Auteur : Remy Rizzo
Ettore BARBAGALLO, Leiblichkeit und Andersheit in Hegels Philosophie des Organischen, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2019, 331 p.
Cette remarquable monographie est le résultat d’une thèse de doctorat soutenue en 2012 sous la co-direction de Wolfgang Neuser et de Riccardo Pozzo. Ettore Barbagallo se propose d’y étudier le statut philosophique de l’organisme animal chez Hegel. Il cible en particulier le rôle que l’altérité, en l’occurrence le corps vécu (Leib), revêt dans le cadre de la constitution de la subjectivité (l’âme). Cependant, l’auteur ne se limite pas à ce moment conclusif de la Philosophie de la nature. Il démontre que seule une approche conceptuelle du vivant est légitime et que les divers points de vue d’entendement – notamment les paradigmes causalistes et empirico-réductionnistes – sont dialectiquement dépassés par la spéculation hégélienne. Un tel dépassement est à l’œuvre tant au niveau de la nature (passage du chimisme à la physique organique) que dans l’Idée logique (la vie survient dans la logique du concept) ainsi que dans la Phénoménologie de l’esprit (la vie est constitutive de la conscience de soi, laquelle équivaut, selon Ettore Barbagallo, au mouvement du concept).
Délibérément, l’auteur n’offre aucune introduction à son propos si bien qu’il est de prime abord difficile de cerner ses objectifs, voire sa problématique. Il souhaite nous faire entrer directement au cœur de la Chose, d’où une longue mais fine analyse de la vie dans la Phénoménologie de l’esprit comme moment structurel de la constitution de la conscience de soi. Car, avant toute tentative de théorisation de la vie, la question première qui doit se poser est la suivante : Comment la vie se rend-elle accessible ? Hegel, en 1807, dessine le chemin de l’expérience de la conscience qui, dans sa rencontre avec le vivant, parvient à s’élever à la conscience d’elle-même. La vie immédiate et singulière du vivant fait donc l’objet d’une reprise à un niveau supérieur où elle se redouble, mais de la sorte se transforme : elle est une vie sue.
Ettore Barbagallo examine ensuite la relation entre l’âme et le corps au niveau de l’organisme animal. Comment penser cette relation à l’aune du concept et non selon les catégories d’entendement (en particulier celles de la logique de l’essence) ? L’organisme animal renvoie à une subjectivité où se trame la co-constitution génétique (en un sens non empirique) du corps et de l’âme à partir du procès de l’externalisation et du retour à soi à travers l’être-autre. Le Leib forme dès lors une altérité primordiale dans laquelle le Soi animal se réalise et se reflète, pour retourner en lui-même et s’intérioriser comme psyché. Ce mouvement de rétro-détermination (de « rétroflexion », précise l’auteur) rend originairement possible une subjectivité au sens où l’altérité n’est rien d’absolument étranger mais ce en vertu de quoi le sujet est chez lui dans et avec sa différence. L’ipséité animale épouse la forme du Selbst-Selbst, du Soi qui est pour le Soi, non pas abstraitement mais concrètement moyennant la prise en charge de l’être-autre corporel. On reconnaît le développement du concept qui, de fait, trouve d’abord à exister comme vie du vivant.
L’organisme animal, incarnant le mouvement du concept dans la réalité, s’annonce ainsi, en regard de la réalisation de la nature, comme ce qui est absolument premier. L’inorganique n’acquiert un sens qu’à la faveur de la rétroflexion par laquelle les sphères antérieures sont rétrogradées au rang de moment au sein du niveau le plus élevé de la nature. C’est par la relation spéculative de l’âme et du Leib que s’accomplit le dépassement du chimico-mécanisme. Et pour conclure, puisque l’esprit est la vérité de la nature, la philosophie de la nature ne constitue pas stricto sensu une généalogie de la vie mais bien de l’esprit lui-même. Cet ouvrage, à n’en pas douter, comptera comme un incontournable pour quiconque s’intéresse à la valeur centrale de la vie et du corps dans le système hégélien.
Remy RIZZO (Université de Liège)
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Pour citer cet article : Ettore BARBAGALLO, Leiblichkeit und Andersheit in Hegels Philosophie des Organischen, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2019, 331 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.
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Jon STEWART, Hegel’s Interpretation of the Religions of the World: The Logic of the Gods, Oxford, Oxford University Press, 2018, 352 p.
