant que l’épistémologie est la constante préoccupation de Locke tout au long de l’Essai.

Le livre se présente comme un triptyque. Sur le premier panneau, les éléments propédeutiques nécessaires au propos tirés de l’analyse de la théorie des idées de Locke, en particulier relativement aux idées simples et aux idées de substance. Le moment central s’attache alors à établir la connexion entre cette théorie des idées et l’analyse du savoir. Le livre se referme sur un ensemble de conséquences et de discussions autour de la question des limites de la connaissance, dans un double dialogue avec le scepticisme et l’idéalisme.

Cette structure à trois temps se redouble dans le détail de chaque chapitre, qui sont souvent organisés de manière à présenter d’abord des éléments textuels, ensuite une ligne d’analyse, enfin des réponses aux objections ou lectures alternatives possibles. Les deux premiers chapitres se concentrent ainsi sur deux points-clés de la théorie des idées de Locke, relatifs respectivement aux idées simples et aux idées de substance.

Le premier chapitre commence ainsi par interroger le contenu et la définition de l’idée simple comme idée de qualité. Il rappelle d’abord la manière dont les idées sont reçues passivement, et référées à des qualités, comprises en retour comme des pouvoirs dans les choses de produire ces idées. En ce sens, devons-nous comprendre que les idées simples ne représentent rien ou bien que ce sont des représentations de ces pouvoirs, leur conférant ainsi une portée cognitive et épistémologique plus ample ? C’est ici que la lecture de Priselac témoigne de toute sa finesse : les idées simples, dans leur première réception, ne représentent rien ; mais dans leur usage concret, au côté d’idées complexes, elles en viennent à être référées aux pouvoirs (powers) qu’ont les choses de les produire. Priselac prend alors en charge deux objections : il faudrait avoir accès aux choses-mêmes pour savoir que nos idées y correspondent (Bolton 2004) ; dans l’usage courant, nous ne nous rapportons pas aux pouvoirs dans les choses de produire ces idées mais aux choses-mêmes. Ces deux objections indiquent déjà l’horizon du livre, et seront reprises plus en détail dans son troisième grand moment. À ce stade, il suffit de montrer que les idées simples représentent les pouvoirs réels dans la mesure-même où elles en sont les effets : il s’agirait de comprendre que dans les conditions normales de perception, ces pouvoirs dans les choses produisent donc constamment ou régulièrement de telles idées simples.

Du rapport des idées simples aux choses, Priselac va vers la question périlleuse et discutée des idées de substance, dont il faut bien comprendre qu’elle ne reçoit pas le même traitement dans l’exégèse de langue anglaise (par contraste avec l’insistance française sur la critique lockéenne de la substance). En effet, si Locke semble parfois soutenir que nous n’avons pas d’idée de substance (voir par exemple I.i.18), d’autres passages semblent plutôt reconnaître que nous avons une telle idée, quoique imparfaite, et même chercher à rendre compte de son acquisition (voir par exemple II.xxiii.1). Priselac se penche d’abord sur l’acquisition des idées de substance et il montre que nous les concevons comme indépendantes et que leur contenu correspond à des qualités : il adjoint alors aux qualités premières et secondes un troisième type, qu’il nomme qualités interactives (par exemple, le pouvoir que le soleil a de faire fondre la cire). L’analyse de Priselac distingue surtout différents niveaux d’idées de substance du support particulier de qualités particulières, en passant par le type de porteur de qualités, jusqu’à l’idée abstraite de substance construite par les philosophes. C’est ce qui lui permet de rendre compte à la fois d’une forme d’acquisition de l’idée de substance associée à des qualités, et du pessimisme général de l’Essai quant à la clarté et la distinction des idées de substance, ainsi qu’à leur caractère adéquat.

Ce point, qui engage la question de la portée métaphysique (ou ontologique) de l’Essai, est crucial pour l’argumentation de Priselac qui s’attache par la suite à la connexion entre la théorie des idées et l’analyse du savoir : son objectif est en effet de montrer que la connaissance du monde extérieur consiste dans la convenance perçue entre une idée simple et une idée de substance. Le troisième chapitre s’attache ainsi à l’analyse de cette relation de convenance (agreement) que le quatrième applique au problème de la connaissance du monde extérieur.

