Auteur : Ricardo Crissiuma

Marcos NOBRE, Como Nasce o Novo [Comment naît le nouveau], São Paulo, Todavia, 344 p.

Como Nasce o Novo parvient à combiner de façon remarquable une traduction annotée d’un texte classique – l’introduction de la Phénoménologie de l’Esprit (PhE) – et une contribution originale et stimulante au débat politico-philosophique contemporain. L’auteur souligne qu’il s’agit non seulement de traduire et de commenter l’introduction de la PhE, mais aussi de jeter les bases de trois programmes de relecture : celui de la PhE, celui du développement de la philosophie de Hegel, et celui de la théorie critique. Malgré l’ampleur du dessein, Nobre ne néglige ni la rigueur ni le souci analytique. Au contraire : la volonté de lire Hegel mot à mot anime le propos actualisateur.

Le pilier sur lequel reposent ces programmes de travail n’est autre que la promotion de l’introduction de la PhE au statut d’« emblème de la méthode et de la philosophie de Hegel » (p. 9). En s’écartant des interprétations qui déchiffrent la PhE soit à partir des écrits antérieurs, soit à partir de ceux qui l’ont suivie, Nobre nous invite à une lecture qui s’appuie sur ses « conditions de production » (p. 14), en tenant compte du moment de sa rédaction : l’entrée de l’armée de Napoléon à Iéna, la modernité « sur ses épaules » (p. 112, 157).

Ce mode d’appréhension se justifie, selon Nobre, par la leçon centrale qui émerge de l’introduction. La « représentation naturelle », interprétée comme la représentation la plus avancée de la modernité, doit être dépassée par l’expérience réfléchie (p. 148-152). Surmonter la représentation naturelle revient à lever les « blocages auto-imposés » par la philosophie kantienne, ce qui veut dire abandonner toute immédiateté et saisir l’époque par la pensée. Cette attitude théorique présente aussi une dimension pratique : la « voie du désespoir » ne serait pas seulement celle du doute épistémologique, mais aussi celle du doute qui s’étend à la forme de vie de l’Allemagne au seuil de la modernité (p. 157). Nobre jette également les bases d’un programme de lecture de la PhE dans son ensemble. Il invoque le fait que l’introduction fut rédigée avant le reste du livre pour suggérer qu’elle fonctionne et doit être conçue comme l’« idée du projet et du programme de la PhE ». Il réfute au passage la thèse du manque d’unité de l’œuvre : le caractère prétendument inconciliable entre l’expérience et l’absolu se dissipe à mesure que ce dernier se trouve interprété comme le processus de justification d’une nouvelle forme de vie.

Nobre soutient aussi qu’au-delà de la PhE, cette clef de lecture de l’articulation entre la philosophie et le diagnostic sur le temps présent nous lègue un programme d’interprétation du développement de la pensée de Hegel. Pour lui, la grande inflexion, après la PhE, ne provient pas tant de la Logique que de l’Encyclopédie. En 1817, Hegel réagit à un changement de la « configuration historique » du fait de la Restauration et en vient à remodeler sa philosophie. Il s’agit d’un nouveau modèle de philosophie qui répond à un nouveau diagnostic sur l’époque. L’impulsion des années d’Iéna, qui mettait l’accent sur le moment de l’expérience et de la subjectivité, cède la place, avec la défaite de Napoléon, à la décision de veiller à la préservation des acquis sédimentés au niveau institutionnel (p. 157).

Enfin, en partant de cette distinction entre deux modèles de philosophie chez Hegel – phénoménologique et encyclopédique –, Nobre propose un ample essai de relecture de la Théorie critique, qui lui permet de prendre position sur ses diverses orientations. Il juge qu’il y a une bifurcation entre le « reconstructivisme » et la « subjectivation de la domination » (p. 75 sq.). Selon lui, le tournant reconstructif, positif dans son principe, finit par s’égarer quand il se détache de l’effort visant à établir un diagnostic sur le temps présent. Ce mouvement amène à une perte du lien avec l’expérience des sujets, en déconnectant la philosophie des potentiels émancipateurs du temps présent. Reprendre le diagnostic sur l’époque en le centrant sur la subjectivation de la domination permettrait de rétablir le lien entre la théorie critique et les impulsions de la société, au lieu de la laisser dépendre de la seule décision du théoricien. Sans aucun doute, comme commentaire et traduction, le livre de Nobre, qui tire parti du renouvellement récent des études hégéliennes, deviendra une référence importante. Il reste cependant à savoir si ces trois ambitieux programmes de lecture passeront avec succès l’épreuve d’une pleine exécution.

Ricardo CRISSIUMA (CEBRAP, Saõ Paulo)

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Pour citer cet article : Ricardo CRISSIUMA, « Marcos NOBRE, Como Nasce o Novo [Comment naît le nouveau], São Paulo, Todavia », in Bulletin de littérature hégélienne XXIX, Archives de Philosophie, tome 82/4, Octobre-décembre 2019, p. 815-852.

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