Dans cet ouvrage, Jon Stewart revisite l’interprétation traditionnelle du statut de la religion et du divin chez Hegel. Selon l’A., la littérature secondaire a largement passé sous silence l’intérêt que Hegel porta aux diverses religions du monde qu’il examina dans ses Leçons sur la philosophie de la religion. Les commentateurs ont essentiellement focalisé leur attention sur deux moments des Leçons. D’une part, ils se sont penchés sur le premier moment, consacré au concept de la religion, où Hegel examine la nature de la religion, avance sa propre méthode spéculative, et détermine le rapport entre la philosophie et les autres formes du savoir. Ce faisant, l’exégèse a manqué la dimension historique de la réalisation du divin qui s’accomplit parmi les peuples. D’autre part, le second pan de la littérature n’a pris en considération que le dernier moment de ces mêmes Leçons, celui dédié au christianisme. Elle estime que la défense de Hegel en faveur du christianisme constitue un moment qui se suffit à lui-même et que les autres religions sont subsidiaires.
À rebours de cette tendance, l’A. examine dans le détail ces diverses religions du monde réunies sous le moment de « la religion déterminée », étape de la particularisation du divin. Ce moment est divisé en deux parties : les religions de la nature d’un côté (comme moment de la conscience), et de l’autre les religions de l’esprit (comme moment de la conscience de soi). Les religions naturelles, dans lesquelles le divin est un objet de la nature, contiennent le stade magique, ensuite les trois religions orientales que sont la religion chinoise, l’hindouisme et le bouddhisme, et enfin les trois religions transitionnelles formées par le zoroastrisme, la religion syrienne et la religion égyptienne. Les religions de l’esprit, quant à elles, sont le judaïsme, le polythéisme grec et le polythéisme romain. La thèse générale de l’A. est qu’il est primordial d’étudier ce moment fini de particularisation du divin afin de saisir pour quelle raison Hegel en arrive à penser le christianisme comme la religion vraie et libre. Le développement historique des autres religions renferme un double développement logique par lequel le divin et l’humanité atteignent ensemble la liberté de la conscience de soi par un affranchissement progressif à l’égard de leur aliénation initiale.
Mais quel est donc l’objet de cette logique suivant laquelle Hegel organise ses Leçons ? D’après l’A., les religions du monde se développent historiquement en parallèle au développement de l’esprit. Dès lors, si au travers de la réalisation historique de l’Esprit, c’est également la liberté humaine qui s’approfondit, alors le développement des religions participe de plein droit de ce processus de libération des peuples. La réalisation du divin épouse la réalisation de la liberté humaine. Dans ce cadre, l’A. passe en revue les diverses religions et cherche à comprendre la nature de la liberté qu’elles atteignent au cours de l’histoire. Toutefois, c’est avec le christianisme, par la Révélation, que l’humanité saisit sa propre valeur infinie et absolue, et que le divin lui-même se sait et est esprit. Certes le judaïsme et les polythéismes grec et romain franchissent la forme de la conscience de soi, mais seulement de manière encore inadéquate. Ce n’est qu’avec le christianisme que la réconciliation se produit concrètement, car les hommes sont conscients d’eux-mêmes en tant qu’ils sont pleinement reconnus comme libres par Dieu qui se fait homme parmi les hommes.
Enfin, du point de vue de la méthodologie, l’A. mobilise, outre les Leçons sur la philosophie de la religion, l’ensemble du corpus hégélien afin de déterminer la relation entre l’histoire des peuples et leur conception du divin ainsi que les évolutions de Hegel à ce sujet. Ensuite, il s’intéresse, pour chacune des religions, aux diverses sources dont Hegel disposait et qu’il mobilisa. À ce titre, l’A. rappelle que le XIXe siècle signe l’émergence de l’orientalisme et que Hegel est un témoin privilégié de cet essor qui voit naître en Europe un intérêt prégnant pour les autres cultures. Hegel, à titre d’exemple, a pris position en faveur de Creuzer qui soutenait que les origines du christianisme et du judaïsme peuvent être trouvées dans l’Inde ancienne. En conclusion, l’A. soutient que Hegel fut l’un des premiers à considérer l’importance d’autres religions que le christianisme, et en particulier les religions non occidentales. Ainsi, Hegel « a anticipé les développements de notre monde moderne, reconnaissant le besoin d’un dialogue religieux qui va au-delà du Christianisme » (p. 303).
Remy RIZZO (Université de Liège)
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Pour citer cet article : Remy RIZZO, « Jon STEWART, Hegel’s Interpretation of the Religions of the World: The Logic of the Gods, Oxford, Oxford University Press, 2018 », in Bulletin de littérature hégélienne XXIX, Archives de Philosophie, tome 82/4, Octobre-décembre 2019, p. 815-852.
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Raisons politiques, n° 61, février 2016, « La reconnaissance. Lectures hégéliennes », Charlotte EPSTEIN & Thomas LINDEMANN (dir.), Paris, Presses de Sciences Po, 2016, 173 p.