Il s’agit ici de restituer la conception lockéenne de la connaissance à partir de sa théorie génétique des idées. Après avoir rappelé la définition canonique de la connaissance comme perception de la convenance entre deux idées (IV.i.2), Priselac en défend une interprétation la référant à la manière dont une idée constitue une partie de l’autre (idea-containment). En ce sens, convenir se résumerait à contenir : la perception de la relation de convenance (ou de disconvenance) entre deux idées est ici ramenée à la seule relation de contenance. Cette relation fait référence à une analyse génétique de la manière dont nos idées sont composées d’autres idées : nous connaissons quand nous percevons qu’une idée en contient une autre. Il défend alors cette analyse contre deux objections principales. En premier lieu, Locke semble distinguer les propositions qui ont une certitude verbale (définition, tautologie), de celles qui affirment quelque chose d’autre de l’idée complexe qui en est la conséquence mais n’y est pas contenu (IV.viii.5). L’effort de Priselac consiste d’abord à ramener les secondes dans le champ de l’idea-containment en se basant sur l’analyse d’une démonstration géométrique comme enchaînement de tels rapports d’englobement étendus de proche en proche. En second lieu, Locke semble admettre que deux idées simples puissent convenir, ainsi la solidité et l’extension (II.xiii.11). La stratégie de Priselac consiste alors à la fois à minorer la portée gnoséologique de la constatation de telles co-existences et à ramener la dimension de connaissance de ces cas au modèle de l’idea-containment.

Le problème est que ces cas ne sont pas triviaux, et pourraient bien constituer le paradigme de la connaissance sensitive du monde extérieur. Tout le problème tient à la possibilité que la convenance entre idées puisse nous instruire sur l’existence du monde extérieur. Priselac commence par rappeler au lecteur les trois manières de percevoir la convenance entre idées (intuitive, démonstrative, sensible) et ses différents types. Il soutient alors que la connaissance du monde extérieur vise des substances finies (finite substances) en s’appuyant sur des occurrences où Locke la réfère à des choses (things), et qu’elle relève d’une forme de connaissance sensible qui requiert à la fois la passivité de la réception et la conscience de cette passivité. S’appuyant sur un passage postérieur de la correspondance avec Stillingfeet (Works, 4, p. 360), Priselac affirme que la connaissance sensible de l’existence réelle repose sur la convenance entre idée simple et idée de substance, comprise comme englobement des idées de qualités sensibles par l’idée de substance (il en propose alors une illustration utile au moyen de l’exemple d’une feuille de papier et de schémas permettant de figurer ce qu’il désigne comme idea-containment). Il conclut sur les limites de la connaissance sensible : quoique son analyse accorde un rôle crucial à l’idée de substance, il insiste sur le fait que nous n’avons nullement accès à l’essence des choses.

Cette question l’amène à consacrer son troisième et dernier moment à discuter des positions et arguments sceptiques et idéalistes. Ce livre est en effet, dans sa structure logique même, profondément ouvert au dialogue : il déploie une série d’arguments qui permettent de répondre progressivement à un problème en posant des propositions élémentaires, en répondant à des objections, en en tirant progressivement les conséquences. Les objections sont ainsi partie prenante de l’élaboration théorique en même temps qu’elles permettent d’en questionner les marges, les angles morts ou les limites.