Cet ensemble composé de six articles est le fruit de rencontres internationales dont le thème était « La dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel et la lutte pour la reconnaissance dans les relations internationales ». Elles furent organisées au CERI les 17 et 18 juin 2014. Les auteurs partent du constat que la dialectique du maître et de l’esclave développée par Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit (1807) n’a pas fait l’objet d’un vif engouement des philosophes politiques contemporains. Certes, on doit accorder aux travaux d’Axel Honneth le grand mérite d’avoir placé la lutte pour la reconnaissance au cœur même des conflits sociaux. Toutefois, on se souviendra aussi que Honneth a surtout ravivé la pensée d’un certain Hegel, celui d’Iéna et des écrits précoces, en particulier son Système de la vie éthique (1802-1803) et sa Realphilosophie (1803-1804). En conséquence de quoi, comme le rappellent Epstein et Lindemann dans leur introduction, la conception honnéthienne de la lutte pour la reconnaissance est largement arrimée à un normativisme qui oriente vers la résolution des conflits, vers l’entente, vers « la réussite de la reconnaissance (p. 9) ». C’est en raison de ce caractère téléologique que les auteurs soulignent les limites de la théorie de Honneth. En effet, cette dernière s’épuise dès lors qu’il s’agit de rendre compte d’une conflictualité dont il n’est pas difficile d’observer qu’elle n’aboutit pas à un accord entre les belligérants (les exemples dans l’actualité sont nombreux). C’est alors que la dialectique du maître et de l’esclave entre en scène. D’après les auteurs, cette dialectique se révèlerait plus apte à saisir l’aspect antagonique des luttes pour la reconnaissance qui traversent tant les collectivités d’un pays que les pays entre eux : « C’est bien le Hegel de la Phénoménologie de l’esprit qui nous livre des concepts clefs d’une reconnaissance proprement antagonique » (p. 11).
L’étude de Haud Guéguen consiste en une mise au point éclairante sur la position d’Axel Honneth, son rapport à Habermas – l’auteur parle d’un « harmonicisme habermassien » (p. 40) – et la nécessité d’en revenir au Hegel de 1807 afin de penser ce qu’Emmanuel Renault nomme une « relève d’une logique d’ordre agonistique ». Mais Bernard Bourgeois a bien raison d’insister sur le fait que la dialectique du maître et de l’esclave tient en dix pages seulement, dans une œuvre qui en compte sept cents. Il en appelle donc à une relativisation de l’importance que, depuis Kojève, on a pu attribuer à la thématique de la reconnaissance chez Hegel. Non, la philosophie du maître de Berlin n’est pas une philosophie de la reconnaissance, et oui elle est une philosophie de la réconciliation (Versöhnung). Par conséquent, l’agir interindividuel se voit toujours fondé dans un universel totalisant, et la reconnaissance ne trouve une issue favorable que dans une universalité d’ordre spirituel. Gaëlle Demelemestre revient sur la dimension spécifiquement affective qui anime la dialectique du maître et de l’esclave et que, selon elle, les lectures logiques de Jean-Pierre Lefebvre et Jarczyk-Labarrière ont passée sous silence. Jean-François Kervégan tente magistralement de démontrer en quoi le concept hégélien d’éthicité (Sittlichkeit) parviendrait à dépasser la dichotomie, instaurée par le positivisme juridique, entre le droit et la morale, tout en conservant une différenciation entre ces deux systèmes normatifs. L’auteur offre une fine argumentation qui nous convainc de l’intérêt qu’aurait la philosophie du droit à relire les textes de celui que l’on réduit encore aujourd’hui au rang de simple penseur du Machtstaat. Christian Lazzeri aborde les diverses manières par lesquelles les institutions politiques répondent aux besoins de reconnaissance que leur adressent les différents groupes sociaux. Sa lecture pose trois modalités-types suivant lesquelles les institutions rétribuent la reconnaissance : la propriété expressive de l’institution, son action correctrice, et son activité productrice de reconnaissance. Il examine ensuite comment ces catégories se combinent entre elles. Enfin, Alain Caillé soutient la thèse que ce que les sujets, dans la dialectique du maître et de l’esclave, désirent être reconnu est avant tout leur valeur. De là, il construit un riche dialogue entre Hegel et Marcel Mauss. Et de fait, en tant que valeur, les acteurs de l’échange veulent d’abord que soit reconnue leur capacité à donner. Mais si les luttes pour la reconnaissance respectent, au final, le cycle du donner-recevoir-rendre maussien, un échec de la lutte se cristallise jusqu’au point de devenir une lutte de reconnaissance qui, quant à elle, tourne autour de la séquence ignorer-prendre-refuser-garder : « La lutte à mort peut (re)commencer » (p. 112).
Remy RIZZO (Université de Liège)
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Pour citer cet article : Remy RIZZO, « Raisons politiques, n° 61, février 2016, « La reconnaissance. Lectures hégéliennes », Charlotte EPSTEIN & Thomas LINDEMANN (dir.), Paris, Presses de Sciences Po, 2016 » in Bulletin de littérature hégélienne XXVII, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 773-802.