Dans ce cinquième chapitre, il s’agit d’affiner la compréhension de l’attitude de Locke vis-à-vis du scepticisme, qui semble à la fois constituer un problème sérieux et être parfois traitée de manière cavalière (voir par exemple IV.ii.14). Bien que Locke ne conçoive pas le projet de l’Essai comme dirigé contre les sceptiques, un de ses apports est de fournir un remède contre eux en montrant qu’il est légitime de croire que nous savons que des substances externes existent grâce à l’expérience sensible. En outre, le livre IV est structuré par la distinction entre connaissance et opinion, et animé par la volonté que l’ouvrage ne reste pas un pur édifice spéculatif (« a castle in the air », IV.iv.1). Ayant défini connaissance et opinion comme deux structures génétiques distinctes (la connaissance reposant sur la contenance, l’opinion sur la conjonction), il s’agit de prendre pleinement position pour le statut de connaissance rapportée au monde extérieur. L’apparente désinvolture de la réponse lockéenne aux sceptiques a ainsi un fondement : la connaissance de l’existence du monde extérieur ne peut pas tant être démontrée par des raisons que montrée par des expériences, c’est-à-dire en tant qu’elle relève de la connaissance sensible. À la fin de ce chapitre, Priselac prend également en compte ici les objections à sa compréhension du projet de Locke comme épistémologique au sens fort (Ayers, 1991), engageant la question du statut des hypothèses (Yolton, 1970) en mettant l’accent sur leur dimension heuristique, ainsi que sur les explications positives données par Locke, qui ne se limitent pas à une description menée sur le mode de l’introspection.

La question de la réponse aux arguments sceptiques sur la possibilité de connaître le monde extérieur alors même que la connaissance ne porte que sur nos idées engage Priselac à préciser la relation de Locke avec le problème de l’idéalisme. Dans son contexte, cette discussion pointe vers deux interlocuteurs principaux, Malebranche en amont, Berkeley surtout, en aval. Priselac entend d’abord montrer que la conception lockéenne de la connaissance sensible est compatible avec la métaphysique berkeleyenne pour deux raisons : d’abord parce que la métaphysique de Berkeley n’est pas sceptique, ensuite parce que la critique de Malebranche par Locke n’atteint pas Berkeley. Mais cela l’amène à conclure sur les différences entre Locke et Berkeley quant à l’analyse de la relation entre l’esprit et le monde : à suivre Priselac, l’épistémologie de Locke semble faire apparaître par contraste la métaphysique de Berkeley comme dogmatique en tant qu’elle prendrait les structures de l’esprit comme des indices suffisants de la structure du réel, ce à quoi Locke se refuse. C’est en ce sens que notre connaissance se situe toujours au sein des structures de l’esprit, et des limites de ses capacités à acquérir des idées, et ne peut ni ne doit atteindre la nature même des choses. À l’issue de cette discussion, la possibilité de connaître le monde extérieur dans le cadre épistémologique de l’Essai est solidement encadrée, ni sceptique, ni idéaliste au sens de Berkeley, mais elle est en même temps complexe et nuancée. Quoique la connaissance sensible du monde extérieur fasse appel à la convenance entre idée simple et idée de substance, elle n’atteint pas l’essence-même des choses, mais seulement ce qui nous en est donné dans une expérience nécessairement limitée.

Priselac articule ainsi une théorie lockéenne de la connaissance, qui toute nuancée qu’elle soit, n’est ni incohérente ni imprécise. Reste peut-être à faire la part de ce qui revient à Locke et de ce qui revient à Priselac. Le lecteur français se prendra peut-être à songer à la controverse entre Guéroult et Alquié sur l’interprétation de Descartes. Comprendre un texte, est-ce comprendre son auteur ou sa logique ? Fidèle à l’intention la plus constante de Locke, la démarche de Priselac emprunte toutefois souvent sa méthode à la reconstruction rationnelle, moins courante dans le champ francophone. Non seulement il réhabilite de manière paradoxale l’idée de substance, mais il propose une interprétation de la connaissance en termes de contenance qui peut sembler audacieuse, en s’intéressant moins aux étapes et aux lieux successifs de l’élaboration de la pensée de Locke, qu’à la manière de reconstruire une cohérence rationnelle d’ensemble. Au bout du compte, cette lecture est des plus roboratives par sa haute tenue argumentative, ceci au cœur même des passages les plus risqués, où elle peut sembler la plus discutable.

Raphaël PIERRÈS

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Pour citer cet article : Raphaël PIERRÈS, « Matthew PRISELAC, Locke’s Science of Knowledge, New York, Routledge, 2017, 240 pages » in Bulletin d’études hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.

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